Passons à la IIe partie :
Le long XIXe siècle a été moins étudié. Mais des changements importants s'opèrent.
- La conception d'un patrimoine, comme bien-fonds national s'est très largement imposée entre 1830-1840, d'où le recours (néanmoins massif entre 1815 et 1871) à un "sémioclasme". On vise le symbole, moins le monument ou l'effigie. Le mythe historique du sans-culotte en démolisseur invétéré s'installe vraiment dans l'imaginaire collectif à ce moment, d'autant que le paroxysme atteint pendant la Commune vient renforcer cette conception. Un exemple assez drôle : le 30 juillet 1830, un iconoclaste modèle a marqué sur un mur du Louvre
"Respects aux monuments et aux chefs". Le palais royal de Louis-Philippe est dégradé avec une certaine méthode : on protège les chefs d'œuvre et l'argenterie, on ne met pas le feu. Du coup, les profanations gagnent en singularité et en relief comme celle du trône promené, détourné et brûlé, comme pierre de touche de la légitimité usurpée.
Une première médiatisation de l'iconoclasme intervient, puisque des lithographies du trône circulent pendant tout le printemps des peuples en Europe, comme si chacun assistait à l'évènement. La médiatisation ira crescendo ensuite.
-La conception régénératrice est beaucoup moins au centre de l'entreprise iconoclaste. Il n'y a plus, comme pendant la Révolution de volonté claire de modifier en profondeur le discours imagé et symbolique. le répertoire a même une certaine tendance à la répétition (les statues des grands monarques sont remises debout, y compris de nouvelles pendant la IIIe), l'Empereur- sert de ferment national de plus en plus consensuel.
-S'il était besoin de le rappeler, ces sémioclasmes révolutionnaires ne sont pas réservés à la France. Les auteurs nous renvoient aux chiffres, monogrammes et portraits dégradés de Georges III, à la veille de la Révolution américaine. Les révolutions bolivariennes donnent à plein dans ce processus, de même que les mouvements nationaux européens.
-L'Etat s'applique à
"faire respecter un monopole des signes politiques légitimes, en dépit de la pluralité effective des ses opinions. Au prix d'un iconoclasme officiel parfois spectaculaire. A cet égard, la Restauration [celle des Bourbons] est sans doute le régime qui a le plus détruit les emblèmes des "vaincus", en l'occurrence révolutionnaire et impériaux, et avec le plus de publicité"Plus que pendant la Révolution, l'Etat se méfie de l'iconoclasme et de la dégradation, fruit d'initiatives locales ou de groupes. Il décrète volontiers quand détruire, apporte son aide et se donne des buts précis. S'il enlève, il remplace par des symboles jugés légitimes.
-Un point moins certain de débat pour cette période concerne
le recul de ces actes. L'images qui circule de la profanation y est pour quelque chose, mais peut-être aussi le suffrage universel. Il est toutefois hasardeux de corréler le recul de l'insurrection armée et planifiée née de la culture de la barricade et celle de la violence destructrice. Maurice Agulhon évoque
"l'ère de la symbolique politique refroidie" avec, comme on l'a vu plus haut, des symboles beaucoup moins clivants.
A la fin de son intro de la partie II, Fureix note à ce propos que
"c'est sans doute moins l'institution d'un suffrage universel que la capacité des citoyens à infléchir le cours du temps qu'il faut prendre en compte pour saisir, de manière non-linéaire, la puissance attribuée aux signes visuels et à leur destruction. Lorsque la contrainte extérieure, ou, au contraire, la libre délibération et représentation dominent le champ politique, l'iconoclasme décline ; lorsque se dessine la possibilité d'une révolution, ou, à tout le moins, d'une rupture brutale, la brèche laissée ouverte redonne une puissante agissante aux images et aux signes [c'est moi qui souligne]", passage très synthétique et éclairant qui a le mérite (je trouve) de replacer dans une perspective, dans le mouvement de l'histoire - conception à rebours de l'idolâtrie patrimoniale dans laquelle nous pouvons facilement tomber.
