Je ne m'étais pas cassé la tête, je t'ai refourgué deux notes de l'excellente édition de Diodore par Goukowsky en Budé. D'ailleurs, Goukowsky est prêt à croire à cette histoire, la charge des "Paradis" étant importante et très honorée chez les princes orientaux, il est envisageable que Straton ait confié cette tâche à un cousin. Les Grecs (en l’occurrence, Clitarque, qui doit être à l'origine de nos versions) auraient simplement rajouté une couche sur la pauvreté, histoire d'adapter l'historiette à leur propres morales. Perso, j'ai beaucoup plus de doutes... Si les Grecs y voient un exemple de l'inconstance de la fortune, les Orientaux eux filent la métaphore du porteur d'eau qui par ses efforts et ses soins apporte richesse et force aux arbres dont il s'occupe, un peu comme le "bon berger" des hébreux nomades, mais adapté aux sédentaires. Mais comme je ne connais pas ces référents culturels orientaux, je reste très premier degré dans l'interprétation, désolé. Dans tous les cas, cette historiette est très symbolique, et j'ai de gros gros doute sur l'authenticité réelle. Néanmoins, Xénophon dans l'Economique, 4.12-17, fait un portrait de Cyrus le jeune (qu'il a bien connu) qui montre aussi que l'agriculture est très honorée en Orient, et que Cyrus lui-même n'hésitait pas à se salir les mains et s’enorgueillissait de ses compétences agricoles : 12 Alors, Critobule : « Si telle est, Socrate, dit-il, la conduite du roi, il me semble qu’il n’a pas moins soin de l’agriculture que de l’art militaire. 13 — Ce n’est pas tout, Critobule : quelque part qu’il séjourne, dans quelque pays qu’il aille, il veille à ce qu’il y ait de ces jardins, appelés paradis, qui sont remplis des plus belles et des meilleures productions que puisse donner la terre ; et il y reste aussi longtemps que dure la saison d’été. 14 — Par Zeus! dit Critobule, il faut donc, Socrate, que, partout où il séjourne, il veille à ce que les paradis soient parfaitement entretenus, pleins d’arbres et de tout ce que la terre produit de plus beau. 15 — On dit encore, Critobule, reprit Socrate, que quand le roi distribue des présents, il commence par appeler les meilleurs guerriers, parce qu’il est inutile de cultiver de grandes terres s’il n’y a pas d’hommes qui les protègent; puis il fait venir ceux qui savent le mieux rendre un terrain fertile, disant que les plus vaillants ne sauraient vivre s’il n’y avait pas de cultivateurs. 16 On raconte, enfin, que Cyrus , qui fut un prince fort illustre, dit un jour à ceux qu’il avait appelés pour les récompenser, que lui aussi aurait droit aux deux prix; car il prétendait être le plus habile soit à cultiver ses terres, soit à défendre ses cultures. 17 — Cyrus, par conséquent, mon cher Socrate, dit Critobule, ne se glorifiait pas moins, s’il a dit cela, de rendre les terres fertiles et de les bien préparer, que d’être habile à la guerre. On retrouve d'ailleurs toujours cette métaphore entre le bon jardinier et le bon roi...
Ceci dit, il y a des éléments plus "historiques" dans le récit de l'arrivée au pouvoir d'Abdalonymos. Le fait qu'Abdalonymos soit apparenté à la famille royale fait penser à Tennès, le père de Straton, qui s'est distingué entre 354 et 344 en étant un des leaders de la grande révolte des satrapies occidentales, de la Carie à l'Egypte en passant par Chypre et la Phénicie (cf. Diodore, XVI.42-45). Tennès a joué double jeu, mais la population de Sidon étaient massivement anti-Achéménide, et l'a payé le prix fort, la cité incendiée et détruite (Diodore parle de 40 000 morts dans l'incendie), spoliée d'une partie de ses terres et bien entendue de ses richesses. Straton va redresser la barre, mais au prix de sa soumission sans conditions, et vraisemblablement en s'appuyant sur la noblesse locale au dépend des mouvements populaires. Abdalonymos ou son père ont été sans doute victimes de ces évènements, et cela explique sans doute le soutien populaire qui l'entoure et la grogne de la noblesse à son égard. Dans la même veine, les cadeaux d'Alexandre, en particulier les dons de terres, sont moins une récompense pour le nouveau roi, que pour le peuple et une compensation des représailles perses 11 ans plus tôt. On revient en arrière, on replace un prince populiste apparenté à Tennès et on lui rend sa puissance et son faste d'antan, d'avant l'héroïque révolte contre le vilain oppresseur perse, leur ennemi commun.
C'est typique de la manière de faire d'Alexandre, très doué pour se trouver des amis qui l'aident à maintenir sa domination. Ici, il se mets les Sidoniens dans la poche et pourra se servir d'eux pour contrebalancer l'influence tyrienne. Il reste dans la légalité (Abdalonymos est un prince légitime), récompense systématique tous les ennemis actuels ou déchus des Perses (cf. les dynastes de Cilicie) et prend systématiquement le contre-pieds des Perses : Straton et ses sbires régnaient grâce au soutien de la noblesse, alors Alexandre donne le pouvoir au parti populiste. Si cela avait été l'inverse, il aurait donné le pouvoir au parti aristocratique : il s'appuie toujours sur la faction opposée, qui ainsi lui doit tout; il s'assure leur fidélité par ce lien de dépendance politique. Et hop, on se mets dans la poche une bonne partie de la Phénicie et seuls les Tyriens posent problème, et ils serviront d'exemple pour achever le calmer les autres... Ces deux messages vont ensemble, et cela a sans doute contribué à l'implosion de la flotte perse essentiellement phénicienne et chypriotes, alors en pleine contre-attaque et au ralliement de Chypre, où ni Alexandre ni aucun Macédonien n'a mis les pieds, où il aurait très difficilement eu les moyens de s'imposer par la force. Le passé récent et agité de la région a été une des principales raison de la relative facilité de l'aventure d'Alexandre dans toutes ces régions occidentales, Asie Mineure, Egypte, Levant, Babylonie. En exploitant la rancœur contre les Perses, en alternant flatteries et démonstrations de force brutales, en prenant le contre-pied des Achéménides en faveur des populations locales (cf. les Juifs par exemple), l'armée macédonienne a été très peu confrontée à des résistances locales (un peu en Syrie, et des poches en Asie Mineure): trois fois rien, ils se promènent la plupart du temps, jusqu'à l'arrivée aux Hautes satrapies, où se sera une autre paire de manche.
Pour la petite histoire, c'est Tennès qui a introduit en Perse Mentor de Rhodes, le frangin de Memnon, qui prendront beaucoup d'importance dans les dernières années des Rois des Rois.
Il y aurait pas mal à dire sur l'identification du destinataire du sarcophage. Certains éléments ne collent pas très bien avec Abdalonymos, même s'il reste le choix le plus vraisemblable. Mais ça, c'est à Hirsha de développer.
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