Au temps pour moi, Tristan, veuillez m'excuser, je vous prie.
Je trouve le thème général passionnant, mais très complexe, et il me semble que nous y mêlons beaucoup de choses.
D'abord, une chose : "Dire les faits", qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? "Les faits bruts", "les faits et rien que les faits", n'est-ce pas une illusion ? Même en sciences "dures", il n'existe pas de "faits", il n'existe que des mesures. A fortiori, toute histoire est une reconstruction, une interprétation, ne serait-ce que pour ces seules raisons :
- Elle est écrite par un homme, subjectif
- Elle est écrite dans un langage qui est le langage contemporain de l'homme en question -et le langage impose les concepts.
Mais vous ne vous arrêtez pas à l'idée des faits, Tristan, et continuez sur une idée que, personnellement, je trouve plus fructueuse, celle de la neutralité axiologique. A partir du moment où l'histoire ne peut et ne veut pas être seulement une relation d'évènements épars, mais où elle cherche à faire sens, elle doit intégrer d'une manière ou d'une autre une forme de causalité : "Savonarole, précurseur du protestantisme fut brulé
parce qu'il était jugé comme un hérétique".
Si je la comprends bien, la distinction que vous souhaitez introduire ici, c'est celle du
jugement porté sur un évènement, par ceux qui en sont contemporains, et par ceux qui le relatent plusieurs décennies ou siècles plus tard. Le jugement a en effet cette particularité de consister à la fois en une imputation causale et une évaluation.
Partant de là, je comprends deux choses dans votre exposé : Avec Max Weber, on peut effectivement espérer que l'historien fasse autant qu'il peut la part de la causalité et de l'évaluation, ce qui n'est déjà pas simple. C'est-à-dire préférer : "Savonarole a été jugé pour hérésie", plutôt que par exemple, "Savonarole était un illuminé obscurantiste". Weber dit par exemple que le chef charismatique peut très bien être,
en lui-même, un escroc ou un maitre de l'illusion ; ce qui compte, c'est que ses suiveurs voyaient en lui un homme bénéficiant de la grâce divine. Donc abstenons-nous de porter des jugements fallacieux sur les évènements et les acteurs de l'histoire, sur la base des informations dont nous disposons aujourd'hui, et/ou sur celle de nos convictions, idéologies, croyances, etc. contemporaines et/ou personnelles.
Mais dans ce que vous dites, il y a aussi, me semble-t-il, l'idée que l'historien devrait également tenter de penser, autant que possible, avec les
catégories des acteurs historiques.
Enfin, cela dépend à vrai dire de votre propre système axiologique : Comment voyez-vous vous-même la folie, Tristan ? Si pour vous, "fou" constitue un
jugement de valeur, alors votre discours tombe effectivement dans l'exposé précédent, et vous revendiquez, je crois, une neutralité axiologique : Abstenons-nous d'évaluer aujourd'hui négativement un acteur historique. Et vos dernières remarques font penser qu'effectivement, vous jugez la folie sous un angle normatif.
Mais "fou" peut être aussi un simple constat, un diagnostic, en fait. Un
jugement de fait, et je crois que c'est ce que vous répond dédé. Dès lors, votre discours consisterait à dire : "A partir du moment où la psychologie clinique n'existait pas au Ier s., il nous est interdit de porter un diagnostic pathologique sur Néron." Autrement dit : Nous ne pouvons porter des
jugements de fait qu'à partir des catégories de pensée et de savoir qui sont celles des acteurs historiques eux-mêmes. Lorsque par exemple nous faisons l'histoire de Néron, il nous faut tenter de penser "comme des romains".
Or, cela me semble une exigence très élevée, et pose encore beaucoup d'autres questions épistémiques par la suite. Par exemple : Existe-t-il
vraiment des façons différentes de penser selon les époques ? Les épistémés, c'est une hypothèse de Foucault. Mais après tout, lorsqu'on lit Platon ou même Homère, on n'est pas
si largué que ça : Peut-être y a-t-il en fait plus de communautés que de différences, dans la façon de penser qu'ont les hommes, à travers les époques ? -et ce même si le langage, effectivement, ...
Bref, c'est un sujet passionnant, mais dont les racines creusent très profondément, à mon avis. J'espère seulement ne pas être trop éloigné de ce à quoi vous pensiez, Tristan, le reste est pour une grande part affaire de considérations personnelles.
Mais puisque je suis lancé, ça me permet aussi de répondre à dédé, car cela fait deux fois que je m'interroge à propos de l'une de ses idées : C'est vrai que les mots ont un sens, et par exemple, le terme "fascisme". Mais lorsque vous proposez de limiter l'utilisation du terme "fascisme" à un régime italien du XXe s., dédé, il me semble que vous faites cette proposition parce que, pour vous, le terme ne constitue pas seulement une définition, un jugement de fait, mais également un jugement de valeur. Et qu'accoler ce terme "sorti de son contexte" comme l'on dit, à un discours contemporain, ne vous semble pas nécessairement légitime, et par conséquent potentiellement insultant pour celui qui en échoit.
C'est vrai, vous avez raison. Mais "fascisme" peut être aussi un jugement de fait, qui correspond à une définition communément admise. Comme lorsqu'on se demande, par exemple, si la France a connu ou non le fascisme entre les deux guerres, ou, autre exemple, lorsqu'on se demande si tel parti italien peut aujourd'hui être qualifié de neo-fasciste.
Mon avis personnel, est que, dans tous les cas, il faut autant que possible utiliser les mots comme recouvrant seulement des jugements de fait. Cela rejoint, je crois, un débat auquel nous avions participé tous deux et qui portait sur le "politiquement correct" : "Aveugle" est-il seulement un jugement de fait ou induit-il également un jugement de valeur ? Et "nègre" ? Et "fasciste" ?