Ceci n'engage que moi, j'ai un petit faible pour Corneille, Molière, Racine, Alfred de Musset, Victor Hugo, Edmond Rostand. Voici du Corneille de mémoire :
SCÈNE III - LE COMTE, DON DIÈGUE
LE COMTE Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi Vous élève en un rang qui n'était dû qu'à moi, Il vous fait gouverneur du prince de Castille.
DON DIÈGUE Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez Qu'il sait récompenser les services passés.
LE COMTE Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes : Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ; Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans Qu'ils savent mal payer les services présents.
DON DIEGUE Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite ; La faveur l'a pu faire autant que le mérite, Mais on doit ce respect au pouvoir absolu, De n'examiner rien quand un roi l'a voulu. A l'honneur qu'il ma fait, ajoutez-en un autre : Joignons d'un sacré noeud ma maison à la vôtre ; Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils. Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis ; Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.
LE COMTE A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ; Et le nouvel éclat de votre dignité Lui doit enfler le coeur d'une autre vanité. Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince ; Montrez-lui comme il faut régir une province, Faire trembler partout les peuples sous la loi, Remplir les bons d'amour, et les méchants d'effroi. Ajoutez à ces vertus celles d'un capitaine : Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine, Dans le métier de Mars se rendre sans égal, Marcher des jours entiers, et les nuits à cheval. Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait, Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.
DON DIEGUE Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, Il lira seulement l'histoire de ma vie. Là, dans un long tissu de belles actions, Il verra comme il faut dompter des nations, Attaquer une place, ordonner une armée, Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.
LE COMTE Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir ; Un prince dans un livre apprend mal son devoir. Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années, Que ne puisse égaler une de mes journées ? Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui, Et ce bras du royaume est le plus ferme appui. Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille ; Mon nom sert de rempart à toute la Castille : Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois, Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois. Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire, Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire : Le prince à mes côtés ferait dans les combats L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ; Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ; Et, pour répondre en hâte à son grand caractère, Il verrait ...
DON DIÈGUE Je le sais, vous servez bien le roi, Je vous ai vu combattre et commander sous moi : Quand l'age dans mes nerfs a fait couleur sa glace, Votre rare valeur a bien rempli ma place ; Enfin, pour épargner les discours superflus, Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus. Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence, Un monarque entre nous met quelque différence.
LE COMTE Ce que je méritais, vous l'avez emporté.
DON DIÈGUE Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité
LE COMTE Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.
DON DIÈGUE En être refusé n'en est pas un bon signe.
LE COMTE Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.
DON DIÈGUE L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
LE COMTE Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre age.
DON DIÈGUE Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.
LE COMTE Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.
DON DIÈGUE Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.
LE COMTE Ne le méritait pas ! Moi ?
DON DIÈGUE Vous.
LE COMTE Ton impudence, Téméraire viellard, aura sa récompense. Il lui donne un soufflet.
DON DIÈGUE Achève, et prends ma vie après un tel affront, Le premier dont ma race ait vu rougir le front.
LE COMTE Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?
DON DIÈGUE Ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !
LE COMTE Ton épée est à moi, mais tu serais trop vain, Si ce honteux trophée avait chargé ma main. Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l'envie, Pour son instruction, l'histoire de ta vie ; D'un insolent discours ce juste châtiment Ne lui servira pas d'un petit ornement.
SCÈNE IV - DON DIÈGUE
DON DIÈGUE Ô rage ! ô désespoir ! ô viellesse ennemie ! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? Mon bras qu'avec respect tout l'Espagne admire, Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ? Ô cruel souvenir de ma gloire passée ! Oeuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d'où tombe mon honneur ! Faut-il de votre éclat voir triompher le comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ? Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ; Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ; Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne. Et toi, de mes exploits glorieux instrument, Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense, M'as servi de parade, et non pas de défense, Va, quitte désormais le derniers des humains, Passe, pour me venger, en de meilleurs mains.
(Corneille, Le Cid, acte I, scènes 3 et 4)
_________________ "L'Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir" (message de l'amiral Nelson à Trafalgar)
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