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Message Publié : 20 Juil 2019 22:22 
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Jean Froissart
Jean Froissart
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CRHIA-MASTER 2- RIHMA


«Le déclin des empires»

Sylvain Janniard


La question que je me suis posée avec cette communication, est : Comment interpréter ou comment ont été interprétées les relations entre la fin de l'empire romain d'Occident et les mouvements des Barbares (je ne rentre pas dans la définition du terme de Barbare, ici j'emploie une extension très large, ce sont toutes les populations extérieures à l'empire, car, le fait même justement de définir le Barbare ou le Germain (tous ne sont pas des Germains) fait partie intégrante d'un débat historiographique profond).

Le rôle que les Barbares ont joué a été présenté sous la forme d'une alternative relativement simple : ont-ils été les spectateurs innocents d'une mort naturelle ou, au contraire, ont-ils été des assassins ? Vous savez que le grand historien de l'empire romain, André Piganiol, dans son L'Empire chrétien, écrit en 1944, mais paru en 1947, dans le dernier chapitre qu'il intitule sobrement La Catastrophe, parle en ces termes : «L'empire n'est pas mort de sa mort naturelle, il a été assassiné». Bien sûr il pensait à l'assassinat qu'avait connu une autre civilisation quelques années auparavant.

Depuis Piganiol, les historiens, qu'on pourrait appeler classicisants, sans aucune arrière pensée négative, quelqu'un comme, par exemple, Arnold Jones, dans son très beau et très utile manifeste de l'historiographie sur le sujet, The later Roman Empire, de 1964, considère aussi que l'empire a été assassiné par les Barbares. Un peu plus récemment, l'Historien berlinois Alexander Demands fait de même dans un ouvrage intitulé Der Fall Rom en 1984. Petite parenthèse, Jones fait aussi partie de ceux qui en 1964 décrivait l'Empire miné de l'intérieur par les bouches inutiles, y compris les moines, le clergé et il incluait l'armée, qui consommait sans produire et qui en plus ne faisait pas son travail. Néanmoins, il considérait que, malgré ces failles intérieures c'étaient les Barbares les véritables responsables. J'aurais tendance, si je peux apporter ma propre pierre historiographique à l'édifice, à penser que, si on veut citer la métaphore de la mort naturelle, de la mort biologique, le «suicide assisté» serait peut-être plus une solution plus intéressante que l'alternative entre assassinat ou mort naturelle.

Alors traditionnellement, quand on analyse l'historiographie de cette période ou le rôle que les Barbares ont joué dans la fin de l'empire romain, on trace de façon assez grossière une division entre les historiens méditerranéens, en gros français et italiens, pour lesquels en effet il y a eu des invasions barbares violentes et destructrices et qu'elles sont responsables de la chute de l'empire, et de l'autre côté une historiographie plutôt anglo-saxonne (allemande, britannique et américaine plus tard), qui préfère parler de migration de peuples, peut-être plus lénifiante, plus sensible aux interactions entre les peuples extérieures et l'empire, moins prompte à voir dans ces mouvements de population des effets destructeurs. Or, cette division n'a jamais été pertinente, et à l'heure actuelle elle ne l'est absolument plus. En revanche, une autre division avancée, plus intéressante est la division entre ceux que, en reprenant le vocabulaire de ceux qui ont travaillé sur les constitutionnalistes du XVIIIe siècle, on appelle les «germanisants» opposés aux «romanisants». Alors, la thèse germanisante sur la fin de l'empire romain est la suivante : tout ce qui suit l'empire romain à la constitution des états proto-médiévaux est entièrement le produit de l'invasion des Germains, qu'il faille d 'ailleurs le louer ou le regretter. C'est donc une thèse qui nie toute transformation interne de l'empire. Les Germains auraient migré en masse avec leur propre culture, institutions politiques et ils auraient en quelque sorte bâti de nouvelles sociétés.

