GustavedeBeaumont a écrit :
A la lecture de plusieurs posts, on remarque une sorte de réflexe autour du déterminisme, comme un terme maudit, dont il faudrait se démarquer lorsqu'on analyse l'histoire. Il est parfois -ce qui est vu comme pire- associé au corollaire "marxiste"
Attention, nous évoquions l'historiographie allemande de la seconde moitié du XXème siècle dans l'autre fil et plus particulièrement le
sonderweg.
A cette époque l'école historique marxiste est très présente/puissante dans les sciences historiques européennes, et se réfère, forcément, à la dialectique marxiste (reprise en partie chez Hegel), il est donc délicat de la laisser de côté lorsqu'on évoque le sujet.
Cela dit, ce n'est pas une critique à l'encontre de cette école - les écoles libérales ou conservatrices regorgent également d'une foule d'écueils lorsqu'elles entrent dans certaines explications d'événements passés -, simplement un constat.
La logique déterministe, pour ne pas dire téléologique, ne lui appartient évidemment pas à elle seule dans l'histoire. Si on pense à Hegel ou à d'autres - je ne pense pas qu'il faille remonter pour autant au Moyen-Age et ses diverses hagiographies ou à l'Antiquité - d'autres courants intellectuels, philosophiques ou théologiques ont intégré une logique déterministe à l'explication de faits et à leur construction du récit qui en découlait.
De toute manière, il est très délicat d'éviter ceci lorsqu'on entre dans une forme d'explication narrative en histoire. Furet ne dit pas autre chose :
"L'explication historique traditionnelle obéit à la logique du récit : l'avant explique l'après [...]. Il suffit d'organiser les faits historiques sur l'échelle du temps pour qu'ils en reçoivent, par là même, leur signification à l'intérieur d'une évolution connue d'avance." (Le passé d'une illusion, 1995).
Cela dit, un Hegel - et Marx reprend cette logique - prétend que l'Histoire dispose intrinsèquement d'un sens, ce que nierait la plupart des historiens actuels et même le père de l'histoire allemande (et française ?), Léopold von Ranke, pour qui, justement, l'Histoire ne dispose pas de sens et doit être abordée avec l'impartialité la plus stricte.
GustavedeBeaumont a écrit :
L'histoire étudie les liens de causalité qui expliquent des faits. Telle conséquence aurait été produite par telle cause.
Certes oui, mais dans la didactique marxiste la fin est connue par avance : une société communiste faisant suite à la dictature du prolétariat, résultant lui-même d'une révolution violente de ce dernier contre l'ordre bourgeois. Aussi, tout événement historique est contextualisé, analysé et filtré par le prisme de ce paradigme, produisant une vision totalement déterministe, plaçant les mouvements des groupes sociaux au sommet de l'analyse, niant pratiquement le rôle des individus (lorsque ceux-ci sont reconnus c'est uniquement en tant que représentants de leur classe sociale) et opérant parfois des contorsions incroyables pour les "faits" (expliqués) collent à l'idéologie.
Autant les apports de l'école historique marxiste sont immenses au XXème siècle - surtout dans l'étude, le plus souvent exhaustive, des différents groupes sociaux de sociétés de toutes époques historiques -, autant la dialectique déterministe retenue pose un certain nombre de problèmes, qu'il me semble, aujourd'hui comme hier, de combattre, du moins en histoire.
En effet, le risque de déterminisme est lié à l'idéologie dont relève l'historien - c'est pour cela que la plupart des auteurs chrétiens antiques sont également coupables d'une écriture des faits en fonction d'une finalité bien arrêtée.
Pour reprendre la distinction aristotélicienne des causes, le danger n'est donc pas seulement de faire voir dans chaque événement la cause efficiente de ceux qui lui succèdent dans le temps, mais également de donner à penser que leur enchainement tient à une cause finale.
