Il ne faut pas confondre la situation du IVe siècle et celle du Ve siècle. Le problème ici, est que l'ordre de Constance ne concerne pas une grande partie de l'armée de Julien comme semble le dire Werner, mais ses unités d'élite ; les auxiliaires palatins, qui sont de toutes les batailles à l'époque. Se sont des troupes redoutable, d'une fidélité éprouvée mais d'une susceptibilité assez proverbiale... comme le sont les soldats romains en général. Lorsque Constance envoie l'ordre à Julien César de lui envoyer ces unités, l'idée est avant tout politique ; Constance est jaloux des succès de Julien et craint que celui-ci, fort de sa gloire, ne brigue le titre d'Auguste. C'est pour cette raison qu'il souhaite le déposséder de ces forces d'élite. Or, ces unités très germanisées fonctionnent selon des liens d'hommes à homme et Julien a réussi à se faire accepter comme chef en prouvant sa valeur et en partageant le quotidien de ses troupes. Cela pèse dans la décision des soldats pour l'éleber, à la manière germanique au titre suprême. Mais prenez les sources, et Ammien est prolixe sur le sujet ;
[20,4] (1) Une invasion des Perses était imminente; nos avant- postes en étaient prévenus par tous les transfuges, et Constance accourait au secours de l'Orient. Mais son coeur était dévoré d'envie devant l'éclatant témoignage que proclamait la renommée des travaux et des vertus héroïques de Julien: les Alamans terrassés, les cités de la Gaule arrachées aux mains des barbares, eux-mêmes soumis et devenus tributaires; autant de blessures portées à sa vanité jalouse. (2) Il craignit que l'avenir ne lui en réservât de plus cruelles encore; et, par le conseil, dit-on, du préfet Florence, il envoya en Gaule Décence, tribun des notaires, avec mission de tirer de l'armée de Julien toutes les troupes auxiliaires, composées d'Hérules, de Bataves, de Pétulants et de Celtes; de réunir trois cents hommes choisis dans les autres corps, et de diriger le tout sur l'Orient, avec assez de diligence pour que ces troupes pussent au printemps entrer en ligne contre les Perses. (3) Lupicin était nominativement désigné pour commander ce détachement; car on ignorait encore à la cour l'expédition de Bretagne. De plus, Sintula, grand écuyer de César, reçut l'ordre de prendre l'élite des scutaires et des gentils, et de se mettre à la tête de cet autre démembrement de l'armée des Gaules. (4) Julien se soumit sans murmure, déterminé à déférer en tout à la volonté supérieure. Il ne put cependant s'empêcher de protester contre tout emploi de contrainte à l'égard des soldats natifs d'outre-Rhin, qui, venant lui offrir leurs bras, avaient stipulé qu'on ne les ferait jamais servir au-delà des Alpes. C'était, disait-il, une clause toujours insérée par les barbares dans leurs engagements volontaires; y porter atteinte était compromettre cette voie de recrutement pour l'avenir. Mais il parlait en vain. (5) Le tribun, sans avoir égard à ses remontrances, exécuta strictement ses ordres. Il écréma auxiliaires et légions de leurs soldats les plus vigoureux et les plus dispos, et partit avec cette élite, tout joyeux de s'être acquis par là de nouveaux titres aux faveurs de la cour. (6) Restait à expédier le complément des troupes demandées. César éprouvait une anxiété des plus vives. Il avait affaire aux plus farouches des soldats, et les ordres de l'empereur étaient péremptoires. Dans son embarras, qu'augmentait l'absence du général de la cavalerie, il manda près de lui le préfet, qui s'était rendu à Vienne sous prétexte de s'occuper des subsistances, mais en réalité pour s'éloigner du théâtre de la crise. (7) Florence passait effectivement pour avoir, dans des rapports antérieurs, fortement appuyé près de Constance sur l'esprit militaire des corps employés à la défense des Gaules, sur l'effroi qu'ils inspiraient aux barbares, et pour avoir, par ces raisons mêmes, conclu au retrait de ces troupes. (8) À l'invitation de Julien de venir l'aider de ses avis, il ne répondit que par un refus obstiné. La lettre de ce dernier, en effet, disait en termes formels (ce qui était loin de rassurer Florence) que le poste du préfet était près du général dans les moments difficiles. Julien ajoutait que s'il persistait à le laisser seul, il allait lui-même déposer le titre de César, préférant la mort à la responsabilité terrible qui allait peser sur lui. Mais toutes les raisons vinrent se briser contre l'opiniâtreté du préfet. (9) Ainsi livré à ses incertitudes par l'absence d'un de ses conseils et la pusillanimité de l'autre, Julien, après quelque hésitation, jugea n'avoir d'autre parti à prendre que de presser officiellement le départ, et fit mettre en marche les troupes déjà sorties de leurs quartiers. (10) Au moment où l'on publiait l'ordre, un pamphlet fut jeté au pied des enseignes des Pétulants. Entre autres excitations il contenait ce qui suit: "On nous relègue aux extrémités du monde, comme des proscrits, des malfaiteurs; et nos familles, que nous avons, au prix de tant de sang, arrachées à la servitude, vont retomber sous le joug des Alamans." (11) Cette pièce fut portée au quartier général et lue par Julien, qui, reconnaissant quelque justesse dans la plainte, permit