A cela s'oppose une vison romanisante, on parle aussi souvent de «vision continuiste» : les Barbares dans cette dernière vision, n'étaient pas suffisamment nombreux pour changer fondamentalement la société et les pratiques romaines, que ce soit en matière d'administration ou de politique et de toute façon, les Barbares cherchaient à se conformer au modèle romain. C'est une supposition qui a été largement défendue, en particulier dans l'historiographie anglo-saxonne, plusieurs noms viennent à l'esprit ; je vous ai amené le dernier ouvrage de l'un des plus grands représentants de ce courant, l'historien, qui a commence sa carrière au canada (Toronto 1960-1999) puis est venu aux États-Unis (Yale University), Walter Goffart et c'est un assez bon résumé de sa pensée, Barbarian Tides(1), dans lequel on a très largement diffusée cette idée sous une forme moderne. C'est aussi la position continuiste qui est largement adoptée par les médiévistes français, depuis notamment les travaux de Ferdinand Lot, sa fameuse mise au point sur les relations romano-germaniques, qu'il avait intitulé en 1965, la pénétration mutuelle des mondes romain et germain. Si vous prenez le récent ouvrage sous la direction de Bruno Dumézil, Les Barbares, vous verrez, dans son introduction que chez les médiévistes français, c'est encore une position qui continue à être particulièrement dominante.


Après cette introduction rapide, je souhaite voir avec vous quelques points particuliers sur lesquels il y a encore un débat historiographique assez virulent.

Premier point, c'est justement la nature des mouvements, qui ont affecté l'empire, mouvement des Barbares. Peut-on parler d'invasions, un terme fortement connoté sur le plan militaire, il y a une volonté d'agression et la volonté de faire disparaître l'adversaire, ou au contraire de l'amputer de sa richesse ou de son territoire. Si l'on regarde l'histoire de l'Empire d'Occident au Ve siècle, on s'aperçoit qu'en réalité les périodes d'invasion proprement dites sont relativement peu nombreuses. Cela se résume au tout début du Ve siècle aux mouvements des Goths en 401 vers l'Italie, des Vandales vers la Gaule en 406, et puis cela s'arrête là, et puis il y a une seconde grande phase d'invasion, après la période 401-406, les grandes invasions des Huns en 451 et 452. Donc, si, honnêtement, on s'intéresse à la chronologie, il est vrai que la notion d'invasion est quand même peu recevable. Donc, plutôt qu'invasion c'est très tôt dans l'historiographie, est apparu pour la remplacer l'idée de la migration, qui n'est d'ailleurs pas forcément plus pacifique. La migration peut aboutir aussi à la conquête. Ce n'est pas une question d'opposer la violence à au contraire, l'assimilation. Mais c'est plutôt l'idée que dans la migration, ce qui compte ce n'est pas la volonté destructrice, mais c'est plutôt la contrainte mise, au départ de la population germanique, éventuellement la négociation avec l'Empire pour recevoir les Germains, et ce qui est mis aussi en avant, dans cette notion de migration, c'est le caractère massif des déplacements. Donc, dès le XVIe siècle, les historiens et les philologues allemands ou italiens, on pourrait citer Piccolomini, on pourrait citer Konrad Peuttinger, dans son édition de l’œuvre de Procope, en 1515 ( cf Annie) apparaît donc en latin le terme de migratio de peuples pour parler des mouvements des Barbares. Le premier ouvrage de l'historiographie allemande consacré au sujet, est l'oeuvre d'un historien viennois, Wolfgang Laz qui écrit en 1557, un très beau De gentium migratonibus. Le terme que nous utilisons, nous, souvent et en particulier dans l'historiographie allemande, pour désigner ces mouvements le terme de Volkerwanderung dont la traduction est relativement complexe, «migration de peuples» ne lui rend pas complètement justice. Le terme allemand lui n'apparaît en revanche qu'en 1746 dans le lexique universel de Zedler.

