Lucius Aemilius a écrit :
Enfin, on dirait que Jésus a été jugé pour trouble à l'ordre public. Le jugement paraît assez sévère. Barabbas semble avoir troublé l'ordre public mais pas de la même manière. Que reproche-t-on réellement à Jésus ? Et pourquoi le évangiles "blanchissent" Pilate et Hérode ?
Les évangiles sont en effet étonnamment assez indulgents envers Ponce Pilate (mais pour Hérode, ça se discute, à mon avis).
Pourtant, Flavius Josèphe, dans Antiquités Judaïques, a dressé de Ponce Pilate un portrait très sévère, pratiquement celui d'un prévaricateur.
Flavius Josèphe a été un général juif, d'abord rebelle à Rome, puis passé du côté des Romains lorsqu'il a réalisé que la rébellion juive en Judée allait dans l'impasse.
Il s'est lié d'amitié avec Vespasien et Titus, futurs empereurs de la dynastie flavienne, dont il a pris le nom, et a été fait citoyen romain.
Dans ses écrits, en particulier Antiquités Judaïques, il s'est attaché à décrire les enchaînements d'événements qui ont conduit à la catastrophe de la destruction du Temple par les Romains, et Ponce Pilate, suggère sans le dire explicitement Flavius Josèphe, est l'un de ces maillons de cette chaîne malheureuse.
J'ai une petite théorie personnelle sur pourquoi les évangiles sont aussi indulgents à propos de Ponce Pilate, et envers les Romains en général, le faisant presque passer pour un converti en secret.
Parmi les manuscrits retrouvés à Qumran en 1947, il y a des copies partielles de livres comme le Livre d'Hénoch et le Livre des Jubilées.
Ces livres étaient déjà connus par la tradition chrétienne, éthiopienne et slavonne principalement, même s'ils ne font pas officiellement partie de la Bible canonique.
Or le Livre d'Hénoch n'a jamais été transmis via la tradition juive rabbinique, et il me semble que jamais elle ne le mentionne.
Ce qui signifie deux choses :
1) qu'au 1er siècle de notre ère, les différentes sectes juives ne reconnaissaient pas toutes les mêmes livres
2) qu'il y a un lien entre la secte qui nous a laissé les manuscrits de Qumran et le christianisme, à travers des livres spécifiques passés de l'une à l'autre.
Je ne suis pas le premier à évoquer un lien entre Qumran et le christianisme, mais généralement les historiens qui évoquent ce lien restent perplexes et ne savent pas trop "quoi en faire".
En particulier, parce que parmi les manuscrits de Qumran, il y a des manuscrits guerriers, comme le Rouleau de la Guerre, qui ne collent pas vraiment avec l'image qu'on se fait du christianisme.
Plus troublant encore, à Massada, une copie du livre "Chant pour le sacrifice du Sabbat", déjà trouvée auparavant à Qumran, a été retrouvée par les archéologues.
Or Massada était la dernière place-forte juive à tomber en 73 J.C. lors de la première guerre judéo-romaine.
Il y avait donc des connexions plutôt mystérieuses entre la secte de Qumran, les derniers rebelles juifs de Massada, et le proto-christianisme.
Mais qu'est-ce qui pourrait expliquer ce lien "contre-nature" ?
Pour ma part, je fais l'hypothèse que le proto-christianisme, loin de se conformer à l'image pacifiste voulue par les évangiles, était en réalité violent et guerrier.
A la réflexion, ce n'est pas si étonnant.
Le mot "christ" est la traduction grecque de mot d'origine hébraïque "messie".
Dans la tradition juive, la venue du messie est indissociable de l'idée de convulsions et de signes annonciateurs de la fin des temps.
Tous les Juifs n'étaient pas forcément à l'aise avec l'idée de messie, en particulier les Pharisiens et à leur suite, le judaïsme rabbinique, de la même façon qu'à notre époque, les gens qui annoncent la fin du monde imminente nous paraissent totalement loufoques.