aux femmes et aux enfants des soldats de les suivre en Orient, et mit à leur disposition les transports publics. Comme on hésitait sur la route qu'on leur ferait prendre, le notaire Ducence proposa de leur faire traverser Paris, que Julien n'avait pas encore quitté; et cet avis prévalut. (12) À l'entrée des troupes dans le faubourg, le prince alla au-devant, selon sa coutume. Il adressa la parole à tous ceux qui lui étaient connus, les loua individuellement de leurs bons services, et les engagea tous à se féliciter de rejoindre le drapeau de l'empereur: "Là, disait-il, ainsi que la générosité, la puissance était illimitée; là les attendaient enfin des récompenses dignes d'eux." (13) Pour leur faire plus d'honneur, il réunit les chefs dans un dîner d'adieux, les invitant à lui adresser en toute liberté leurs demandes. Mais la bienveillance même de son accueil augmentait l'amertume de leurs regrets; et l'on rentra dans ses quartiers ne sachant ce qu'on devait déplorer le plus de la nécessité de quitter un pareil chef, ou de celle de s'expatrier. (14) Vers le milieu de la nuit les esprits s'échauffent, l'aigreur du chagrin se tourne en désespoir, et bientôt en révolte. On court aux armes; on se porte en grande rumeur vers le palais; on en bloque toutes les issues. D'effroyables clameurs proclament aussitôt Julien Auguste, en insistant obstinément pour qu'il ait à se montrer. Il était nuit; force leur fut d'attendre. Mais au point du jour le prince, réduit enfin à paraître, est de nouveau salué du nom d'Auguste par un concert unanime d'acclamations. (15) Cependant Julien restait inflexible. Il adjurait tous et chacun d'eux, tantôt avec l'accent de l'indignation, tantôt en étendant vers eux des mains suppliantes, de ne pas ternir par un acte odieux l'éclat de tant de victoires: c'était le déchirement de l'État qu'ils allaient opérer par cette manifestation inconsidérée. Puis, profitant d'un moment de calme, il ajouta, du ton le plus conciliant: (16) "Point d'emportement, je vous en supplie: ce que vous désirez tous peut être obtenu sans révolution, sans guerre civile. Puisque le sol de la patrie a tant de charmes pour vous, puisque vous craignez tant le voyage, retournez dans vos cantonnements: nul de vous, contre son gré, ne verra le revers des Alpes. Je me charge, moi, de vous justifier. La haute sagesse et la prudence d'Auguste sauront comprendre mes raisons." (17) De toutes parts à ces mots les clameurs éclatent avec une force nouvelle, et les reproches et les injures commencent à s'y mêler. César se vit enfin forcé de souscrire à leur exigence. Élevé sur le bouclier d'un fantassin, il fut salué Auguste tout d'une voix. On voulut ensuite qu'il ceignît le diadème; et comme il déclara n'avoir jamais eu d'ornement semblable en sa possession, on demanda le collier de sa femme, ou sa parure de tête. (18) Julien s'y refusa, disant qu'un ajustement féminin inaugurerait mal un commencement de règne. On se rabattit alors sur une aigrette de cheval, afin qu'à défaut de couronne un insigne quelconque annonçât en lui le pouvoir suprême. Mais Julien s'en défendit encore, alléguant l'impropriété d'un pareil ornement. Alors un certain Maurus; promu depuis à la dignité de comte, qu'il soutint assez mal au pas de Sucques, mais qui n'était alors que simple hastaire dans lés Pétulants, détacha le collier qui le distinguait comme porte-dragon, et le mit audacieusement sur la tête de Julien. Celui-ci, poussé à bout, comprit qu'il y allait de la vie de persister dans son refus, et promit à chaque soldat cinq sous d'or et une livre d'argent. (19) Mais toute cette transaction n'était pas faite pour tranquilliser Julien, qui en voyait clairement les conséquences. Il mit le diadème de côté, se renferma chez lui, et s'abstint de vaquer aux affaires même les plus urgentes. (20) Tandis qu'il va dans son trouble chercher les recoins les plus obscurs de sa demeure, un décurion du palais, poste qui donne une certaine considération, se met à parcourir précipitamment les quartiers des Pétulants et des Celtes, en criant à tue-tête qu'un horrible forfait vient d'être commis. Celui que leur choix, la veille, a proclamé empereur, un assassin l'a frappé dans l'ombre. (21) Grande rumeur parmi les soldats, dont la turbulence est prompte à s'émouvoir avec ou sans connaissance de cause: les voilà qui brandissent leurs javelots, tirent leurs épées, et courent confusément, comme c'est l'ordinaire dans les émeutes, occuper de vive force les issues du palais. L'effroi s'empare des sentinelles, des tribuns de la garde et du comte Excubitor, qui en avait le commandement suprême. Connaissant de longue main l'esprit révolutionnaire des soldats, les officiers supposent un coup monté, et chacun s'enfuit de son côté pour sauver sa vie. (22) Cependant, au calme profond qui règne dans le palais, l'effervescence s'apaise. Interrogés sur la cause de cette irruption si brusque et si étrange, aucun d'abord ne sait que répondre. C'est, disent-ils enfin, qu'ils ont craint pour la sûreté du prince. Ils ne quittèrent la place néanmoins qu'après l'avoir vu lui-même en costume impérial dans la salle du conseil, où il fallut absolument qu'ils fussent introduits.
