Quelques pistes et exemples (mais ce n’est pas un plan...) pour nourrir votre réflexion, sur un sujet qui me paraît très difficile à traiter (d’après ce que j’ai compris, vous êtes en première année d’histoire, ce sujet me semble bien ambitieux pour ce niveau).
Sur l’intitulé du sujet d’abord :
« Etre artiste dans l’Europe Baroque » introduit assez clairement, il me semble, une logique spatiale dans cette étude ; il faut donc définir ce qu’est l’Europe baroque, et ce n’est pas facile...
Stricto sensu, le baroque s’est surtout manifesté en Italie, bien sûr, avec Rome comme centre de diffusion, en Espagne, en Europe centrale, et dans les Pays-bas espagnols (Anvers en particulier). Mais les frontières ne sont pas étanches aux influences artistiques (il faudra y revenir), et le classicisme français peut être considéré comme une forme du baroque. Même chez Rembrandt, il y a de l’artiste baroque.
Quant à « Etre artiste » dans l’Europe baroque, le sujet est tellement vaste qu’il donne le vertige, car, sans précision complémentaire, il recouvre tout le champ artistique, de la peinture à l’architecture et à la sculpture, en passant par la musique et pourquoi pas la littérature... ces deux derniers domaines dépassant mes compétences, je me limiterai aux trois premiers ; heureusement, plusieurs artistes sont « multicartes », à la fois peintres et architectes, ou aussi sculpteurs, comme Bernin ou Pierre de Cortone.
Dans ce cadre, je vois trois thèmes possibles, tournant autour de la création artistique, mais il y en a sûrement d’autres :
Les conditions matérielles:
Les grands programmes décoratifs initiés par les princes laïcs ou ecclésiastiques imposent aux artistes les plus demandés une organisation rigoureuse en ateliers: par exemple, l’atelier de Rubens à Anvers, où les peintres reproduisaient grandeur nature les modèles peints à l’huile sur bois par le maître, avant que celui-ci ne pose la touche finale ; ainsi 1/3 des 1400 références du catalogue de Rubens sont en fait des esquisses de ce type. Une spécialisation des tâches était aussi appliquée : des paysagistes, des peintres animaliers, des peintres de fleurs complétaient les parties du tableau correspondantes. Enfin, des graveurs permettaient une diffusion très large des oeuvres et firent beaucoup pour la renommée de Rubens, véritable artiste-entrepreneur.
Le rôle des mécènes privés est également très important, et peut se révéler complémentaire des commandes officielles: par exemple, le marquis Vincenzo Giustiniani était un des plus grands collectionneurs du début du XVIIème siècle et soutint sans restriction le Caravage : lorsque son Saint-Matthieu fut refusé par les prêtres de Saint-Louis-des-Français, son achat de la toile sauva la carrière du peintre. On peut aussi citer à Rome les cardinaux Scipion Borghèse, Aldobrandini, et la collection de 139 tableaux du maréchal de Créqui, ambassadeur à Rome, dont le retour en France en 1639 lança la mode du mécénat privé (voir les fameuses collections de Richelieu, Mazarin, ou encore celle du secrétaire d’Etat la Vrillière, construite autour du peintre bolonais Guido Reni). Le mécénat privé induit aussi un clivage religieux/profane, les commanditaires, même ecclésiastiques n’hésitant pas à introduire dans leur intimité des scènes de genre, des sujets historiques, des natures mortes ou des paysages, diversifiant ainsi la production (ex : l’Enlèvement des Sabines de P. de Cortone pour les Sacchetti, banquiers florentins, ou encore les « quadri di Stanzi » du Caravage, petits portraits à mi-corps, comme Le jeune garçon à la corbeille de fruits).