Soit pour migration, mais alors avec migration en fait on a rien dit : qui migre ? S'agit il de peuples, de peuples entiers avec leur unité, mais quelle unité, nationale ou politique ? Unité ethnique ? Et l'unité ethnique de peuples en marche, et vous avez reconnu là bien entendu les thèmes du romantisme allemand, Schiller, Herbert qui voit dans les migrations des Barbares au IVe et Ve siècles une sorte de mouvement massif de peuples, qui serait l'expression historique des peuples du Nord en marche vers la Méditerranée. Eux n'utilisent pas Volkerwanderung, ils utilisent le beaucoup plus brutal Volkersturm, tempête du peuple, le grand renversement de l'Empire, bousculé par tous ces peuples.

Mais migration peut aussi recevoir, même si je vous ai dit qu'on entend par migration plutôt l'attitude de la population, une acception plus restreinte et les migrants peuvent être aussi, dans l'historiographie en tout cas, des groupes restreints. Là encore groupes restreints qui sont constitués sur des bases peut-être militaires, troupes de guerriers, ou une base familiale. Et c'est notamment, par exemple, au moment où donc au début du XVIIIe siècle, on parle de Volkerwanderung et de déplacement massif de population, en Allemagne, c'est le moment où chez les constitutionnalistes français justement, on a une vision des invasions des Francs sur le territoire gaulois en terme de «petits groupes» de peuples, et vous savez que cette vision particulière s'explique par le fait qu'il y a un débat sur l'origine, évidemment, de la noblesse française, sur l'origine de ses droits, sur l'origine de la Monarchie française et le débat est, semble t-il réglé par référence au mouvement de groupes militaires francs qui se seraient installés en Gaule, auraient pris possession du territoire gaulois et auraient imposé leur ordre politique et militaire à ce qui allait devenir la France. Avec des interprétations, bien entendu, très différentes que vous connaissez tous, en 1727, le fameux traité de Boulainvilliers, qui voit donc dans les Francs les précurseurs de la noblesse française, donc des guerriers libres non soumis à l'autorité d'un roi, qui aurait été en quelque sorte le lointain héritier des empereurs romains décadents puis finalement éliminés. Et puis d'autres variantes, la réponse immédiate de Dubos, en 1735, qui voit au contraire ces petits groupes de Francs, comme des serviteurs de l'Empire, et donc le roi de France comme l'héritier d'un souverain romain qui avait imposé son autorité aux Francs et qui n'avait pas été dominé par eux. Et puis, vous connaissez la fin de l'histoire, c'est le contrepoint amené par Sieyès, Qu'est ce que le Tiers-État ? en 1789, francs ou pas Francs peu importe, ce qui compte c'était les gallo-romains qui eux constituent le cœur de la nation française et qui finalement n'ont pas grand chose à voir avec tous vos Francs.

Je me permets de signaler que souvent ce qu'on interprète comme un débat purement français a touché toutes les nations européennes : l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie avec la question où à chaque fois le nom du peuple change : pour l'Italie ce sont les Lombards, les Anglais les saxons et même il y a eu des travaux qui interprétaient toute l'histoire de la naissance européenne en ces termes ; notamment ce sont les travaux de Johan Chakwitz, juriste allemand, place ce débat, plutôt place cette histoire dans un contexte européen et propose un vaste panorama de toute la naissance des noblesse européennes en termes justement d'apport de groupes barbares.

Alors cette idée de petits groupes envahissant l'Empire ou s'installant dans l'Empire, migrant dans l'Empire a eu une très grande fortune, plutôt donc dans les écoles françaises, francophones, avec Henri Pirenne, avec l'école de Toronto et le principal représentant, Walter Goffard, ce que j'appelle école de Toronto, c'est justement Goffard et ses élèves (en effet il a passé presque toute sa vie à enseigner à Toronto), qui justement, à la fois, refuse bien sûr l'idée d'un effondrement du fait des Barbares, refuse aussi l'idée d'une migration massive et il a donné naissance à une véritable école de pensée historique. On pourrait alors citer parmi ses élèves, Michael Kulikowski(2) ou Andrew ---- (?). C'est aussi le cas de farouches adversaires de cette école de Toronto, que j'appelle l'«école de Vienne» (leur base institutionnelle se situe à l'Académie des Sciences d'Autriche à Vienne) et dont j'aurai l'occasion de reparler, je ne rentre donc pas véritablement dans le détail, mais au moins même s'ils s'opposent sur beaucoup de choses, Viennois et Canadiens sont d'accord sur le fait qu'il ne faut pas voir les migrations comme de vastes mouvements de peuple qui auraient submergé la population.

