Je suis désolé, mais moi, cela m'ennuie qu'on utilise le travail de J. Marseille dans le sens où Tonnerre -et d'autres, nombreux autres- prétendent l'utiliser. Je suis tout à fait d'accord avec Duc de Raguse, je me permets, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, de dire que je considère Tonnerre comme un interlocuteur particulièrement honnête et modéré sur ce forum, j'ai eu l'occasion de le vérifier, et ce n'est pas le cas de tout le monde. Mais là, je ne comprends pas. Aussi, pour mettre les choses à plat une bonne fois sur cette question, je me propose de rapporter la synthèse de la conclusion de l'ouvrage de Marseille, qu'au moins on me dise si c'est moi qui ne comprends pas ce que je lis, ou si vraiment l'espace public et les discussions autour de ce thème -particulièrement chaud c'est évident- sont abreuvés de désinformation -certainement à l'insu de beaucoup de ses intervenants, j'en suis convaincu.
Voici donc le chapitre intitulé "Conclusion Générale" de "Empire Colonial et Capitalisme Français" (Point Histoire, Albin Michel, 1984) : p.367 : Le chapitre commence par un rappel de la question auquel l’ouvrage souhaitait répondre : « Quelle fonction avaient assumée les colonies dans la croissance et les transformations structurelles du capitalisme français ? » La réponse que Marseille propose dans ce travail est structurée en deux parties, qui correspondent à deux périodes. Je cite le texte.
1ère période : « De 1880 à 1930, une minorité de Français convaincus conquièrent et occupent un empire auquel la France ne croit pas. » p.368 : Mais : « Si, dans sa grande majorité, la France ne croit pas aux colonies, le monde des affaires, lui, en a rapidement saisi l’intérêt. » « Contrairement à la thèse aujourd’hui encore dominante, l’empire colonial est bien devenu, dès avant la Première Guerre Mondiale, un champ d’expansion privilégié du capitalisme français. A une époque où le marché intérieur métropolitain fait preuve d’une extrême rigidité […] les colonies deviennent la « béquille » d’un capitalisme concurrentiel qui se heurte au problème des débouchés. » « Le domaine colonial assure aussi aux capitaux privés qui s’y sont investis des taux de profit particulièrement élevés. Le placement colonial cumule alors deux avantages majeurs, la rentabilité et la sécurité qu’offre la domination politique directe. […] En 1914, pour le commerce comme pour les placements de capitaux, l’empire se place au tout premier rang des champs d’expansion du capitalisme français. »
Au passage : On dit parfois que Marseille a réfuté la thèse marxiste de l’impérialisme (il a commencé son étude en voulant prouver les intuitions de Lénine, et puis finalement il a découvert que les chiffres lui donnaient tort, patati patata, on connait tous l'histoire). Certes. Mais il faut voir de quelle thèse sur l’impérialisme il s’agit : p.369 : « Convaincus que le capitalisme était incapable d’élever le niveau de vie des masses populaires, les théoriciens marxistes voyaient dans la conquête des colonies la forme privilégiée d’expansion du capital financier. La réalité qui nous est apparue est bien différente […] A travers l’industrie cotonnière, métallurgique et alimentaire, c’est le capitalisme concurrentiel des petites et moyennes entreprises qui impose finalement sa stratégie de « mise en valeur » de l’empire. » Marseille montre donc dans cet ouvrage que, contrairement à ce que disaient Lénine et Luxembourg, l'impérialisme n’a pas consisté en l’expansion du capitalisme financier, mais du capitalisme industriel. Je continue.
