Sinon, pour en revenir à Alexandre, si sa conquête n'a pas eu tant de conséquences historiques finalement, il y a une chose assez fascinante chez lui, c'est cette volonté de ne jamais s'arrêter.
Il y a un autre personnage de l'Antiquité qui lui ressemble beaucoup : son neveu Pyrrhus. Plutarque nous dit de Pyrrhus : « Il roulait toujours d’espérances en espérances, ne voyait dans ses succès qu’une étape vers d’autres succès et il voulait réparer ses échecs par d’autres entreprises : la défaite, pas plus que la victoire, ne mettait fin à l’agitation qu’il créait et subissait tour à tour. »
Plutarque nous rapporte aussi un célèbre dialogue, peut-être apocryphe mais représentatif, entre Pyrrhus et son conseiller Cinéas :
- On dit, Pyrrhus, que les Romains sont fort bons guerriers, et qu’ils commandent à plusieurs nations vaillantes. Si les dieux nous donnent de les vaincre, quel usage ferons-nous de la victoire? - Cinéas, la chose est évidente : les Romains, une fois vaincus, il n’y aura pas dans le pays une ville barbare ou grecque capable de nous résister ; et nous aurons bientôt toute l'Italie, dont tu dois connaître mieux que tout autre la grandeur, la valeur et la puissance. - Maîtres de l’Italie, roi, que ferons-nous ? - La Sicile est proche et nous tend les bras ; c’est une île riche et populeuse, et d’une conquête aisée ; car tout y est sédition et anarchie dans les villes ; tout y est au caprice de quelques harangueurs populaires depuis la mort d’Agathoclès. - Cela est bien probable, mais ne sera-ce point le terme de notre expédition, d’avoir pris la Sicile ? - Que les dieux nous accordent victoire et succès ! Nous n’aurons fait que préluder à de plus grandes choses. Et comment ne pas jeter la main sur la Libye et Carthage, en les voyant si bien à portée, quand Agathoclès, s’échappant secrètement de Syracuse et traversant la mer avec si peu de vaisseaux, a bien failli s’en emparer ? Et quand nous serons maîtres de ces contrées, en est-il un seul qui ose nous résister, de tous ces ennemis qui maintenant nous insultent ? en est-il un ? - Non sans doute. Il est évident qu’avec de telles forces, il nous sera facile de reconquérir la Macédoine, et d’affermir notre domination sur la Grèce. Mais quand tout sera soumis, que ferons-nous alors ? » - Alors, mon très cher, nous jouirons de la vie tout à notre aise, buvant et banquetant tout le jour, et nous délectant en propos aimables. - Eh bien ! qui nous empêche maintenant de boire et de banqueter, et de passer le temps à causer si nous le voulons, puisque nous avons maintenant, et sans plus nous travailler, ce que nous ne devrions acquérir qu’au prix de beaucoup de sang, de fatigues et de dangers, et de beaucoup de mal que nous irions faire aux autres et souffrir nous-mêmes Ces paroles de Cinéas contrarièrent Pyrrhus sans le faire changer de résolution.
On retrouve beaucoup d'Alexandre dans ce dialogue... Pyrrhus faisait également partie de ces gens qui ne pouvaient s’arrêter, pour qui la vie et les aventures étaient leur propre finalité. Avec pénétration, Justin a décelé chez Pyrrhus la tendance à chercher sa jouissance dans la guerre pour la guerre, plutôt que dans les empires que la guerre édifie. Dans ses Pensées, Pascal dit que Pyrrhus n’était pas le genre d’homme qui « pût se contenter de soi-même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son cœur d'espérances imaginaires. Pyrrhus ne pouvait être heureux ni avant ni après avoir conquis le monde. »
C’est la conquête elle-même et l’aventure, le danger et l’héroïsme qui en découlaient qui le poussaient à vouloir toujours plus, à ne jamais s’arrêter, ne jamais se contenter de ce qu’il avait. Il n’y avait pas d’objectif final à sa vie aventureuse et guerrière. Il ne conquérait pas pour établir un empire, fonder une dynastie etc. Il conquérait pour l’amour de la conquête et de l’aventure.
On retrouve d'ailleurs cette idée chez certains grands voyageurs beaucoup plus proches de nous dans le temps. Robert Louis Stevenson (Voyage avec un âne dans les Cévennes) a parfaitement résumé sa conception du voyage lorsqu’il dit : « En vérité, je ne voyage pas, moi, pour atteindre un endroit précis, mais pour marcher : simple plaisir de voyager. »
Le voyage sans finalité, sans but précis, le voyage pour le voyage. C’est le trajet, le déplacement, la découverte, les difficultés, les rencontres, le danger parfois, qui font le voyage et non la destination finale. On ne voyage pas pour aller quelque part, on voyage pour se déplacer, pour sentir ce déplacement. Nicolas Bouvier (L’usage du monde) ne disait pas autre chose : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui même. On croit qu'on va faire un voyage mais bientôt c'est le voyage qui vous fait ou vous défait. »
Kessel nous a également fait un très beau commentaire sur Mermoz dans sa biographie sur l'archange. De mémoire, c'était quelque chose comme : Mermoz grimpait l'échelle de l'aventure, se dépassait sans cesse et continuait, sans regarder derrière lui car pour des hommes comme lui, cette échelle n’avait pas de fin…
Il me semble qu’Alexandre était de même nature que tous ces conquérants/aventuriers/voyageurs. Son périple ne devait se terminer qu’avec sa mort. Il n’avait d’autre finalité que lui-même. Ce que n'ont pas compris ses soldats et son entourage...
|