Je fais une petite digression archéologique, même si je sors légèrement de mon domaine : il faut voir que ce débat sur «invasion» et/ou «migration» aussi reposait sur une interprétation matérielle, qui était particulièrement biaisée et orientée. Une interprétation dont l’acmé s'est trouvée exprimée dans les travaux de Gustav Kossinna(3), que les contemporanéistes connaissent peut-être mieux comme le père de l'interprétation archéologique du nationalisme allemand. Plusieurs de ses ouvrages sont assez connus, avec de multiples rééditions. Il est souvent associé au nazisme, même s'il est mort en 1931, donc le malheureux n'a pas eu de rôle ni institutionnel ni politique, dans l'État nazi de Hitler, même s'il a par ses travaux irrigué la pensée nazie. Je peux citer plusieurs de ses travaux comme la Préhistoire des Germains, première édition en 1912 ; on peut citer aussi Ursprung und Verbreitung der Germanen.(1928), Origine et extension des Germains. Kossina n'est pas le seul à penser cela, mais c'est celui qui l'interprète de la façon la plus claire et donne le résumé le plus utile. Pour les archéologues de la fin du XIXe siècle, et du début du XXe siècle, je vous rappelle que c'est une science récente, à cette époque, l'interprétation des artefacts est simple : lorsqu'on trouve un groupement d'artefacts, relativement bien identifié, récurrent et bien circonscrit dans l'espace, et bien on peut associer à ce groupement un peuple. Si, donc ces artefacts se déplacent c'est que ce peuple s'est déplacé, peu importe s'il s'agit d'une invasion ou d'une migration. Et là encore, troisième a priori de cette analyse archéologique c'est que de façon identique, les cultures qui reçoivent ces migrants répondent de la même façon. Il y a une même réponse au stress induit par la migration ou par l'invasion, c'est-à-dire la disparition de la culture qui reçoit, un peu involontairement ces populations extérieures. Je vous rassure tout de suite, depuis presque deux générations, les archéologues ont cessé de penser en ces termes, et lorsqu'ils constatent la récurrence d'un matériel identique sur des sites relativement bien circonscrits dans l'espace, ils parlent plutôt de «systèmes d'interaction» culturels, sociaux, religieux, système d'interaction qui sont très mobiles, qui peuvent être modifiés par l'apport de population, même en petit nombre. Donc l'idée générale déplacement constant de population d'ouest en est ou d'est en ouest n'a plus l'air de plaire à nos collègues archéologues. Récemment les progrès techniques ont permis de replacer l'archéologie au centre des débats, ce sont notamment les progrès techniques relatifs à l'analyse des ADNs des populations anciennes et des populations récentes et en particulier aussi l'analyse des isotopes trouvés en particulier dans les dents des individus inhumés aux époques antiques. Ces deux sources d'informations pourraient éventuellement nous aider à distinguer dans une population donnée, les individus qui viennent de l'extérieur, donc pouvoir éventuellement quantifier leur nombre. Sauf, que, après des débuts assez tonitruants qui ont donné lieu à de grandes publications et de grands espoirs, dont on peut aussi discuter la légitimité sur le plan moral ou la valeur sur le plan scientifique, donc après des débuts tonitruants, on s'aperçoit que la collecte de l'ADN antique est extrêmement difficile, et que analyser le type de calcaire que l'on retrouve dans l'émail d'une dent peut éventuellement nous dire où l'individu a grandi, mais ne peut absolument pas nous dire la façon dont il se voyait lui-même, quel pouvait être son rapport aux autres, quelle langue il parlait et ainsi de suite, ce qui constitue précisément l'identité. Il faut donc utiliser tout cela avec beaucoup de précautions.