Voilà en quels terme Ammien nous raconte les évènements. On voit clairement combien les soldats se sont ancrés dans le sol qu'ils défendent et ils refusent de laisser leur familles sans protection. Les soldats barbares complète cela par un refus catégorique lors de leur incorporation de dépasser les Alpes. Par la suite, ces soldats vont quitter la Gaule pacifiée par Julien pour suivre leur chef, leurs familles les accompagnant vers l'Orient grâce aux véhicules du service des postes. Les barbares qui pénètrent dans l'armée de même que les pérégrins... font souches à l'endroit de leur garnison et l'armée n'est pas un simple monde militaire. Il est vrai que la Gaule dans son ensemble ne se sent pas concernée et que des bagaudes éclatent ; mais remarquer combien ce phénomène est localisé au centre du territoire... Il en va toujours ainsi et si vous regardez la provenances des soldats sous Louis XIV vous verrez combien ceux originaires des frontières sont nombreux... La Gaule se moque-t-elle du sort des frontières? Sans doute pour une large partie de son territoire, mais il en va de même pour l'ensemble de l'Empire. Pourquoi les Illyriens peuplent les rangs de l'armée au IIIe siècle? Parce que la pression est la plus forte à cette endroit à ce moment. Les choses sont simples. Les Gaulois des frontières continuent à suivre des carrières militaires comme leur pères et grand pères parce que l'État les y obligent. Mais Ammien explicite également leur implication : 25, 6, 13 : On finit à regret par céder, et donner l'ordre aux Germains et aux Gaulois du Nord d'entrer les premiers dans le fleuve. (id impetratur aegerrime, ut mixti cum arctois Germanis Galli amnem primi omnium penetrarent). La distinction me semble claire entre Gaulois et Germains. 20, 8, 15 : La persuasion ni la force (je crois pouvoir l'affirmer) n'obtiendront des Gaules l'envoi de leurs recrues dans de lointains parages. Cette contrée a été trop longuement, trop cruellement éprouvée. Lui enlever sa jeunesse valide serait lui porter le dernier coup, par la réminiscence de ce qu'elle a souffert, et par l'anticipation de ce qui lui serait encore réservé. Encore une preuve de l'origine de soldats Gaulois, attachés à leur sol... Et surtout 15, 12, 3 : Le Gaulois est soldat à tout âge. Jeunes, vieux courent au combat de même ardeur; et il n'est rien que ne puissent braver ces corps endurcis par un climat rigoureux et par un constant exercice. L'habitude locale en Italie de s'amputer le pouce pour échapper au service militaire, et l'épithète de "murcus" (poltron) qui en dérive, sont choses inconnues chez eux. Ceci est sans doute un peu d'ethnographie romaine, mais il me semble qu'Ammien est souvent dans le vrai ; il n'est pas homme à mentir et tout son travail en est l'expression même. Ce sont des preuves de la permanence du recrutement provincial de l'époque, injustement sous estimé alors qu'il représente encore sans doute la majorité. Le recrutement barbare existe bien entendu dans des proportions importantes, mais il en a toujours été ainsi, même s'il était plus marginal.
_________________ Scribant reliqua potiores, aetate doctrinisque florentes. quos id, si libuerit, adgressuros, procudere linguas ad maiores moneo stilos. Amm. XXXI, 16, 9.
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