Et si on avait une vision différente?
Et si ces émissions de vulgarisation de l'histoire, comme un certain nombre de chaînes yoiutubve, étaient à la science historique ce que les "le Master pâtissier", "Top cuisine" et "chef en cauchemar" sont à la gastronomie?
Il y aurait un public, qui va de l'ignorant complet à l'amateur très éclairé. Cette disparité de niveau ne devrait être motif de mépris de la part de personne, parce qu’à la fin, tout le monde a un besoin vital de cuisiner pour se nourrir. Et aussi parce qu’il ne faut pas prendre les gens pour des c... D’ailleurs, j'ai rencontré un trois étoiles Michelin qui -avec l'humilité caractéristique des vrais savants- admirait sincèrement la mère de famille de base capable de concocter tous les jours un menu différent.
Il y aurait les mandarins. Ceux qui jugent indigne d'abaisser ainsi leur art à un spectacle télévisuel, qui plus est en s’écartant des connaissances de la science. La cuisine selon eux gagnerait à rester un sujet de recherche entre gens de qualité, qui ne devrait pas sortir des amphithéâtres feutrées de l'Université ou des maisons d'éditions à tirage confidentiel. Quel malheur d'ailleurs qu'il faille vivre. Idéalement, on ferait bien de l'Histoire entre soi, ce serait tellement mieux s'il n'y avait pas la salle du restaurant à remplir tous les soirs. Tous ces ploucs avides de tomates-mozzarela chronologiques et de crumble-batailles à la sauce barbare, quelle plaie. Et que dire de ceux qui veulent ressusciter le cassoulet national de Lavisse!
Il y aurait les journalistes. Certains ont un diplôme de cuisine obtenu il y a longtemps, d'autres sont des amateurs venus sur le tard, moitié par passion moitié parce qu'ils ont vu que la cuisine à la TV, c'est bankable. Ils s'appellent Franck Demorand, Stéphane Deutsch, Nicolas Ferrand, François-Régis Bern… Les mandarins les détestent, ainsi qu'un certain nombre de cuisiniers non-professionnels distingués qui ne supportent pas quand la cuisine cesse d’être une noble occupation académique. Un sujet de TV? C'est vulgaire. Une préoccupation quotidienne? Carrément beauf. Malheureusement, le public aime et les audiences sont au rendez-vous, car: - ces journalistes sont agréables, parlent bien et sont télégéniques - ils répondent au besoin vital quotidien déjà sus-évoqué: après tout, chacun à son niveau, on est tous plus ou moins cuisinier. Et notre jour actuel est le produit cumulé de toute notre cuisine antérieure, car si on n’avait pas bouffé, on n’aurait pas vécu jusqu'à aujourd'hui.
Il y aurait les traitres: ceux-là, on adore les détester. Ce sont d'authentiques cuisiniers, parfois étoilés, qui n'hésitent pas à s'écarter des bancs de l'université gastronomique pour venir s'encanailler dans la lumière de plateaux. D’ailleurs, ils sortent régulièrement et sans honte de leur domaine de compétence. Il sont nombreux, les Cyril Petitfils, Simone Etchebest, Georges Blanc-Tulard et moult autres.
Il y aurait les purs, ceux qui tiennent ferme le cap de la cuisine ouverte sur le monde, critique sur les sources et refusant la facilité. Ils ne se bornent pas à critiquer le populaire, mais s'engagent fermement pour corriger le tir. Leur meilleur champion en ce moment est Patrick Savoy, mais il y en a d’autres.
Et puis il y a les pires de tous, les essayistes-populistes de la cuisine. La bête noire des scientifiques et des gens de qualité. Il n’y a pas de mots assez durs contre eux. Ils ont indéniablement une solide connaissance de base en cuisine. Ce sont Perico Zemmour, Patrick Jaeger (qui dirige une chaîne nommée La Cuisine, en toute impudente simplicité et avec un grand C) et Michel De Legasse. À eux, on ne reproche pas simplement leurs raccourcis, leur ignorance volontaire des travaux les plus récents et leur vision univoque d’un art qui par nature devrait être ouvert et pluriel. Bien pire, pour eux la cuisine n’est qu’un outil. Ils la tordent, la chiffonne, la découpent, pour en faire un adjuvant à leur vision du monde et à leurs aspirations sociétales. Pour eux, la cuisine non seulement nécessaire pour survivre, mais elle est encore plus le socle d’une civilisation en danger. Ils tombent en permanence dans l’anecdote, l’exemple orienté, voire carrément l’hérésie ignoble du genre mettre du fromage dans une quiche lorraine. 98% du public n’y connaît rien, n’y voit que du feu et gobe. Au désespoir de ceux qui savent la vérité et connaissent vraiment les bonnes tables.
Conséquence de tout ce paysage médiatique: une part significative de la population s'intéresse à la cuisine. Les ouvrages de vulgarisation abondent, se vendent bien. Une large tendance populaire veut se ré-attribuer la cuisine, mais une cuisine qui lui ressemble, qui répond à ses besoins, qui lui permet de penser son monde, savoir quoi mitonner et enseigner ce soir au dîner pour ses enfants, et dans quel restaurant aller au moment de voter. La populace s'emballe et les gentlemen se pincent le nez: tous ces gens ne connaissent rien à rien, n'ont jamais ouvert une source primaire de leur vie ni vidé un poisson, ni goûté un crabe cru au poivre de Kampott. Napoléon est un géant et Bellota est une marque d’outillage de jardin. Pauvres gens, qui se font rêver bon compte devant leur lucarne, sans goût ni fumet pourtant. Alors qu’aucun d'entre eux ne lira jamais de sa vie un authentique pavé triplement étoilé de 1000 pages façon école des annales.
Quand on pense qu’il suffirait que tous ces gens n’achètent pas pour que cela ne se vende pas, nous ne sommes pas raisonnables.
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