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Je viens de lire un roman qui me laisse sceptique : il se situe au VIème avant JC et il présente le jeune héros comme très amoureux de sa future femme. Ne pensez-vous pas qu'il s'agit là d'une projection de notre propre culture ?
C'est pour cela que je n'aime pas les romans historiques.
C'est déjà un travail sur soit très difficile pour un historien chevronné que de parvenir à s'affranchir (au moins en partie, pour la partie consciente, en totalité, c'est impossible, car notre subconscient et nos réflexes inconscients sont façonnés en partie par notre culture) de sa culture et du monde dans lequel on vit pour appréhender ceux de personnes ayant vécus il y a des siècles, voire des millénaires avant nous.
La société grecque antique, même si l'Occident d'aujourd'hui en est le lointain héritier (et je pense qu'il est d'avantage l'héritier d'un fantasme de cette période construit par les intellectuels du Moyen Age, et surtout de la Renaissance et après (notamment de la Révolution), était très éloignée de la nôtre. C'était une société païenne, aux repères moraux et sociaux assez différents. Et autant pour les grecs, nous avons des sources directes qui nous le laissent apréhender, autant c'est une démarche encore plus difficile et délicate pour des civilisations bien plus différentes et surtout qui ont laissé moins de traces (Gaulois, étrusques, carthaginois pour ne parler que de cette période).
L'être humain est un animal social. Si on trouve des éléments plus ou moins universels, c'est la culture et l'époque qui façonnent les sociétés et les mentalités.
Bien sûr que les Grecs anciens connaissaient l'amour! Cependant je pense qu'il était manifesté, s'exprimait et était considéré de manière très différente que de nos jours.
En outre, on considère toujours les sociétés du passé de façon très normalisées. Oui, officiellement, les mariages n'étaient pas des mariages d'amours (ils ne l'étaient pas plus en France il y a un siècle et demi.... le mariage n'a rien à voir avec l'amour: dans toutes les sociétés, c'est un arrangement, un contrat qui garantit la pérennité de la cellules sociale de base: la famille.... l'amour n'est qu'un élément secondaire, bienvenu s'il survient, dispensable si ça n'est pas le cas. L'amour dans les sociétés païennes a bien souvent lieu en dehors du couple marié.... pour les hommes. C'est là, entre autres, que les femmes ont souvent été très inégale avec les hommes, le soucis de la filiation et du statut des enfants les empêchant d'entretenir des amours extra conjugaux, du moins officiellement. Ceci dit la femme pouvait tout de même avoir des droits importants dans certaines civilisations, mais jamais celui là..... Chez les Grecs et les Romains, elles n'étaient que des citoyennes de seconde zone), mais la réalité d'une société ne s'examine pas uniquement qu'à l'aune de ses composantes officielles et normales. Les dissidences, transgressions, cas particuliers, en font tout autant partie et révèlent parfois plus de choses que la norme idéalement appliquée à tous.
Ce n'est pas parce que la société grecque normalisée de l'époque voyait les relations hommes/femmes d'une certaine manière, que tous s'y conformaient et qu'un jeune homme ne pouvait pas s'éprendre follement de sa future épouse. Il sera mal vu par la société, peut-être considéré comme un sot ou je ne sais quoi, mais ça n'est en rien impossible. Par contre, ça ne s'exprimera pas à la twilight (qui est d'ailleurs une vision très normalisée, conformiste et carricaturale de l'amour dans la culture occidentale contemporaine).
Le problème pour le romancier, c'est que les sources, de fait, ne parlent que très rarement de ces cas là. Les mythes, en revanche, sont remplis d'exemples de ce type, et il est clair que l'amour entre personnes de sexes différents est mis en avant dans la mythologie greco romaine. Mais encore faut-il peut-être prendre en compte le "filtrage" qui a pu être fait durant les deux millénaires qui nous séparent de ces sociétés dans les sources à notre disposition, que ces filtrages soient le fruit du hasard (perte/destruction de sources) ou conscient et volontaire (pour des raisons morales, culturelles, religieuses....etc).
Mais il est clair que dépeindre une relation amoureuse à l'époque grecque selon nos conceptions très individualistes et romantiques est bidon.
Raconter une relation amoureuse en Grèce ancienne n'est pas une aberration, mais la manière dont c'est raconter va faire la différence entre un bon et un mauvais roman.
Mais généralement, même dans des livres très documentés sur le plan matériel, ce sont les comportements, réactions et mentalités des personnages qui sont complètement anachroniques, parce que c'est une réalité très difficile à apréhender. Quand on étudie le passé, surtout lointain, notre existence (qui nous fait prendre ce laps de temps très court qu'est notre vie comme une norme) est une prison et il est très dur de voir au-delà.
C'est pourquoi la plupart des romans historiques que j'ai pu lire nous en apprennent bien plus sur notre époque: nos normes, notre vision du monde, nos repères moraux, que sur les civilisations et époques qu'ils prétendent dépeindre.
Une autre raison est que dans un roman historique, il s'agit de décrire, et donc d'affirmer, un certain nombre de chose, alors que faire de l'Histoire, c'est avant tout poser une foule de questions dont beaucoup ne trouveront jamais de réponses (impossible de bâtir une intrigue et des personnages sans repères bien établis, sur des incertitudes et des à priori).