Voici la critique du Télérama du 3 mars sur l'exposition Domenico Theotokopoulos 1900 :
Ils ont raté le Grec moderne Le maître du Siècle d'or espagnol, dont la liberté préfigure Picasso ou Bacon, mal servi par l'exposition bruxelloise
Est-ce parce qu'il a été redécouvert au début du XXe siècle, après trois cents ans d'oubli, que Domenico Theotokopoulos (1541-1614), dit Le Gréco, est un artiste à cheval entre deux mondes ? D'un côté l'Espagne catholique du Siècle d'or, où le peintre natif de Crète s'installe en 1577 et où il est considéré comme le chef de file de l'école espagnole. De l'autre, l'Europe du XXe siècle qui l'a "réinventé", voyant en lui le génial précurseur de l'art moderne. Il est vrai que la dislocation des visages et des corps, les couleurs phosphorescentes et les lumières surnaturelles de sa peinture, surtout tardive, évoquent tout autant Picasso que Bacon ou, plus récemment, Garouste.
Cette ambivalence chronologique convient parfaitement à ce personnage au parcours singulier, né en terre de tradition byzantine, initié à la peinture d'icônes, puis formé à Venise dans le cercle de Titien et du Tintoret, puis à Rome, avant de quitter l'Italie et de devenir l'artiste le plus prisé du clergé et d'une certaine élite castillane. On perd vite pied — et tant mieux — devant sa peinture de plus en plus radicale, intellectuelle, chamboulant les compositions religieuses en un monde vertigineux qui nous aspire de sa pesanteur.
Hélas, l'exposition bruxelloise, organisée par le musée Gréco de Tolède (fermé pour travaux), brouille les pistes déjà complexes. En voulant raconter la genèse du musée tolédan — ouvert en 1910 par les "découvreurs" du Gréco — en y ajoutant un chapitre mal ficelé sur l'atelier du peintre, le parcours mêle, pour commencer, quelques rares véritables Gréco à une quinzaine de copies d'époque, de versions ultérieures et de tableaux XIXe... Puis, histoire d'emmêler encore plus le visiteur, l'exposition propose un splendide Saint-Sébastien prêté par le Prado, datant de 1610-1614 (soit l'ultime période, apogée de "l'étirement du style") avant de repartir sur les débuts vénitiens et d'évoquer par des copies les pièces maîtresses intransportables (L'Enterrement du comte d'Orgaz). Une trentaine de vrais Gréco consolent, in fine, de ce ratage désolant. Parmi eux, treize tableaux (L'Apostolat) en partie inachevés, où la disproportion des membres, l'opalescence des peaux, la déformation des visages disent l'incroyable liberté — sinon modernité — d'un peintre qui invente le mouvement en rémanence, tel un songe qui s'échappe lorsqu'on cherche à se le remémorer."
Exposition jusqu'au 9 mai au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles. Catalogue aux éditions Bozar, 200 pages.
_________________ "L'Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir" (message de l'amiral Nelson à Trafalgar)
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