Ce n'est pas pour rien que dès 1898 un Langlois ou un Seignobos (
Introduction aux études historiques) dénonçaient le caractère "métaphysique" affiché ou déguisé de ces philosophies de l'histoire que sont - entre autres - le providentialisme, l'hégélianisme et le positivisme afin que
"les historiens réfléchis soient avertis de s'en défier".
Or les analyses marxistes "orthodoxes" entrent toutes par ce filtre, qui fausse, malheureusement tout. A titre d'exemple elles construisent le
sonderweg allemand à partir du postulat que la bourgeoisie allemande avait refusé de jouer son "rôle de classe" au milieu du XIXème siècle en dirigeant ou influençant le nouvel Etat allemand, laissant le pouvoir à Bismarck et aux conservateurs nationalistes, faisant le lit du nazisme. C'est bien en cela que le déterminisme est gênant, puisque la fin est écrite à l'avance et que les "causes" sont analysées selon des invariants idéologiques.
GustavedeBeaumont a écrit :
Comme 2+2=4, et non 3 ou 5, des causes , données, connues, completes, ne peuvent avoir qu'une seule issue, inéluctable.
Je pense que là nous avons une confusion entre l'arithmétique, le sens chronologique (seul "sens" de l'histoire par rapport à nous) et la compréhension d'un événement historique, qui ne se contente pas suivre une simple causalité cartésienne.
Exemple dans la discussion qui nous occupait hier encore, mais qui nous fait nécessairement tomber dans l'uchronie : si le traité de Versailles avait été moins humiliant, si Hitler avait été accepté aux Beaux-Arts, est-ce que le nazisme aurait triomphé dans l'Allemagne des années 1930 ? La réponse pencherait sans aucun doute vers le "non" (mais nous n'en savons rien en fait...). Un adepte d'une explication déterministe vous répondra que peu importe X ou Y le nazisme aurait tout de même triomphé. Y. Chapoutot ne serait pas loin de soutenir cela d'ailleurs.
Et il est bien là le problème, lorsque l'idéologie et la partialité sont de mise, les évènements historiques ne sont plus expliqués de manière impartiale, mais en fonction d'une logique "métaphysique".
Encore une fois - je citais pour cela Furet plus haut - tout récit historique risque d'être biaisé (surtout lorsqu'on connait la fin de l'histoire), mais c'est parfois de manière indépendante de la volonté de l'auteur.
Cela me fait penser à un échange d'hier : je suppose que Rebecca (elle n'en a rien dit, mais j'ai cru comprendre cela dans ses mots, si ce n'est pas cela elle pourra toujours corriger) pensait que C. Baechler versait dans pareil déterminisme dans son ouvrage, ce qui n'est évidemment pas le cas. J'ai compris, bien trop tard, que c'est le petit "récit" que j'avais rédigé sur cet ouvrage qui lui avait fait penser cela. Après m'être relu, je me suis rendu compte que j'aurais également compris cela, vu que mon récit partait de l'
Aufklärung pour terminer sur une anecdote concernant les SS... Le court résumé que j'avais réalisé de mes lectures pouvait faire croire aux lecteurs que l'ouvrage versait justement dans le déterminisme alors que ce n'était pas le cas, il se contentait simplement de suivre la chronologie traditionnelle et je n'avais pas été assez explicite.
GustavedeBeaumont a écrit :
La critique tardive de Raymond Aron peut s'entendre: l'historien ne peut s'extraire du paradigme. Il n'est pas, ne peut pas être, objectif.
Veyne, Ricoeur et Aron lui-même répondrait à cela que ce n'est pas l'objectivité (impossible) qui est recherchée en histoire, mais bien l'impartialité.
GustavedeBeaumont a écrit :
L'histoire doit-elle s'occuper de savoir ce qui se serait passé si les nazis avaient conquis les Etats-Unis
Je ne le pense pas, même si beaucoup d'historiens y ont pensé un jour, mais très rapidement les conseils de leurs maitres leur sont rapidement revenus à l'esprit.
Par contre, ils s'agit là d'un exercice aussi stimulant que ludique.