Ceux qui ont vu le film « Les Dix Commandements » ont certainement gardé en mémoire l'épisode brutal et solennel où la mer s'ouvre en deux pour laisser passer les Hébreux, conduits par Charlton Heston, avant que de se refermer brutalement sur l'armée du méchant Yul Brynner. Ce qu'on ignore en général c'est que trois versions différentes de cet épisode sont étroitement imbriquées dans le texte biblique. Selon les notes de la Bible de Jérusalem, « l'ensemble du récit est complexe. La tradition [israélite], probablement fort semblable à la tradition [judéenne], n'y a laissé que peu de traces. Dans le reste, il y a la trace de deux traditions [une autre tradition judéenne et une sacerdotale] conservées de manière substantielle mais certains éléments ont pu être ajoutés par des rédacteurs ». Ces trois versions couvrent une partie du chapitre 13 et le chapitre 14 de l'Exode. Pour faire ressortir leur imbrication, il me faut retranscrire le texte dans sa quasi intégralité. Le récit le plus ancien sera en rouge, le deuxième en bleu et le troisième en vert. On trouvera également une phrase en rouge gras, fossile d'un récit encore plus ancien. Il faut lire chacun de ces trois textes selon sa couleur, sans tenir compte des deux autres.
Exode 13, 18 b. Les enfants d'Israël montèrent en armes hors du pays d'Égypte. 19. […] 20. Ils partirent de Succoth et ils campèrent à Étham, à l'extrémité du désert. 21. Yahvé allait devant eux, le jour dans une colonne de nuée pour les guider dans leur chemin, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer, afin qu'ils marchassent jour et nuit. 22. La colonne de nuée ne se retirait point de devant le peuple pendant le jour, ni la colonne de feu pendant la nuit. Exode 14 1. Yahvé parla à Moïse et dit : 2. Parle aux enfants d'Israël. Qu'ils se détournent et qu'ils campent devant Pi Hahiroth, entre Migdol et la mer, vis-à-vis de Baal Tsephon ; c'est en face de ce lieu que vous camperez, près de la mer. 3. Pharaon dira des enfants d'Israël : Ils sont égarés dans le pays ; le désert les enferme. 4. J'endurcirai le cœur de Pharaon, et il les poursuivra. Pharaon et toute son armée serviront à faire éclater ma gloire, et les Égyptiens sauront que je suis Yahvé. […] 5. On annonça au roi d'Égypte que le peuple avait pris la fuite. Alors le cœur de Pharaon et celui de ses serviteurs furent changés à l'égard du peuple. Ils dirent : Qu'avons-nous fait en laissant aller Israël, dont nous n'aurons plus les services ? 6. Et Pharaon attela son char et il prit son peuple avec lui. 7. Il prit six cent chars d'élite et tous les chars de l'Égypte ; il y avait sur tous des combattants. 8. Yahvé endurcit le cœur de Pharaon, roi d'Égypte, et Pharaon poursuivit les enfants d'Israël. Les enfants d'Israël étaient sortis la main levée. 9. Les Égyptiens les poursuivirent; et tous les chevaux, les chars de Pharaon, ses cavaliers et son armée, les atteignirent campés près de la mer, vers Pi Hahiroth, vis-à-vis de Baal Tsephon. 10. Pharaon approchait. Les enfants d'Israël levèrent les yeux, et voici, les Égyptiens étaient en marche derrière eux. Et les enfants d'Israël eurent une grande frayeur et crièrent à Yahvé. 11. Ils dirent à Moïse : N'y avait-il pas des sépulcres en Égypte, sans qu'il fût besoin de nous mener mourir au désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d'Égypte ? 12. N'est-ce pas là ce que nous te disions en Égypte : Laisse-nous servir les Égyptiens car nous aimons mieux servir les Égyptiens que de mourir au désert ? 13. Moïse répondit au peuple : Ne craignez rien, restez en place et regardez la délivrance que Yahvé va vous accorder en ce jour ; car les Égyptiens que vous voyez aujourd'hui, vous ne les verrez plus jamais. 14. Yahvé combattra pour vous ; et vous, gardez le silence. 15. Yahvé dit à Moïse : Pourquoi ces cris ? Parle aux enfants d'Israël, et qu'ils marchent. 16. Toi, lève ta verge, étends ta main sur la mer et fends-la ; et les enfants d'Israël entreront au milieu de la mer à sec. 17. Et moi, je vais endurcir le cœur des Égyptiens pour qu'ils y entrent après eux. Et Pharaon et toute son armée, ses chars et ses cavaliers, feront éclater ma gloire. 18. Et les Égyptiens sauront que je suis Yahvé, quand Pharaon, ses chars et ses cavaliers, auront fait éclater ma gloire. 19. L'ange d'Élohim qui allait devant le camp d'Israël partit et alla derrière eux. Et la colonne de nuée qui les précédait partit et se tint derrière eux. 20. Elle se plaça entre le camp des Égyptiens et le camp d'Israël. Cette nuée était ténébreuse d'un côté, et de l'autre elle éclairait la nuit. Et les deux camps n'approchèrent point l'un de l'autre pendant toute la nuit. 21. Moïse étendit sa main sur la mer. Et Yahvé refoula la mer par un vent d'orient qui souffla avec impétuosité toute la nuit. Il mit la mer à sec et les eaux se fendirent. 22. Les enfants d'Israël entrèrent au milieu de la mer à sec, et les eaux formaient comme une muraille à leur droite et à leur gauche. 23. Les Égyptiens les poursuivirent ; et tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, entrèrent après eux au milieu de la mer. 24. A la veille du matin, Yahvé, de la colonne de feu et de nuée, regarda le camp des Égyptiens et mit en désordre le camp des Égyptiens. 25. Il [fit quelque chose aux] roues de leurs chariots et en rendit la marche difficile. Les Égyptiens dirent alors : Fuyons devant Israël, car Yahvé combat pour lui contre les Égyptiens. 26. Yahvé dit à Moïse : Étends ta main sur la mer et les eaux reviendront sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers. 27. Moïse étendit sa main sur la mer. Vers le matin, la mer reprit son impétuosité. Les Égyptiens s'enfuirent à son approche mais Yahvé précipita les Égyptiens au milieu de la mer. 28. Les eaux revinrent et couvrirent les chars, les cavaliers et toute l'armée de Pharaon qui étaient entrés dans la mer après les enfants d'Israël. Et il n'en échappa pas un seul. 29. […] 30. En ce jour, Yahvé délivra Israël de la main des Égyptiens; et Israël vit sur le rivage de la mer les Égyptiens qui étaient morts. 31. Israël vit la main puissante que Yahvé avait dirigée contre les Égyptiens. Et le peuple craignit Yahvé, et il crut en Yahvé et en Moïse, son serviteur.