Le judaïsme rabbinique a donc multiplié les conditions nécessaires à remplir pour que le messie advienne, et c'est précisément un des points d'achoppement entre les Pharisiens et les évangiles.
Plus grave, si le Messie tarde un peu à venir, c'est que peut-être on n'est pas encore au comble des épreuves de la fin des temps. Certains sont alors tentés de lui donner un "coup de pouce" pour hâter la fin des temps.
Concrètement, cela consiste à semer le chaos par diverses rébellions et actes de destruction.
Les mouvements djihadistes de notre époque sont exactement dans cette logique : il s'agit de faire hâter la venue du Mahdi (== Jésus ou un acolyte de Jésus dans la tradition islamique) en plongeant l'humanité dans le chaos.
De manière générale, les mouvements messianiques sont des mouvements souvent considérés comme fauteurs de troubles à l'ordre public, tant aujourd'hui qu'autrefois.
Par conséquent, qu'un proto-christianisme (== un mouvement messianique) ait été violent et fauteur de troubles au 1er siècle en Judée et ailleurs (à Rome par exemple, selon des témoignages d'auteurs romains comme Suétone) n'a rien d'étonnant.
Mais les choses ont changé en 70 J.C. : la rébellion juive, à mon avis, forcément inspirée par l'idée biblique que le messie va venir au dernier moment sauver Israël, a été écrasée par Rome et le Temple détruit, et aucun messie n'est venu in extremis.
C'est à mon avis là que les évangiles interviennent. Il s'agissait de regarder la réalité en face : Rome était bien trop forte, il fallait faire la paix avec les Romains, si possible les convertir de l'intérieur, et plutôt se tourner contre les "vrais" ennemis du mouvement messianique, ceux qui s'y opposaient, c'est-à-dire les Pharisiens.
La mansuétude des évangiles envers Ponce Pilate peut parfaitement se comprendre dans ce contexte : ce n'est pas Ponce Pilate qui a condamné le Christ, ce sont les Pharisiens qui l'ont trompé, ce n'est pas Rome l'ennemi, mais les Pharisiens.
D'autant qu'en 76 J.C., le Pharisien Jonathan Ben Zakkaï a obtenu des Romains l'autorisation de reconstituer le Sanhédrin à Yavné afin de gérer les affaires des Juifs dans l'empire romain.
Pour les mouvements messianiques, après l'impossible venue du messie, c'était la double peine : les Pharisiens avaient l'opportunité de prendre en main les destinées des Juifs de l'empire romain et de leur imposer leurs idées.
Il fallait donc réagir, d'abord en cessant un combat militaire perdu d'avance contre les Romains (c'est le versant pacifiste des évangiles), puis réorienter ce combat idéologiquement contre les Pharisiens pour qu'ils ne soient pas à la tête des Juifs de l'empire romain (d'où les nombreuses diatribes anti-pharisiennes).
Il est tout à fait possible qu'au sein d'un même mouvement idéologique coexistent des guerriers et des pacifistes.
On rencontre ce phénomène dans le soufisme aujourd'hui : contrairement à ce qu'on pense parfois, tous les mouvements soufis ne sont pas forcément pacifistes, beaucoup le sont, mais certains sont violents.
La même chose devait probablement exister au sein de la congrégation religieuse qui a laissé les écrits de Qumran et Massada, qu'on tente de relier aux Esséniens décrits par Flavius Josèphe et Philon d'Alexandrie.
Elle nous a laissé des témoignages d'activisme militaire, alors que Flavius Josèphe et Philon d'Alexandrie décrivent de paisibles contemplatifs.
Flavius Josèphe qui a passé une partie de sa jeunesse dans cette congrégation et la décrit extensivement dans ses ouvrages ne veut probablement pas dévoiler tout ce qu'il sait d'elle aux Romains.