Bonjour,
A mon avis, le sujet réduit à la dernière question s'expose à la critique de l'anachronisme.
La trière est un bâtiment dont l'âge d'or est inclus dans une période qui irait (en prenant les bornes les plus larges dressées par des auteurs comme Lionel Casson ("Ships and Seamanship in ancient history") ou Lucien Basch (Le musée imaginaire de la marine antique) du VIIe s. avant notre ère à -322 (défaite d'Athènes face aux Macédoniens à Amorgos).
La navire normal des marines romaines de la République est la quinquérème (Cf. les ouvrages d’Alain Guillerm, "la marine antique", "la marine de guerre antique", "Fortifications et marine en occident").
Comparer les marins romains d'un côtés, aux Phéniciens, aux Grecs et aux Egyptiens d'un autre, à l'aune des guerres navales menées avec la trière n'est donc pas véritablement possible.
D'après Lucien Basch, dont le travail d'analyse de l'iconographie des navires antiques est remarquable, quoique déjà ancien, les trières grecques et phéniciennes contemporaines avaient des structures de coques différentes. La trière grecque serait l'héritière des légères dières non pontées, sur lesquels un troisième rang de rameurs aurait été ajouté grâce à une structure proéminente du bordage, sur laquelle sont fixés les tolets des rames thranites (les rames du rang supérieur) : le paraxeirésia. Au contraire, la trière phénicienne serait une évolution d'une dière pontée (celle que l'on voit sur les célèbres bas-reliefs de palais assyriens), plus ronde de forme que le bateau long des Grecs, en tout cas plus large à la flottaison. Le troisième rang de rames pouvait s'appuyer au niveau du bordage, car la coque était assez large (ou pouvait être élargie sans problème) pour accommoder un troisième rang de rameurs assis plus en hauteur. L'étude de Basch des représentations de trières sur les monnaies frappées dans les citées phéniciennes avant le IVe s. est particulièrement fascinante et très éclairante sur les caractéristiques des trières phéniciennes.
A l'époque où le livre de Basch a été édité (1 987), trois représentations de navire à éperon provenant d'Egypte étaient connues ; elles sont analysées dans son livre. L'une des ces représentations est un ex-voto en terre cuite d'une trentaine de centimètres de long qui est, semble-t-il, la représentation la plus précise d'une trière, en tout cas d'un navire à trois rangs de rames étagés en hauteur, que l'Antiquité nous ait léguée. Les navires représentés ont les mêmes caractères que ceux qui figurent sur les monnaies phéniciennes. Basch en tire la conclusion que les trières égyptiennes sont de type phénicien.
Un ouvrage récent (Wallinga : Ships and Seapower before the Great Persian War : The ancestry of the ancient trireme) combat la théorie selon laquelle la trière était déjà connue au VIIe s. avant notre ère. Selon cette thèse, la trière classique est la conjonction d'une idée phénicienne (adjoindre un troisième rang de rames en hauteur à une dière de dimension modeste) à une coque égyptienne (au nom de l'idée que les égyptiens avaient l'expertise requise pour construire des coques de grandes dimensions), vers -535.
Cependant, ce livre, s'il est intéressant dans la critique des circonstances économiques et stratégiques qui auraient pu être le terreau de la conception de la trière, m'a paru peu convainquant sur le coeur de la thèse, faute de preuves autres que des réinterprétations discutables d'auteurs antiques (particulièrement Hérodote). Pour moi, le livre de Wallinga tient plus d'un travail d'érudit que d'une véritable analyse de sources et de matériels historiques. Basch, qui s'appuie sur des représentations réelles, est plus convainquant dans son analyse, plus classique, de la genèse de la trière.
