Certains postants ne semblent concevoir l'expérience de la défaite que sous sa forme militaire classique, une guerre, des batailles rangées, l'un des adversaires qui est le vainqueur à l'issue des opérations, l'autre est vaincu. Ce qu'il reste des combattants vaincus rentrent chez eux--leur situation matérielle peut être difficile mais leur culture reste à peu près intacte, leur identité n'est pas profondément atteinte. Dans ces conditions relativement favorables, les vaincus peuvent aussi écrire l'histoire. Mais la défaite historique de tout un peuple ne se passe pas nécessairement ainsi. Une invasion, quelques escarmouches, une supériorité militaire/technologique écrasante, et une occupation durable qui s"installe, entrecoupée de tentatives de résistance sporadiques, mais finalement écrasées. Ce genre de situation s'accompagne généralement d'une destruction culturelle plus ou moins efficace, plus ou moins étendue, plus ou moins rapide exercée par les occupants sur les colonisés. Cette destruction culturelle , en plus du handicap technologique, empêche donc largement toute tentative des vaincus de faire entendre leur voix, de faire passer leur point de vue: rapidement, leurs traditions disparaissent, leurs religions sont combattues et éliminées, et finalement ils adoptent quasi-totalement la culture --voire même l'idéologie-- de leurs vainqueurs. La conversion religieuse jouant souvent un rôle majeur dans cette adhésion complète à la culture des dominants, relevant d'un processus d'aliénation. J'ai évoqué les esclaves aux EU: presque tout ce que l'on sait du système esclavagiste du Sud provient des "livres de bord" des maitres de plantation, des overseers, des correspondances, des documents et des livres écrits par les blancs. La moitié de l'expérience esclavagiste manque donc presque complètement. On n'a qu'un point de vue tronqué et biaisé de cette partie de l'histoire américaine, uniquement celui des maîtres. La même chose est vraie pour les indiens, toute la phase initiale de la conquête européenne en Amérique du Nord, disons pendant environ un siècle et demi, n'est vue exclusivement que du point de vue des Blancs. Lorsque vers la deuxième moitié du XIXème siècle, suffisamment d'indiens savent lire et écrire pour porter témoignage, une grande partie de leurs traditions et de leurs mémoire historique a déjà disparu, l'acculturation occidentale est bien avancée. Ils sont donc devenus capables techniquement de porter témoignage, mais leur identité s'est évaporée, ils ont perdu conscience d'eux mêmes en tant que peuple, ils ne peuvent plus défendre leur point de vue propre en tant que tel puisqu'ils sont devenus plus ou moins identifiés à leurs colonisateurs. Plus tard, il y aura une réaction à cette acculturation, leurs descendants voudront ressusciter cette identité, récupérer ces traditions et cette mémoire, mais ce ne sera qu'une reconstitution moderne, parfaitement artificielle.
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