L’épisode de l'érection de la Tour de Babel est conservé en Gn 11. Ce texte, maintes fois retouché, mêle deux traditions différentes fondues en un court récit : on y parle en même temps d’une ville que des hommes bâtirent dans un but bien précis et d’une tour dont ils entreprirent l’érection dans un tout autre contexte. Cette historiette semble vouloir donner, d'une part, l’étiologie de la dispersion des hommes sur la terre, et, d'autre part, de la diversité des langages.
« Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux » (Gn 11, 5-6). Le dieu biblique se trouve effaré devant l’ingéniosité de ses créatures. Comment va-t-il réagir ? De manière méchante : il va disperser ces hommes, ce qui constitue, on le sait, le pire des châtiments que l’on puisse infliger à un peuple sédentaire. Et cela parce qu’à partir de prémisses mal interprétées, le scribe biblique a imaginé que l'intégrité du domaine divin pourrait être menacée par l’érection de cet édifice paraissant s’élancer vers le ciel, comme le feront, des milliers d’années plus tard, les tours de Notre-Dame de Paris ou les flèches de la cathédrale de Chartres. Or dans l’optique des concepteurs du récit primitif, l’érection de ce type d'édifice (une ziggourat, monument constitué d'une succession de pyramides tronquées empilées l’une sur l’autre) n’était empreinte d’aucune connotation orgueilleuse mais, bien au contraire, de respectueuse commensalité : les hommes ne proposant aux dieux ni plus ni moins que de venir partager les rites et les fêtes institués en leur honneur dans le temple bâti sur le dernier étage.
Bab il, « Porte du Dieu », nom amorrite de Babylone, est la transposition en sémitique de l’ouest du nom sumérien de la ville, Ka-dingir-ra (même signification). Bab el en est la transcription hébraïque. Le scribe, Sémite lui-même, ne pouvait l’ignorer. Il en fournit sciemment une étymologie erronée (rapprochant maladroitement bab el du verbe balal, « confondre, mélanger ») rien que pour donner son sens étiologique au récit qu'il propose.
Contrairement au Jardin d’Éden et à l’Arche de Noé, la Tour de Babel a bien existé. Consacrée au dieu Marduk: elle était la plus haute ziggourat de toute la Mésopotamie. Comme tous les édifices religieux, elle portait un nom sumérien : E-temen-an-ki, « Maison du Fondement du Ciel et de la Terre ». (Le sumérien, devenu une langue morte, était resté la langue cultuelle de Babylone, comme le fut chez nous le latin d’église jusqu’au milieu du 20e siècle.) Le gigantisme du bâtiment a frappé de stupeur les exilés de Babylone. Réinterprétant alors prenant les légendes locales selon leurs conceptions pessimistes, ils créent le récit biblique de la construction de cette « tour ».
On ignore quel souverain entreprit l'érection de l'édifice. Son cœur en briques crues, plus ancien que ses 15 m de parois extérieures en briques cuites, pourrait remonter à Hammourabi (vers 1750). Une légende l’a attribuée au mythique roi Nemrod, le « grand chasseur devant Yahvé », qui l’aurait voulue si haute que les eaux d’un Déluge n’eussent pu la submerger.
La plus ancienne ziggurat mésopotamienne retrouvée à ce jour est celle de Lagash, consacrée au dieu Ningirsou et construite par le potentat Goudéa vers 2300. On sait cependant que ce type de monuments existait déjà auparavant. Les premières ziggourats semblent n’avoir été que des temples sur terrasse. Les villes ayant souvent été bâties le long des fleuves, l’idée de départ fut probablement de surélever la demeure du dieu afin de lui éviter d’être inondée par les crues saisonnières. Le nombre et l’importance des niveaux augmentèrent au fil du temps. Du temple sur terrasse, on passa à deux, puis trois, quatre, et jusqu’à sept niveaux, le dernier servant toujours de support au sanctuaire. On accédait aux différents étages par un escalier frontal et des escaliers latéraux. Réplique architecturale de la Montagne sacrée et main tendue vers le cosmos, la ziggourat invitait la divinité à rejoindre symboliquement les hommes à son sommet (et non ceux-ci à monter conquérir le ciel, comme l'imaginèrent plus tard les zélateurs de Yahvé).
Quoique plusieurs fois remaniée et agrandie aux cours des siècles, Etemenanki menaçait ruine vers l’an 600, ainsi qu’en atteste une inscription de Nabopolassar, fondateur de la dynastie néo-babylonienne. Celui-ci en entama la restauration, laissant à son fils et successeur Nabuchodonosor le soin de la terminer. Ce dernier, inflexible en politique mais très pieux, s’acquitta scrupuleusement de la tâche et fit même recouvrir l’entièreté du temple supérieur de briques émaillées bleues.