Parmi les autres questions (maintenant qu'on a réglé la question de migration ou invasion) quelles autres questions étaient posées au cours des siècles autour de cette relation entre barbares et romains ? Alors d'abord, la chronologie : quand ces migrations auraient-elles commencé ? Dans la perspective traditionnelle qui remonte au XVIe siècle, les barbares auraient toujours été en mouvement et leur premier mouvement aurait été la grande invasion des Cimbres et des Teutons à la charnière des IIe et Ier siècles avant notre ère. C'est par exemple ce qu'on retrouve chez le grand érudit historien Beatus Benanus, dans son Histoire des Germains, de 1531, et qui est encore repris chez certains historiens comme Alexander Demandt(4). Mais surtout depuis Léopold Von Ranke et ses travaux de la fin du XIXe siècle sur l'Histoire de l'Allemagne, et après cette Histoire de l'Allemagne, en particulier, on préfère voir le début de ces migrations dans le déplacement des Huns des steppes eurasiatiques vers le nord Caucase puis le bassin danubien, qui auraient eux-mêmes poussé les Goths devant eux, donc une chronologie qui placerait tous ces phénomènes vers la fin du IVe siècle, le dernier quart du IVe siècle de notre ère, et globalement dans l'historiographie c'est la date qui est retenue, même si on peut plus ou moins proposer des chronologies décalées par rapport à ce schéma global.

Autre élément, qui a fait l'objet d'importants débats historiographiques, les motifs, donc ce sont les migrations, peuples ou petits groupes, mais pourquoi se sont-ils déplacé ? Si on reprend la thèse des romantiques allemands c'est le tropisme méditerranéen, le Volksturm vers les terres heureuses et fertiles du bassin méditerranéen par opposition à la froideur, à l'humidité, à la stérilité des forêts germaniques. Thèse qui se retrouve chez certains historiens, mais qui là encore n'est plus vraiment en vogue.

Deuxième thèse peut-être plus intéressante, la croissance démographique. Ces populations auraient connu, à partir peut-être du IIe-IIIe siècle, sous l'effet de leur vitalité naturelle, si on parle un peu comme Kossina, un accroissement de population qui aurait rendu nécessaire la migration massive. Là encore c'est une thèse plutôt liée à l'historiographie allemande de la fin du XIXe siècle et début XXe siècle et qu'on a tendance a abandonner, d'autant plus qu'elle n'est pas tellement documentée archéologiquement.

Troisième hypothèse, la théorie des dominos, dont on a déjà parlé, avec l'invasion des Huns, qui est assez simple : le grand mouvement des steppes eurasiatiques commencé par les Huns au milieu du IVe siècle a poussé devant lui toutes les autres populations germaniques qui se seraient précipité sur l'empire romain. C'est une hypothèse qui continue à avoir des thuriféraires, notamment un certain Peter J. Heather5, qui a longtemps été professeur à King's College, aujourd'hui je crois qu'il est à Yssiel (?). C'est l'idée qu'il développe effectivement dans de multiples travaux depuis 1995 et dont vous avez peut-être lu les derniers aboutissements, puisque certains de ses ouvrages ont été traduits (La chute de l'empire romain par exemple). C'est une théorie qui est tout à fait valide et il est certain que les déplacements de population dans les steppes eurasiatiques et aussi dans les steppes pontiques, ont abouti à des recompositions politiques et à ce que Wolfram6 et les siens, les écoles viennoises appellent l'«alternative» : soit les Germains devaient se tourner vers l'Empire pour se protéger contre les Huns, soit ils s'aggloméraient à l'empire des Huns. Ce n'est pas une hypothèse complètement à repousser.

