Question très intéressante ! La sensibilité envers le patrimoine au XVIIIème siècle est en effet très contrastée.
Première constatation qui concerne le patrimoine religieux : le début de déchristianisation que connaît cette époque en fait une période de transition entre le respect dû au sacré, qui avait assuré la conservation scrupuleuse des bâtiments et de leurs trésors, et le sentiment esthétique qui guidera les efforts de conservation du XIXème siècle, d'où un certain flou sur l'attitude à adopter envers ce patrimoine, et qui explique peut-être en partie le dégoût vis-à-vis du gothique.
Deuxième constatation : la notion de patrimoine national, commun n’existe pas : au gré des besoins, on transforme, on aliène, on détruit ; quelques exemples :
- La vaisselle d’or ou d’argent fondue à plusieurs reprises quand les besoins financiers sont trop pressants. Les révolutionnaires qui fondent les bronzes des statues ou récupèrent comme métaux les cuivres et plombs des cercueils de Saint-Denis y ajoutent la dimension idéologique, mais au fond, ils reproduisent une attitude banale au XVIIIème, et ce qui nous semble aujourd’hui inadmissible n’était pas ressenti comme tel alors.
- La monarchie elle-même n’hésite pas à vendre ses châteaux (Chambord au maréchal de Saxe), ou à carrément les abandonner à la ruine ou à les détruire (château de Madrid au bois de Boulogne en 1787 par exemple). Versailles est transformé en permanence, au besoin en sacrifiant de véritables joyaux (l’escalier des Ambassadeurs sous Louis XV).
Comment alors s’étonner du sort de Cluny, qui sert de carrière de pierre sous le Consulat ?
Inversement, des précurseurs étaient déjà très sensibles à la nécessité de préserver le patrimoine, comme
François-Roger de Gaignières (1644-1715). Son rôle est admirablement relevé par Laure Beaumont-Maillet, dans le texte ci-dessous, à l’occasion de la présentation du projet de numérisation de sa collection par la BNF, présenté aux Journées professionnelles des 24 et 25 janvier 2002.
Citer :
Depuis son âge le plus tendre, Gaignières s’intéressait à l’histoire en général, et à la généalogie des grandes familles en particulier. Il acquit rapidement une solide réputation d’érudit, réunissant ou faisant copier des documents, des sceaux, tout ce qu’il pouvait découvrir de monuments funéraires et de vitraux dans les églises, de tapisseries dans les châteaux, de blasons dans les chartriers. Habitué à vivre dans le grand monde [...], il utilisait ses relations pour constituer sa collection. Il partait en campagne avec son valet de chambre paléographe [...] et avec son dessinateur, Louis Boudan. Chaque fois qu’il repérait un monument, un vitrail, un tombeau, une vue de ville ou de château qui lui semblait de quelque intérêt, il en faisait faire une esquisse sur le lieu même, que Boudan mettait au net en rentrant à Paris. Afin de rendre ses voyages plus fructueux, Gaignières se munissait de recommandations ministérielles auprès des intendants de provinces. Mais ceux qui comprirent le mieux les services que Gaignières pouvait rendre à l’histoire et à l’archéologie furent les Bénédictins de Saint-Maur. Ils lui apportèrent le concours le plus empressé en recueillant pour lui gravures, jetons, documents… Gaignières fréquentait assidûment les réunions savantes des Bénédictins de Saint-Germain-des-Prés, et y rencontrait Mabillon, qui en était l’âme. Gaignières réussit à rassembler dans son logement de l’hôtel de Guise [...] puis dans sa maison de la rue de Sèvres, une collection considérable, qui se divisait en plusieurs branches : costumes, portraits tapisseries, sceaux, mais surtout tombeaux, vues de monuments et de villes.
On ignore quel était son but profond. L’hypothèse a pu être avancée qu’il rêvait d’écrire une histoire des rois de France, composée non seulement de textes, mais aussi de documents figurés, et que la difficulté matérielle de mener à bien un tel projet le fit renoncer à Bibliothèque nationale de France l’entreprendre. Il est à signaler l’usage que fit Bernard de Montfaucon de ses recueils : les trois quarts des planches de ses Monuments de la monarchie française (1729) en sont tirés.
A défaut de laisser un ouvrage fondamental, Gaignières avait réussi à constituer un vaste musée à la disposition du public, parisien ou de passage. Quiconque avait besoin de consulter ses portefeuilles était accueilli avec bienveillance et courtoisie. La réputation de ce musée était très étendue, et les guides de voyageurs en recommandaient la visite.
Aujourd’hui la démarche de Gaignières, qui a dressé en quelque sorte un état du patrimoine de la France autour de 1700, nous paraît d’une incroyable modernité : elle préfigure ce qu’est l’Inventaire des monuments et richesses d’art de la France. Il fit à Louis XIV, en 1703, par l’intermédiaire de Pontchartrain, cette proposition surprenante : créer un office royal d’inspecteur des monuments historiques. Pénétré de douleur à la vue de l’état d’abandon dans lequel se trouvaient les vestiges du passé (y compris, fait tout à fait inhabituel pour son siècle, les témoins de l’art médiéval, qu’on regardait alors comme le produit de l’ignorance et de la barbarie) il rédigea un mémoire dans lequel il exposait tout un plan de conservation pour les monuments remarquables. Il préconisait de convertir en un service public pérenne, nanti de la protection officielle et, cela va sans dire, de moyens accrus, la mission qu’il avait accompli en simple amateur, avec des ressources bornées. Mais la rigueur des temps (on était alors en pleine guerre de Succession d’Espagne) anéantit ce rêve. Il fallut attendre le XIXe siècle pour voir se créer, en 1837, un Comité historique des Arts et Monuments. On ne pourra que constater le caractère prémonitoire du projet de Gaignières, qui occupe donc une place éminente dans l’histoire de notre patrimoine.
A l’autre extrémité de la période,
Antoine Quatremère de Quincy participe à la campagne pour sauver la Fontaine des Innocents lors de la fermeture du cimetière parisien, en 1787 :
Citer :
Que deviendrait l’histoire des arts si les édifices dépositaires du génie de chaque siècle, au lieu d’acquérir en vieillissant cette vénération publique qui doit les rendre sacrés, se trouvaient condamnés, comme les productions éphémères de la mode, à ne paraître un jour que pour faire place à ceux du lendemain ?
(Cité par A Chastel, La notion de patrimoine, in Les lieux de mémoire, La Nation, tome II, pages 405-450, dir. P. Nora, Gallimard, 1986)
Idée qu’il reprend en 1815 dans
Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art :
Citer :
« L’idée de l'ancienneté imprime aux monuments, comme aux hommes, un caractère de respect et de vénération. Nous admirons en eux celle prédilection du sort qui les a sauvés de la main du temps ; ils nous semblent privilégiés ; le fait seul de leur conservation les rend pour nous des objets merveilleux ».
C’est lui qui est chargé de transformer l’église Sainte-Geneviève en Panthéon ; heureusement, pourrait-on dire, car aujourd’hui encore, beaucoup de visiteurs la prennent pour une église, hommage posthume quoiqu’inconscient à son action.