Ce n'est pas mon livre préféré. D'ailleurs, il ne s'agit pas d'un roman. Toutefois, "La Confusion des sentiments" de Stefan Zweig (1927) est une belle nouvelle appréciée de Freud et pour laquelle j'avais pris quelques notes que voici (que tous ceux qui n'ont pas encore lu cette nouvelle ne lisent pas la suite):
Âgé de soixante ans, un universitaire se souvient d'une séquence de sa vie qui l'a particulièrement marqué et a déterminé sa carrière intellectuelle. Fils de proviseur, le narrateur, Roland, 19 ans, rejetait naturellement les études (« Entouré de livres de tous côtés, je méprisais les livres ») jusqu'au jour où il quitta ses études berlinoises d'Anglais pour partir étudier dans une petite université de province du centre de l'Allemagne. Là, lors d'un séminaire [1], il subit un choc, captivé qu'il était par la passion du discours d'un professeur de philologie (« Jamais je n'avais vu pareille chose, un discours qui était tout extase ») qui se promit au demeurant de l'aider dans ses études. Et de fait, l'étudiant, qui habita bientôt dans la chambre sise juste au-dessus de l'habitation de cet enseignant et de sa femme, se mit à dévorer de nombreux livres (« j'étudiais sans arrêt, sans récréation, presque sans sommeil »), mettant parfois, d'un manque de sommeil criant, sa santé en péril. Les relations devinrent peu à peu plus familières et les visites du jeune homme plus fréquentes. Le professeur, sans amis et dont seul le contact avec ses élèves à l'université le reliait au monde extérieur, avait une femme dont la personnalité était aux antipodes de la sienne: âgée d'environ 35 ans selon le narrateur, sportive, elle détestait la lecture, si bien qu'elle entretenait avec son mari des relations très froides. Un jour, Roland, qui avait découvert que le professeur avait jadis abandonné un projet d'écriture d'une Histoire du Théâtre du Globe, se proposa d'aider l'universitaire dans ce difficile travail: il écrirait ce que le professeur dicterait. Le narrateur devint ainsi un intime du couple, partageant avec celui-ci les repas, mais se rendant rapidement compte qu'à chaque fois qu'il se rapprochait intellectuellement de son maître, celui-ci l'en empêchait, le repoussant. Ainsi, si à la page 82 [2], le professeur pose sa main sur celle de son élève en le remerciant de l'aider à écrire ce livre, et s'il pénètre nuitamment à la page 87 dans la chambre de son élève, toutefois est-ce pour lui expliquer qu'il serait préférable qu'ils ne se tutoient dorénavant plus. Un pas en avant, deux en arrière. D'où la confusion des sentiments qui naquit en Roland, passionné par l'esprit par ce professeur qui ne laissait de le rejeter. Trouvant de l'aide auprès de la femme, qui, elle seule, semblait le comprendre, le narrateur se réfugia dans ses bras (page 106). Il apprend en outre qu'elle n'a pas eu de relation sexuelle avec son maître depuis maintes années. Pris de remords (« je baisai la lèvre qui trahissait l'homme que j'aimais le plus au monde ») d'avoir couché avec mais aussi d'avoir écouté sans riposter les secrets les plus intimes du professeur - qui n'avait pas eu de relation sexuelle avec sa femme depuis de nombreuses années -, Roland prend conscience de sa trahison et prépare ses valises. Dans cette tache, le professeur le surprend et, par le silence de son élèves aux questions qu'il lui pose, comprend qu'il a couché avec sa femme. Pourtant, le courroux et la réprimande ne se font pas entendre. Le professeur ne lui explique-t-il pas qu'il la laisse prendre qui elle désire ? L'épilogue confirme le pressentiment du narrateur de l'existence d'un secret chez son professeur: il avoue ses sentiments amoureux à Roland, visiblement troublé (page 112). Servant de « de paravent pour masquer aux yeux de la société la récidive de son penchant » (page 119), la femme ne pouvait donc qu'être étrangère au professeur qui, lors du temps des adieux, avoue à son élève son amour et l'exprime dans un baiser ultime (pages 125 et 126), « un baiser comme je n'en ai jamais reçu d'une femme, un baiser sauvage et désespéré comme un cri de mort ». Si durant ce baiser, son « âme s'abandonnait à lui », toutefois Roland, aux sentiments de nouveau confus, répugnait d'embrasser un homme. Roland, formé par ce professeur qui n'avait in fine jamais fait paraître son livre et qui lui avait transmis le goût du savoir, n'en reçut plus jamais aucune nouvelle. Le professeur est mort, vive le professeur.
1: L'équivalent de nos travaux dirigés actuels, où le professeur est beaucoup plus proche de ses élèves que lors d'un cours magistral. D'ailleurs, Zweig avait déjà critiqué l'éloignement du professeur sur sa "chaire surélevée" dans Le Monde d'Hier. 2: Dans la collection "Livre de poche".
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