Hypothèse beaucoup plus récente, beaucoup plus intéressante, qui a été développée par l'école de Vienne, dont je vais vous parler tout de suite, explique au contraire les migrations en termes d'interactions entre les populations barbares et l'Empire. A partir du Ier siècle de notre ère, le pouvoir romain a porté son pouvoir justement jusqu'au Rhin et jusqu'au Danube et a commencé à exercer sur les populations immédiatement voisines de ces deux fleuves, une politique extérieure active qui visait justement à maintenir les populations extérieures dans sa dépendance. Politique qui prenait différentes formes. La conséquence de l'intervention des Romains sur les structures politiques romaines aurait abouti à un «renforcement» des structures politiques des sociétés barbares et l'aboutissement de ce renforcement ce serait l'apparition au début du IIIe siècle de larges confédérations de peuples (Alamans, Francs, Goths...) et c'est cette intervention des Romains dans les structures sociales et politiques extérieures, qui serait responsable finalement de l'accroissement de l'autorité politique de quelques peuples, de quelques souverains barbares, lesquels auraient, forts de cette nouvelle puissance qui leur permettait de lever des armées nombreuses, plus efficaces, de pouvoir rester en campagne plus longtemps, auraient eu envie de se servir directement sur l'Empire plutôt que d'attendre les cadeaux diplomatiques.


C'est donc une thèse qui a trouvé sa principale expression dans ce qu'on appelle l'école de Vienne, qui remonte au début des années 60, avez les travaux de Reinhardt Wenskus sur l'origine des peuples germaniques (die Stämme, tribus) et c'est un processus qu'il a très finement analysé et ses élèves, aussi bien Walter Pohl que Herwig Wolfram, qui continue à enseigner à Vienne, ont largement développé cette idée, qui est aussi reprise par l'historiographie anglo-saxonne, américaine et allemande (cf Herwig Wolfram, L'empire romain et ses voisins germaniques, traduit de l'allemand de 1990, qui a été un grand spécialiste des Goths et qui a beaucoup développé ce schéma autour de la nation gotique et il l'a étendue à d'autres peuples germaniques). Alors cette idée de population germanique plus puissante qui recherchait non plus à négocier en quelques sorte avec l'empire mais à s'emparer de l'Empire, a trouvé au contraire des contradicteurs très forts par exemple chez Goffart mais aussi chez un historien britannique J.F. Drinkwater7, qui eux nient absolument l'idée d'une consolidation des structures barbares et qui nient aussi toute idée de migration : Goffart même s'il ne nie pas qu'il y ait eu des déplacements de population, mais il ne les interprète pas en termes de migration et donc il est obligé de rechuter l'idée d 'un accroissement militaire ou politique des capacités des populations germaniques. Ce qui est intéressant dans l'idée développée par Wolfram, par l'historiographie récente est qu'elle met le doigt sur un point très fort, la majeure partie des population qui se sont installé dans l'empire aux Ive et V e siècles était des voisins très anciens de l'empire : les Francs ne débarquent pas de Scandinavie, ils vivent au nord et à l'est des provinces de Belgique et de Germanie ; même chose pour les Goths qui sont installés sur le Danube depuis le début du IIIe siècle. Donc, comment faire finalement cadrer à la fois migrations et en réalité franchissement de frontières, ce qui a été la majeure partie des installations de Barbares au IVe et Ve siècles.


