Cet après-midi, sur la chaîne Histoire, l'émission "Historiquement Show", animée par Michel Field, est consacrée à Céline. Y participent entre autre Frédéric Vitoux, auteur d'une biographie-référence de l'écrivain et l'avocat de la veuve de Céline et président de la société des études céliniennes. Initialement, les interlocuteurs discutent de l'origine de l'antisémitisme célinien: son père d'abord, l'antisémitisme est une tradition familiale chez les Destouches comme on l'a dit plus haut. Vitoux souligne qu'un des personnages de "Mort à Crédit" est la caricature du père de Céline, antisémitisme inclus, et que l'écrivain dévoile clairement l'antisémitisme du personnage comme étant la revanche d'un raté: ce personnage, prototype du petit bourgeois étriqué, est ce genre d'individu qui ratent tout dans leur vie mais attribuent leurs ratages professionnels répétés aux juifs au lieu d'accepter d'y voir la conséquence de leur incompétence et de leur médiocrité. Ce qui est paradoxal est que, après avoir démystifié ce fonctionnement du juif comme bouc émissaire des ratés dans ce roman, Céline repart à fond dans la mystification antisémite dans ses pamphlets peu de temps après: il y voit clair pendant un moment, puis il retombe à pieds joints dans le fantasme paranoiaque et dans l'aliénation collective. Pourquoi? Vitoux et les autres participants soulignent l'incompréhensibilité fondamentale de Céline, son incohérence psychologique, son illogisme, son réseau d'inextricables contradictions internes. Un des critiques céliniens cité, Obadia, dit même :''plus j'étudie Céline, moins j'y comprends quelque chose".
Outre la tradition familiale, un autre déterminant essentiel de l'antisémitisme de LFC est le pacifisme. L'écrivain a fait la PGM, et même si l'épisode de la trépanation est inventé, cette expérience a laissé des traces profondes chez lui, et de ce trauma fondateur, le Voyage est l'expression cathartique. Dans les années 30, les juifs pour Céline sont les gens qui sont en train de préparer la DGM; il l'a dit et répété: "j'ai fait la PGM pour l'Alsace-Lorraine, je ne ferai pas la DGM pour les juifs". Les titres "saignants " des pamphlets: "Bagatelles pour un massacre", "l'Ecole des cadavres", ne font pas référence au massacre ou aux cadavres des juifs mais aux morts de la guerre. Autre moteur de l'antisémitisme de LFC: l'antisoviétisme. Pour l'écrivain, le communisme est une entreprise juive. Comme beaucoup d'intellectuels de l'époque, il a fait son voyage en URSS, et il en est revenu très choqué par ce qu'il a vu; il ne faut pas oublier que la moitié de "Bagatelles" est consacré à son séjour à Léningrad. C'est parce qu'il a peur que la "sinistre société carcérale" communiste s'étende à toute l'Europe que Céline préconise, pour y faire obstacle, une alliance militaire franco-allemande.
Tous les interlocuteurs sont d'accord pour relativiser l'impact de l'antisémitisme de Céline sur l'opinion française: l'excessivité même des pamphlets fait qu'ils ne sont pas pris au sérieux par les antisémites "sérieux", bourgeois respectables, intellectuels et écrivains consacrés. En fait, la grossièreté et l'hystérie de ces textes gêne ces antisémites "normaux"; un journaliste de l'époque écrit que ces textes sont tellement mal embouchés, tellement délirants qu'il "ne pouvait même pas défendre ce livre (Bagatelles pour un massacre) dans la presse d'extrême-droite." Les Allemands aussi sont gênés par ce soutien embarrassant d'un écrivain incontrôlable et n'en font pas état publiquement. Des écrivains à succès de l'époque (Morand, Gide, Lacretelle, Simenon, Jouhandeau, Drieu etc) disent sur les juifs des choses tout aussi radicales que Céline mais ils s'expriment dans une langue académique, sur un ton mesuré, sans argot, sans grossièretés. Muray oppose "l'antisémitisme hurlé" de Céline à "l'antisémitisme murmuré" de ces antisémites "de bonne compagnie". Les excès de langage de Céline l'énergumène desservent plutôt la cause antisémite qu'ils ne la servent. Des écrivains comme Gide reçoivent ces pamphlets comme une grosse blague ("BAGATELLES" pour un massacre) et y voient avant tout une satire, "une charge énorme", un texte comique. Ces pamphlets ayant été publiés avant la guerre, et donc avant la shoah, ils ne suscitent pas vraiment de réactions d'indignation, l'antisémitisme n'apparait pas si grave à l'époque, au pire, on les trouve juste excessifs et de mauvais goût. Un des intervenants insiste à juste titre sur le fait qu' "on ne lit pas BPM en 38 comme en 48". Des hommes de gauche de l'époque, comme Guillemin (exégète de Victor Hugo), défendent ces pamphlets, les trouvent très amusants.
Les commentateurs soulignent ce que j'avais développé plus haut: le juif, chez Céline, est une entité sans base réelle, une catégorie délirante qui n'a plus grand'chose à voir avec son référent concret. Cette déréalisation se révèle par la transposition du juif en chinois après la guerre: dans les années 50, ce sont les chinois qui prennent la place des juifs comme obsession phobique de l'écrivain, ce sont eux qu'il voit comme devant envahir l'Europe et accomplir la disparition des Européens. Je l'avais mentionné plus haut, l'antisémitisme de Céline est un délire au sens propre du terme: il voit des juifs partout, même Hitler est juif. L'écrivain collaborateur Ramon Fernandez raconte qu'assistant avec Céline à un défilé de la Wehrmacht dans les rues de Paris, celui-ci , après avoir exprimé sa haine des Allemands, se serait répandu en commentaires virulents sur le physique peu aryen des soldats, "tous des juifs".
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