Voila, donc nous arrivons maintenant à un sujet proprement historiographique.
Il y avait quelque chose d'assez étonnant dans l'argumentaire de Huyustus, qui, associé à d'autres éléments, pouvait justifier qu'on se demande quel était exactement le propos poursuivi -et la question se pose toujours, je suis bien d'accord avec pierma- et pouvait laisser envisager une instrumentalisation typique de l'histoire au profit d'une prise de position politico-idéologique.
En effet, il est notoire que certains cercles intellectuels, qui s'avèrent plutôt proches du pouvoir actuel, veulent en finir avec ce qu'ils nomment "l'idéologie de Mai 68". Or, l'un de leurs arguments typiques est : "L'idéologie de Mai 68 était relativiste". Il faut donc comprendre que le relativisme, c'est, pour faire simple, "de gauche", et que c'est pas bien.
Je ne sais pas si Huyustus se sent plus ou moins sympathisant de ces prises de position et ça ne me regarde pas, mais j'était très intéressé par cette intervention :
Huyustus a écrit :
Finkielkraut ne critique pas la pensée de gauche, ou l'anti-racisme, ou l'anti-homophobie, ou quoi que ce soit.
Il s'élève contre le conformisme politiquement correct et le terrorisme intellectuel qui l'accompagne. Pour faire court, il milite pour la liberté d'expression et se moque de la police de la pensée et de ses exécutants zélés.
Et également il s'élève contre un certain relativisme anachronique qui permet à certains de s'auto-proclamer procureurs des hommes du passé.
Donc l'argumentation de Huyustus dans ce sujet, c'est que juger des époques passées à la lumière de valeurs "présentes", ce serait faire oeuvre de relativisme.
Or, c'est tout l'inverse.
Qu'est-ce que le relativisme ?
En épistémologie des sciences, le relativiste, c'est celui qui affirme que deux théories scientifiques énoncées à deux époques historiques différentes, sont énoncées dans le langage de leur époque, correspondent à une vision du monde qui est celle de leur époque, sont pensées dans les catégories qui sont celles de leur époque, et sont donc
incommensurables l'une à l'autre. "Incommensurables", cela veut dire ici "non-comparable", et cela signifie qu'il est illégitime de les comparer l'une à l'autre, et en particulier, contra la doctrine de Popper, qu'il est illégitime de considérer que l'une
réfute l'autre. Je ne discute pas ici du bien-fondé de cette thèse, j'expose en quelques mots la théorie des épistémologues relativistes tels Kuhn ou Feyerabend (un nom que nous avions déjà eu l'occasion d'évoquer ensemble
).
En anthropologie, autre exemple, le relativiste (souvent appelé "culturaliste") est celui qui considère que ce sont les cultures qui, cette fois, sont incommensurables les unes aux autres. Il montrera qu'une culture correspond à une histoire particulière, que les catégories de la pensée diffèrent d'une culture à une autre (on montrera par exemple que les catégories aussi fondamentales pour la pensée que celle du temps sont diversement pensées dans des cultures différentes, comme le disait par exemple Lévy-Bruhl) et/ou il montrera que les catégories politiques sont diverses (c'est toute cette génération d'anthropologues qui s'attachera à montrer qu'il existe des sociétés sans Etat) et/ou il montrera que les catégories morales, elles aussi, sont diverses : Ainsi, il s'efforcera de montrer qu'il existe des sociétés où la sexualité est libre, que la relation de la mère à l'enfant diffère selon les peuples, qu'il existe des cultures où l'hospitalité à l'égard de l'étranger est la règle et d'autres où c'est la méfiance, qu'il existe des cultures de la honte et des cultures de la culpabilité, etc. etc. Et en particulier, le relativiste culturaliste sera particulièrement pointilleux quant à toute tentation ethnocentrique, qui a longtemps dominé l'anthropologie européenne il est vrai, et qui consisterait à juger les cultures étrangères à partir des valeurs occidentales.
Et enfin, il y a donc le relativiste en histoire, qui affirme que les périodes historiques sont incommensurables les uns aux autres, qu'elles forment des entités culturelles "en soi" qu'on peut définir selon un certain nombre de traits saillants, et que, pour prendre un exemple simple, nos ancêtres français nous sont à peu près aussi étrangers, à nous hommes du XXIe s. que les Papous de Nouvelle-Guinée. Par conséquent, il affirme qu'il est tout aussi illégitime de juger des sociétés passées à la lumière de nos valeurs "contemporaines" qu'il est illégitime de juger de la société papoue à la lumière des valeurs occidentales. Ce relativisme a également un nom, que Tonnerre nous rappelle, on le nomme "historisme" -à ne pas confondre avec l'"historicisme" cher à K. Popper. L'exemple le plus connu d'historiste cognitif en France (qui s'intéresse aux catégories de la pensée), c'est Paul Veyne, qui n'était pas un disciplie de Michel Foucault pour rien. Un exemple célèbre d'historiste axiologique (qui s'intéresse cette fois aux catégories morales), ce sera plutôt le Lucien Febvre du
Problème de l'Incroyance au XVIe siècle. Ou A.J. Toynbee dans un autre genre.
Donc, des historiens tout à fait respectables. Mon propos n'est certainement pas, pour ma part, de dire que le relativisme est illégitime, ni en histoire, ni ailleurs. C'est simplement
un parti pris dans l'analyse historique, anthropologique, etc. qui correspond aux convictions du chercheur.
Mais il faudrait simplement ne pas se tromper de sujet : Lorsqu'on affirme, en histoire, qu'à des époques différentes correspondent des systèmes de valeurs et des cultures morales différents, on
est relativiste. Ne pas être relativiste, cela consiste, au contraire, à affirmer que les valeurs morales, d'une période historique à une autre, sont sensiblement les mêmes.
Au passage, Huyustus, Finkielkraut
est relativiste. C'est même l'un des rares représentants de l'historisme philosophique en France, un historisme assumé et revendiquant explicitement l'influence de la source doctrinaire originelle,
Herder (cf.
La Défaite de la Pensée).