p.370 : « Ce n’est donc pas un hasard si la crise de l’impérialisme colonial coïncide avec celle de ce type de structure industrielle. Jusqu’en 1930, l’impérialisme colonial vivait en harmonie avec le capitalisme français dont il était un des éléments régulateurs. A partir de cette date, s’entame la procédure de divorce. »
2nde période : La démonstration essentielle de Marseille dans cet ouvrage a consisté à montrer qu’en 1930, il y a un « croisement des temps historiques », celui de l’économie et celui des mentalités et de la politique : Alors que jusque là, les français étaient indifférents aux colonies, et que le capitalisme industriel y était très intéressé, en 1930, il s’opère une sorte de retournement : Des voix commencent à s’élever, peu nombreuses jusqu’à la guerre, mais de plus en plus ensuite, pour proposer une autre voie économique, tandis que les Français, eux, deviennent de plus en plus attachés à leurs colonies, surtout après la guerre, et la participation des troupes indigènes à la Libération : p.371 : « L’image du tirailleur sénégalais et du soldat nord-africain versant leur sang pour la mère patrie avaient convaincu l’opinion que l’empire était bien le gage de la sécurité et de la puissance françaises. » p.372 : « Tous les sondages réalisés dans les années 1950 confirment que l’opinion baignait alors dans un « optimisme irréaliste ». Que ce soit pour l’Indochine ou plus tard pour l’Algérie, les Français n’imaginaient pas dans un premier temps que puissent être remis en cause les liens politiques qui reliaient ces territoires à la métropole […] Mais au moment même où les Français, dans leur majorité, pensaient que la France avait intérêt à garder ses colonies, la « béquille » coloniale tendait à devenir pour certaines branches du capitalisme un « boulet » […] Le développement de nouvelles formes de production, la pression de la concurrence internationale, l’ouverture de l’économie sur l’extérieur exigeaient des restructurations et des investissements massifs. » p.373 : « En 1954, Pierre Mendès France avait été le premier à dire qu’entre l’Indochine et le redressement économique de la France, il fallait choisir. Il faudra toutefois attendre De Gaulle pour que s’imposent les thèses de ceux qui pensaient que la France ne pouvait appartenir en même temps à deux marchés communs, l’un avec l’Europe, l’autre avec l’outre-mer. » L’ouvrage se termine donc sur une citation de De Gaulle.
Je formule donc plusieurs remarques : 1. Il n’est pas question dans cet ouvrage de coût global de l’Empire colonial, et par conséquent, il n’est pas question de dire si l’Empire a été globalement une bonne ou une mauvaise affaire économique et financière. C’est de l’affabulation ! 2. La thèse de Marseille dans cet ouvrage est donc au contraire que l'empire colonial est plutôt une bonne affaire économique pour la métropole, en particulier pour son industrie, jusqu'aux années 30-40. Après la seconde guerre mondiale, il devient plus évident que la France n'a plus les moyens, à la fois d'assurer le coût de la reconstruction, et de garder son empire colonial. 3. De plus, Marseille ne développe dans ce travail que l’aspect économique. Il ne s'agit pas seulement d'y opposer les aspects humains -qui ne sont pas nécessairement convaincants, semble-t-il, très bien- il s'agit surtout de dire qu'un bilan de la politique coloniale qui ne prendrait en compte que l'intérêt économique des milieux d'affaires et d'industrie serait évidemment un bilan incomplet. Il faudrait aussi prendre en compte les aspects politiques, géostratégiques, militaires, diplomatiques. Si la France a trôné au sommet des puissances mondiales pendant cette période de son histoire, c'est, entre autres, parce qu'elle disposait du second empire colonial. C'est quand même une évidence. 4. Même si on en reste à ce seul point de vue de l'intérêt économique privé, l’ouvrage de Marseille n’est que l’un des nombreux travaux qui ont été publiés sur le sujet depuis 50 ans. La première partie de l’ouvrage, environ 150 pages, est d'ailleurs toute entière consacrée –comme de juste- à l’examen de cette littérature. Or, ce qu'y dit Marseille, c'est que sa démonstration consiste en une tentative de réfutation des intellectuels et des historiens qui, avant lui, défendaient la thèse selon laquelle l’Empire colonial n’avait pas bénéficié d’investissements massifs de la part du capitalisme français. C’est ce qu’écrivaient par exemple des gens comme Raymond Aron à l’époque, afin de s'opposer à la thèse marxiste de l'impérialisme, sur le mode : "L’impérialisme n’était pas la cause du colonialisme, la preuve, les capitalistes n’investissaient pas dans l’Empire." L’originalité et l’intérêt de la thèse de Marseille, c’est donc d’avoir montré, au contraire, que le capitalisme industriel avait considérablement investi dans l’Empire, et qu’il en avait d’ailleurs largement profité : En 1929, juste avant la crise, l’Empire est le premier partenaire commercial de la France et le premier actif financier extérieur (p.155). Le fait qu’on interprète sa thèse totalement autrement aujourd’hui et qu’on invente que ces investissements ont été réalisés à perte ne ressort que d'un nouveau rebondissement rhétorique dans ce débat sans fin -et au sujet duquel, franchement, la seule question véritablement importante et à laquelle, à mon très humble avis, nous devrions nous efforcer de répondre, c'est plutôt : "Quel est exactement son objet ?"
_________________ ...que vont charmant masques et bergamasques...
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