Dans le plus ancien, la mer ne joue aucun rôle. Ce récit met en scène un « ange d'Élohim » qui se contente d'empêcher Pharaon et ses chars de rejoindre les Hébreux. La dernière phrase (en rouge gras), semble n'appartenir à aucune des trois sources évoquées. Elle paraît encore plus ancienne. Alors que jusqu'ici, il avait été question de « chars » (rekeb, en principe un char à deux roues, tiré par des chevaux) elle mentionne l'immobilisation de « chariots » (merkaba, terme désignant un engin plus fruste, à quatre roues et tiré par des bœufs ou des ânes). On ignore également ce que fit exactement l'ange d'Elohim aux roues des chariots égyptiens: le verbe sour retranscrit peut-être une autre expression mal comprise par le copiste. La Segond l'a traduit par « ôter » et la Bible de Jérusalem par « enrayer » mais sour signifie aussi « mettre à part, détourner, éloigner, écarter, séparer, détacher, déposséder, supprimer, mettre à l'écart... » Quoi qu'il en soit, ce premier récit s'arrête sur une explication naturelle (considérée comme un miracle) rendant la conduite des « chariots » égyptiens aléatoire. Sans doute s'agit-il d'un début d’ensablement. On observera en outre que ce récit ignore l'existence Moïse. Mais ce qui est le plus important à noter, c'est qu'il est le seul à mettre en scène Pharaon en personne se lançant à la poursuite des Hébreux. On observera également qu'aucun Égyptien n'est tué à cette occasion.
La deuxième version, de tradition judéenne, passe de l'ensablement à la submersion. Elle met en scène Yahvé (et non plus l'ange d'Élohim) s'interposant toute la nuit entre l'armée du pharaon et les Hébreux, puis refoulant la mer par un fort vent d'est, avant que de la faire se jeter au matin sur le camp Égyptien. Dans cette version, la colonne de nuée, devenue lumineuse, aveugle les poursuivants et les empêche de s'apercevoir que la mer est en train de se retirer sous l'effet d'un « vent d'orient ». Au matin, le vent tombe, la mer reprend sa place et l'armée égyptienne boit la tasse. On notera qu’ici, Moïse est présent mais qu'il n'est pas fait mention du pharaon parmi les poursuivants. On notera aussi que le dieu Baal Tsephon, devant le sanctuaire duquel se produit le miracle, est justement un dieu marin du vent. Peut-être faut-il voir dans ce récit l'adaptation d'une légende populaire locale plus ancienne.
Venons en enfin à la dernière version, la version sacerdotale. Elle amplifie l'événement encore davantage. Elle fait s'ouvrir la mer en deux, y créant un chemin permettant aux Hébreux de traverser à pied sec. Les eaux s'ouvrent sur un geste de Moïse (et non par un vent de Yahvé), puis se referment brutalement sur l'armée égyptienne lancée à la poursuite des fuyards. Ici aussi, Pharaon est absent de l'épisode. La mention « Pharaon et toute son armée, ses chars et ses cavaliers feront éclater ma gloire » est une formule de victoire anticipée sur l'Égypte pharaonique ; elle n'induit nullement la présence du roi dans le récit.
La noyade du pharaon dans la mer n'est rien d'autre qu'une idée reçue. Le Livre de l'Exode ne dit nulle part que le pharaon ait péri dans les flots. Lorsque dans les deux dernières versions du miracle de la mer, le texte relate qu'Israël « vit sur le rivage de la mer les Égyptiens qui étaient morts » ou que « il n'en échappa pas un seul », le pharaon, absent de ces moutures du récit, ne peut figurer parmi les morts. Dans la seule version où le roi en personne se lance avec son armée à la poursuite des Hébreux, il n'y a pas de miracle lié à la mer, l'ange d'Elohim s'étant contenté de « freiner » les roues des chars poursuivants, sans d’ailleurs faire périr aucun Égyptien. Il était donc vain de chercher à savoir, comme on l'a fait, si Ahmès II, Ramsès II, Mérenptah, Séthi II ou Siptah avaient péri noyés.
_________________ Roger
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