Si l'on s'en tient à Thucydide (qui a fait une histoire succincte des puissances navales en Grèce avant la guerre du Péloponnèse), à Hérodote et à Diodore de Sicile, les Grecs n'ont joué un rôle historique de grande ampleur sur mer qu'à partir des guerres médiques. D'après Thucydide, la trière n'était qu'exceptionnelle en Grande Grèce avant les invasions perses, un peu plus utilisée dans la périphérie du monde grec (Samos, Corcyre, Sicile). C'est en Ionie, confrontée plus directement à la menace perse, que les premières grandes escadres de trières grecques seraient apparues.
D'après Basch, et d'autres auteurs (sauf Wallinga, à ma connaissance), les trières que les Ioniens ont combattu sont les trières phéniciennes enrôlées au service des Perses.
Le texte qui fait remonter la trière le plus loin dans le temps est le fameux texte d'Hérodote, selon qui le Pharaon Néchao II construisit des flottes de trières, les unes à destinations de la Mer Rouge, les autres de la Méditerranée. Or, d'après Basch, la trière égyptienne est de caractère phénicien ; c'est dont que les Phéniciens devaient à l'époque également utiliser ce navire pour leurs flottes.
Si l'ont s'en tient à cette chronologie, tout à fait classique, mais parfois discutée, les Egyptiens ont d'abord dû avoir une prééminence sur les escadres phéniciennes en Méditerranée orientale. En effet, Hérodote (et Diodore de Sicile) affirment que le Pharaon Apriès vainquit les Tyriens (et les Chypriotes) sur mer, et qu'Amasis conquit Chypre. Puis, selon Hérodote, Cambyse conquit l'Egypte et l'empire de la mer. Les Ioniens révoltés contre les Perses furent vaincus par les Phéniciens au service des Perses à Ladè, de souvenir en -499.
Puis vinrent les guerres médiques, et notamment la seconde. A la bataille de l'Artémision, les grecs coalisés et la flotte perse (composée d'escadres provenant de leurs vassaux ayant une façade maritime, les plus nombreuses étant les escadres égyptiennes de 200 trières et les trières des citées phéniciennes du Levant, 300 unités au total) firent plus ou moins match nul, mais à Salamine, les Grecs furent vainqueurs de la plus grosse partie de la flotte perse (l'escadre égyptienne, qui bloquait l'extrémité opposée du chenal entre l'île de Salamine et le continent, ne participa pas à la bataille).
Ensuite, on connaît grâce à Thucydide, l'histoire des guerres fratricides entre Grecs, mais ailleurs, Grecs et Perses (ou plutôt leurs vassaux maritimes) s'affrontèrent encore à l'occasion. Les uns et les autres furent alternativement vainqueurs (les Grecs en Ionie, les Perses à Chypre et en Egypte). Il me semble que Ktésias évoque des combats sur mer entre Egyptiens et Phéniciens au service des Perses sous la XXIXe dynasties.
Sur une aussi longue période, il est donc difficile de dégager un peuple supérieur à l’autre sur mer.
Incidemment, j’ai lu deux ouvrages de la bibliothèque universitaire de Strasbourg, l’un consacré à l’armée romaine de la République et du Haut Emprire, et l’autre aux institutions de l’Egypte lagide. Malheureusement, je ne me souviens plus ni de leurs titres, ni de leurs auteurs. J’en ai retenu deux anecdotes qui m’ont plus particulièrment intéressées. Dans le premier livre, l’auteur évoque des listes de marins enrôlés dans les escadres romaines de Misène et de Ravenne. Dans les deux cas, le groupe le plus important en nombre était formé de marins égyptiens (qui composaient même jusqu’à plus de 30% des équipages dans l’une des escadres), devant Phéniciens, Grecs, Puniques, Illyriens, Italiens...). Dans le second livre, l’auteur affirme que les soldats de marine embarqués sur les escadres lagides étaient appelés “naumachimoi”. “Machimoi” étant le terme utilisé pour désigner les auxiliaires indigènes de l’armée lagide, on pourrait en déduire que les Egyptiens avaient le pied plus marins que les Macédoniens, au point de représenter la principale force combattante sur mer.
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