Parmi les articles que j'ai lu dans cette section, quelques éléments :
Le cas de la statue de 'l'Homme du Peuple" à Lyon oppose les quartiers prolétariens à la bourgeoisie. Vincent Robert rappelle que Lyon n'a pas connu d'affrontement sanglant depuis 1834 et que les débuts de 1848 dans la ville, quoiqu'intensément travaillée par les idées socialistes, ne donne pas lieu à des heurts. Personne ne veut retomber dans le bain de sang canut. Dès lors, le combat politique passe par les statues.
La statue équestre de Louis XIV sur la place Bellecour avait été sauvé très difficilement en 1830 (l'inscription latine avait été enduite et on avait donné le tricolore au souverain). Dans les quartiers populaires, une souscription, autorisée par le gouvernement de Ledru-Rollin permet d'élever une statue au
Peuple Souverain. On a perdu sa trace, mais elle montrait un ouvrier des journées révolutionnaire, en chemise ouverte, musculeux, s'apprêtant à faire feu de son fusil vers les troupes royales supposées.
Je vous passe tous les détails, mais cette statue fut ressentie comme un outrage par les tenants du parti de l'ordre, aux commandes à partir de 1849. Un drame se produit quand des citoyens qui montaient la garde devant la statue (qu'on pouvait facilement abîmer ou détruire puisque ce n'était qu'une ébauche de marbre et glaise) sont chargés par les dragons. Un homme est tué d'un coup de sabre.
Le général Bugeaud, dont on a déjà parlé
commande la défense de la ville. Des deux côtés les provocations fusent : les citoyens fêtent l'anniversaire de Février 48 en portant un "Homme du Peuple", réplique vivante de leur chère statue. Le militaire ne supporte pas ce "gavroche débraillé" qui trône encore - on le sait d'après sa correspondance. L'auteur d'un manuel de contre-guérilla urbaine et responsable du bain de sang de la rue Transnonain (ce qu'on a oublié pour ne retenir son rôle que dans les colonies !) a probablement ordonné qu'on supprime le garde en faction depuis 48 devant la statue.
Mais Bugeaud ne sera pas l'iconoclaste en chef et ne verra pas crouler le plâtre honnis. C'est finalement pour la venue de Louis-Napoléon que les autorités locales décident de remplacer le Peuple par un monument massif à la gloire de Napoléon Ier, flanqué de la Loi et de l'Armée - on ne peut plus clair. Finalement, la IIIe en changera pour une allégorie de la ville et de son génie productif...
Au delà de l'anecdote, cet exemple permet de toucher un autre point. En fonction des acteurs, de leurs motivations, de leur rôle (légalistes / révolutionnaire) et de leur classe sociale,
l'investissement émotionnel n'est pas le même, comme sont différents les lieux de mémoire. Vincent Robert montre bien que l'Homme du Peuple n'est pas l'idée de la Souveraineté, ni un principe, ni une abstraction. Pour les canuts, cet homme est le peuple dans sa chair, luttant contre les tyrans. C'est pour cela qu'à plusieurs reprises, les Lyonnais promènent un citoyen grimé en Homme du Peuple et rejouent 48. Les militaires et les bourgeois se figurent le monument comme une idée menaçante - il n'est que le fusil et la cartouchière volée au dépôt de la garde nationale. Tant que cette statue sera visible, l'idée fera son chemin.
Dans le deuxième article sur la Commune (celui d'Eric Fournier), l'auteur parvient à une conclusion assez similaire :
"Leurs mémoire des lieux [celle des communards] radicalement différente de celle des versaillais qui s'étonnent que leurs ennemis aient détruit leurs lieux de mémoire supposés (...). Les tableaux de Paris de J. Vallès en 1882 aident à saisir le Paris perçu par les insurgés. En privilégiant la description animée sur celle des monuments inertes, en rappelant le passé révolutionnaire de cette cité de combat", de ce "bivouac de la révolution", Vallès se représente Paris comme un théâtre révolutionnaire d'où surgit l'insurrection, tandis que les notables considèrent cette ville comme un 'prodigieux alphabet de monuments" (Hugo)" Heureusement, nous pouvons désormais apprécier ces deux facettes, quoiqu'en discutant on remarque que l'oeil est plus oiu moins sélectif à Paris, en fonction de sa couleur politique !