Dernier point, avant finalement de conclure, dernier domaine qui a fait l'objet, bien entendu, d'un très fort débat historiographique, ce sont les conséquences de ces migrations de peuples, qu'ils aient été nombreux ou peu nombreux, qu'il se soient déplacé sur de longues distances ou au contraire qu'ils aient simplement à franchir la Rhin ou le Danube dont ils occupaient la rive nord-ouest depuis assez longtemps. Donc ces conséquences sont donc évidemment surinterprétées sur le plan historiographique pour une bonne et simple raison c'est que n'importe quel observateur même s'il n'est pas particulièrement nationaliste, constate que l'origine des nations européennes modernes se trouve lointainement dans ce mouvement des Angles et des Saxons en Angleterre, des Goths des Lombards en Italie, des Francs des Burgondes en France, des Wisigoths en Espagne non pas sur plan ethnique bien que, je refais une petite parenthèse, j'étais encore jeune étudiant quand il y a eu cette espèce d'énorme étourdissement collectif autour de la célébration du baptême de Clovis. Alors en tant qu'étudiant j'ai reçu un exemplaire gratuit de Valeurs actuelles, et qui indiquait qu'après les Francs il n'y avait plus aucun apport ethnique nouveau en France depuis les Francs de Clovis. Il ne s'agit donc pas d'origine ethnique mais politique et c'est vrai que la fragmentation de l'empire s'est fait selon des lignes qui assez rapidement au VIe siècle vont correspondre à ce que on conçoit maintenant comme nos États-Nations modernes. Donc dès le XVIIIe siècle et même dès le XVIe siècle en réalité dans une perspective un peu différente, dès le XVIIe siècle et le XIXe siècle dans la perspective de reconstruction nationale, ces apports extérieurs, ces migrations de population ont joué un rôle dans la grande Geste de la Nation. Je m'intéresserai à deux interprétations des conséquences de ces mouvements pas pour la construction de la Nation en tant que telle, et ce sont deux interprétations très contrastées. Les invasions barbares d'après le premier cercle ou école historiographique seraient responsables de la fin de la civilisation. Non seulement les Barbares peu importe qu'ils aient migré, envahi, peu importe leur nombre, non seulement ont fait disparaître l'empire romain, mais en plus de cela ils ont fait s'effondrer tout ce que l'Empire permettait, c'est-à-dire un état absolument extraordinaire de civilisation, jamais atteint dans l'Antiquité et que l'on ne retrouve que bien plus tard, dans le monde moderne.


Si on prend l'historiographie française immédiatement postérieure à la Seconde Guerre mondiale, j'ai parlé de Piganiol, je pourrai parler de Pierre Courcelles, Histoire littéraire des invasions germaniques, encore très utile, il divise son ouvrage en trois parties : 1° l'Invasion 2° L'occupation 3° la libération (la libération étant la venue des Byzantins qui récupèrent ou tentent de récupérer un temps l'Italie, l'Afrique l'Espagne sur les populations barbares. On voit bien ici les enjeux. Cette destruction de la civilisation s'explique d'abord parce que les barbares sont responsables d'une destruction violente, d'un état d'insécurité permanent, d'une instabilité politique voire même d'une anarchie politique, dans certains territoires, c'est l'idée que l'on retrouve chez Peter Heather, qui défend la théorie des dominos, il défend aussi l'idée que dans de vastes parties du territoire anciennement romain, en Gaule du Nord, en Bretagne le remodelage social et politique complet provoqué par les Barbares auraient eu des conséquences culturelles extraordinaires. Il explique le fait que, par exemple, au nord de la Somme, on ait parlé plutôt des langues germaniques alors qu'au sud on a continué à avoir des parlers latins (sans se demander si cela ne pouvait pas être le produit d'une inégale romanisation linguistique antérieure à la venue des Barbares). A côté de cela, en plus les Barbares auraient détruit ce qui faisait le cœur même de la civilisation romaine, c'est-à-dire les villes, la civilisation urbaine, s'en seraient pris à l'éducation libérale, au droit (le droit commun écrit est abandonné pour un droit du peuple, territorial oral), ils auraient été au fond responsables d'une dégradation absolue des conditions matérielles de vie, aussi en termes d' habitat ; évidemment dans ce courant historiographique toutes les villes de l'Empire étaient comme des petites Pompéi, toutes bâties en marbre et avec les Barbares, malheureusement le marbre est abandonné, les tuiles sont abandonnées, on est obligé de vivre dans du bois avec des toits de chaume. On cesse d 'avoir de la vaisselle de grande qualité pour manger dans des écuelles en bois et évidemment la monnaie disparaît, c'est la paupérisation complète. Cette fin de civilisation a trouvé ses lettres de noblesse, malheureusement dans toute une série d'ouvrages récents parmi lesquels Peter Heather tient une place malheureusement importante, bien que je l'aime bien sur d'autres aspects, et vous avez peut-être vu dans les rayonnages soit des bibliothèques soit des librairies pulluler ces ouvrages sur la fin de l'Empire romain, l'Empire et les Barbares, la Chute de Rome et la Fin de la civilisation, et vous trouverez résumé tout ce que je viens de dire en quelques minutes avec beaucoup, beaucoup de mauvaise foi par Ward-Perkins, professeur à Oxford. Quelqu'un aussi que j'aime beaucoup qui s'appelle Guy Halsall8 qui parle pour Heather et Ward-Perkins, qui voient donc dans l'arrivée des Barbares, la fin de la civilisation, il parle de contre-révolution Hobsbawnienne, car tous les deux ont longtemps enseigné à Oxford.