En 478, le Perse Xerxès Ier voulut faire démolir l’édifice mais recula devant l’ampleur des travaux après que l’on eût seulement abattu son escalier central. Vers la même époque, l’inoxydable Hérodote, visitant Babylone, vit la ziggourat dans un état de délabrement avancé. La description qu’il en laissa est néanmoins celle d’une solide tour carrée de huit étages (le huitième étant le temple).
En 323, Alexandre le Grand se piqua d'entreprendre une nouvelle restauration de la « tour » ; il commença à faire démonter et entreposer son enveloppe extérieure mais son probable assassinat vint mettre un terme au projet.
Vers 275, la fondation d’Antioche, nouvelle capitale des Séleucides, réduisit Babylone au rang de cité provinciale. Etemenanki continuait toutefois d’en imposer. Au point que le roi Séleucos II, cinquante ans plus tard, prit encore la peine de faire recopier un des ses anciens descriptifs. C'est ce document qui nous apprend que le monument avait une base carrée de 91 m de côté et qu’il s’élevait, avec ses sept premiers étages, à 91 m également. Sur le septième niveau, précise la tablette, était bâti le sanctuaire de Marduk, hélas non décrit. Le départ de la cour séleucide pour Antioche provoqua l'exode de la plupart des ouvriers chargés de l'entretien de la ville. Les bras de l'Euphrate qui la parcouraient ne furent plus curés ni leurs berges dégagées, laissant le fleuve à la merci de l'ensablement.
Sous les Parthes (2e siècle), Babylone poursuivit son déclin et sa ruine. Le temple de l'Esagil situé au pied de la ziggourat, resta toutefois en activité jusqu'en 67 de notre ère, date de son probable abandon. La cité était alors depuis longtemps déserte. Les habitations, montées en briques crues, s'étaient délitées et les bâtiments officiels aux toitures effondrées exposaient les vestiges ternis de leurs somptueux décors aux lacérations du vent et de la pluie. Quant au pont magnifique jeté par Nabuchodonosor au-dessus du fleuve-dieu, maintenant asséché, il n'en restait plus que son squelette à peine visible sous le sable, réduit à quelques piles de pierres jointoyées au plomb d’où surgissaient peut-être encore les embouts méconnaissables d’un tablier de cèdre désagrégé.
L’agonie d'Etemenanki se serait sans doute prolongée jusqu’à nos jours dans la ville anéantie si aux injures du temps n’étaient venues s’ajouter celles des hommes : ravalée au rang de carrière à ciel ouvert, les autochtones vinrent, pendant des générations, y puiser les briques cuites qui servirent à la construction des villages voisins. Comble d’avanie, on lui vola même ses fondations. Jusqu'à ce qu'il ne restât plus d'elle qu’un monstrueux cratère au fond duquel, encore de nos jours, quelques roseaux malingres se languissent d’attendre une improbable pluie.
Seule survécut, ultime géante émergeant de la plaine aride, la ziggourat voisine de Borsippa. Et bientôt, plus personne ne se souvenant de la fonction première de cette « tour », on imagina qu’elle avait été construite par des géants désireux d’atteindre au domaine divin et on lui donna le nom de Birs Nimrud, « Tour de Nemrod », prenant erronément son cœur mis à nu pour celui de sa glorieuse devancière.
« Babylone deviendra un tas de pierres, un repaire de chacals, un objet d'épouvante et de dérision ; des lynx y gîteront, des autruches y auront leur demeure ; elle ne sera plus habitée, à jamais. D'âge en âge, elle ne sera plus peuplée », augura a posteriori un des livrets que la fiction littéraire biblique attribue au prophète Jérémie. C’est vrai, ce fut ce qui arriva. Mais ce que n’avait pas prévu l’auteur de cet « oracle de Yahvé », c’est que jamais le site de Babylone — et encore moins son nom — ne s’effacerait de la mémoire des hommes.
Quand furent lancées les premières campagnes de fouilles organisées en Mésopotamie à la fin du 19e siècle, les indigènes, pourtant parfaitement illettrés, menèrent immédiatement la mission allemande qui cherchait la mythique capitale en un endroit précis où, à perte de vue, se devinaient encore des monceaux de gravats pétrifiés par le sable. — Comment nomme-t-on ce lieu ? demandèrent les archéologues ébahis. — Babil, répondirent les guides.
Aux dernières nouvelles, Babylone ne va pas trop bien. Elle sent un peu la poudre.
_________________ Roger
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