Le rapport au pouvoir :
La liberté de création qui a caractérisé le XVIème siècle (rappelez-vous Raphaël au Vatican, les rapports de Michel-Ange avec Jules II, ou le Primatice à Fontainebleau) s’efface au XVIIème : le grand mécénat des princes de la Renaissance n’a plus rien à voir avec celui décrit plus haut ; les grandes commandes religieuses soumettent en effet l’artiste à l’idéologie de la Réforme catholique. Le premier texte théorisant clairement les injonctions du Concile de Trente date de 1582 : dans le De pictura sacra, le cardinal Paleotti demande aux peintres de suivre à la lettre les textes de l’Eglise et les injonctions des religieux pour composer leurs oeuvres, qu’on reformula plus souplement vers 1600 en « Docere, movere et delectare » (instruire, émouvoir et plaire). C’est donc la nouvelle fonction, pédagogique et didactique, de l’artiste qui est affirmée, même si la prééminence de l’esthétique gouverne en réalité les rapports artiste/commanditaire : ainsi, Urbain VIII rendant hommage au Bernin juste après son accession au pontificat en 1623 « C’est une grande chance pour vous, Cavaliere, que Matteo Barberini soit devenu pape ; mais nous avons la chance encore plus grande encore, que le Cavalier Bernin vive sous notre pontificat ».
Ce rapport au pouvoir pourrait peut-être permettre d’établir un typologie des artistes en fonction de leur intégration à cette idéologie (je vous fournis quelques exemples dans ce but, mais ils ne suffisent pas pour y parvenir de façon sûre : il faut nourrir cette hypothèse) ; ainsi Rubens ne fut-il pas seulement un exécutant, mais un acteur politique de son époque, et, en établissant une symbiose entre son rôle d’artiste et celui d’ambassadeur, il vécut au coeur du pouvoir.
Le Bernin, cité plus haut, fut lui aussi comblé d’honneur par le pape, ainsi que Diego Velasquez par Philippe IV : le peintre ne fut pas seulement le peintre officiel du roi, mais occupa aussi d’importantes fonctions à la cour.
Par contre, l’indépendance et l’originalité du Caravage lui valurent de nombreux refus (voir plus haut), et les controverses autour de ses oeuvres en firent un artiste maudit, malgré l’admiration qu’il suscitait chez Rubens lui-même, qui le recommanda au duc de Mantoue, qui était alors son mécène (à considérer aussi son caractère instable et violent qui le conduisit au meurtre et à la proscription). Comparable à la peinture trop révolutionnaire du Caravage, l’architecture trop exubérante de Borromini ne lui permit pas de s’imposer face au Bernin, audacieux certes, mais plus consensuel ... et plus courtisan ; celui-ci qualifiait d’ailleurs l’oeuvre de son rival de « libertine et hérétique ». Bernin, pourtant, frisa lui aussi cette accusation avec L’extase de Sainte-Thérèse, oeuvre très proche du quiétisme, courant spirituel très contesté à l’époque. On voit donc que ces artistes baignaient dans l’actualité de leur époque.
Les influences croisées entre ces artistes:
Elles s’opèrent de différentes manières :
Les artistes voyagent beaucoup à travers l’Europe et se rencontraient : par exemple, Velasquez fut le guide de Rubens dans sa visite en Espagne lors de l’ambassade citée plus haut. Inversement, Velasquez fit plusieurs voyages en Italie.
Poussin vécut une grande partie de sa vie en Italie, comme Vouet (entre 1615 et 1627) ; ce dernier de retour en France, ouvrit un grand atelier où il adapte en France la manière italienne.
Paul Brill (1554-1626) intègre à l’occasion d’un long séjour à Rome la technique du paysage flamand à la peinture italienne.
Parfois, la greffe ne prend pas, malgré le prestige de l’artiste : en témoigne l’échec du Bernin en 1664 à Paris, quand son projet pour la colonnade du Louvre est refusé.
L’artiste pouvait être lui-même un collectionneur : la maison de Rubens à Anvers était un véritable musée, visité par les puissants : l’Infante Isabelle, Marie de Médicis, le cardinal Spinola, le roi de Pologne Sigismond... Ses collections servaient ainsi de catalogue d’idée, non seulement aux peintres de son atelier (dont certains feront de grandes carrières, comme Van Dyck, Snyders ou Jordaens), mais aussi aux artistes, venus de toute l’Europe, qui l’ont visité comme on vient en pèlerinage, jusqu’à sa mort.
Cela nous amène à parler des héritages de ces artistes au-delà de leur mort ; il n’était pas besoin d’ouvrir une école pour assurer une postérité : ainsi, Carrache qui a formé de nombreux peintres n’a pas eu de rayonnement après sa disparition, alors que Caravage, qui n’a jamais formé un seul élève, fut à l’origine d’un puissant et durable courant stylistique.
_________________ Tous les désespoirs sont permis
|