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IIIe Partie : XXe-XXIe (Intro par Chapoutot).
Je vais un peu plus vite ici, juste pour signaler les éléments nouveaux, mais aussi parce qu'on a finalement beaucoup parlé des enjeux concernant les déboulonnages contemporains.
-La diffusion énorme de l'image, sa médiation incontournable et l'habitude de décrire le réel à partir d'un point de vue subjectif et en termes de "représentations ; projections : agencements : constructions..." tel est le signe de cette modernité.
Chapoutot cite Heidegger pour commencer qui avait vu, avec une avance remarquable le tournant s'opérer (dans
Die Zeit des Weltbildes ; 1938).
-Ce passage :
"le monde en tant qu'image ne devient pas de médiéval, moderne : mais que le monde comme tel deviene image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des Temps Moderne".En "code" Heidegger ça se résume à cela
"L'être de l'étant est désormais cherché et trouvé sous l'être représenté de l'étant". ce processus ne peut s'accomplir qu'à partir de la subjectivité radicale du Dasein. Il ajoute à propos des affiches de propagande des années 1930 (dans le cadre d'un Kulturkampf) que
"le processus fondamental des Temps Modernes, c'est la conquête du monde en tant qu'image conçue".-Cela importe pour retracer l'histoire contemporaine de l'iconoclasme, puisque le contrôle et le façonnement de l'image (de même que des mémoires !) la transforme en instrument. Détruire une image permet de donner l'image de cette image en train d'être détruite. On peut penser au très célèbre reportage photographie dans la Hongrie de 1956 avec pour point d'orge le déboulonnage et le martelage de la statue de Staline, ou alors le déboulonnage de Félix Dzerjinski devant le KGB en 1991. Naît ainsi une véritable "iconographie de l'iconoclasme"
-Chapoutot note de manière générale que
"l'iconoclasme du XXe se fait de plus en plus instrumental". C'est le paradigme de la "révolution culturelle" où "il est juste de se rebeller", mais "...quand le président Mao l'ordonne" ! Dans ce cas extrême, c'est l'ensemble de l'entreprise iconoclaste qui est un instrument politique. Mais même une destruction spectaculaire très ciblée peut suffire à choquer via l'image relayée en boucle dans les médias, comme les bouddha détruits par les Talibans...
-Le déboulonnage de Dzerjinski après le putsh contre Gorbatchev a été vu et commenté sur les tv occidentales comme signe clair de l'avènement de la démocratie et d'une rupture aussi absolue que la chute du mur. En fait, l'article sur l'iconoclasme post-soviétique montre assez que le nouveau pouvoir a joué d'une ambivalence certaine. Il laisse un iconoclasme spontané culminer en 1991, puis, ayant très peur qu'on puisse faire le parallèle entre l'iconoclasme de la révolution d'octobre et ce qui se produit, le frein est vite mis.
Reste que comme aucun programme propre au nouveau régime n'est mis en place (et Poutine se contente de relever certains monuments, dont le chef de la Police d'Etat), s'impose l'image des Russes "hooligans" s'acharnant sur les statues...
Conclusion(Annie Duprat et Fureix) :
Une remarque finale des auteurs qui a le mérite de ne pas nous bercer d'illusions
-"
L'histoire de l'iconoclasme en révolution est aussi celle des frontières du signe ( à éliminer) et du monument (à préserver). La définition de ce qui mérite d'être préservé des violences iconoclastes, au nom de l'art, de l'histoire ou du beau, est socialement et culturellement construite. la délimitation du patrimoine commun ne fait pas consensus. Ni celle de la durée au delà de laquelle l'aura négative d'un signe politique est comme neutralisée".A pondérer avec ce que disait l'auteur de l'article de l'Homme du Peuple, Vincent Robert - une formule qui a du nerf:
"
Du point de vue politique, en définitive, on ne détruit vraiment non pas ce que l'on brise mais ce que l'on remplace"Bien à vous tous !