Dernier point avant de passer à la conclusion, au contraire dès les interprétations historiographiques de ces mouvements ont été très positives. Dès le XVe siècle, chez les philologues et les historiens allemands et italiens, dont je vous ai parlé récemment, au sujet de l'idée de la migration des peuples, et bien cette migration des peuples allemands est vue au contraire une sorte de vaste appel d'air, qui aurait apporté dans l'état méditerranéen totalement contrainte par l'autoritarisme romain, la liberté naturelle des Germains. C'est tout le grand thème qui irrigue toute l'historiographie, tous les débats intellectuels en Allemagne et en Italie au XVe siècle. Les Germains peuple libre aurait apporté ce goût de la liberté, lorsqu'ils ont migré dans l'Empire. Et cette idée se retrouve y compris chez Montesquieu, dont on a parlé récemment, dans l'Esprit des lois, où il explique que la nation française s'est fondée justement sur ce principe de la liberté germanique et qu'on devrait les prendre au pied de la lettre et repousser la société d'ordres et la Monarchie absolue, qui en sont en quelques sorte des corruptions, qui s'opposent à l'idée initiale de cette monarchie barbare, élective où le peuple est sensé se ------ et ainsi de suite. Alors cette vision positive de l'apport barbare a eu aussi, malheureusement, des excroissances au XIXe siècle, un peu plus négatives, c'est l'interprétation des invasions germaniques, des migrations germaniques en termes d'apport de sang nouveau. Et la pour la première fois, ce thème apparaît au début du XIXe siècle dans l'historiographie allemande. Un des premiers à avoir théorisé cela est Heinrich Ludden c'est un historien d'Iéna, qui va donner 4 leçons publiques sur les migrations germaniques entre 1808 et 1810 à Iéna même qui vont être ensuite publiées et on va retrouver tout cela dans l'historiographie allemande au XIXe siècle par exemple chez von Moltke, l'auteur du plan de l'invasion de la France, qui écrit en 1841 dans La Question des frontières que les Romains avaient perdu le sens de la nation, le sens de l'identité le sens de la liberté, le sens de la civilisation. Les Germains leur ont ramené liberté, vertu, sentiment national, code de l'honneur et un droit beaucoup plus efficace que le droit romain. Très rapidement cette interprétation trouve une expression en terme de darwinisme social et c'est le nauséabond Chamberlain en 1899 dans Les fondements du XIXe siècle écrit que les migrations des Germains ont évité le déclin et je termine mon exposé par un paradoxe : la migration n'est pas pour Chamberlain un déclin, car l'empire était déjà en déclin, pourquoi ? Car il était déjà le foyer d'un chaos racial, donc heureusement l'apport de sang neuf nordique a mis un terme et Chamberlain termine son introduction en disant que ce travail n'est pas terminé (ce que les nazis ont pris au pue de la lettre : leurs invasions de tous les territoires périphériques étant vues comme l'expression, l'accomplissement du Dasein germanique, une sorte de lutte pour la régénération raciale et culturelle de l'Europe, mais qui impliquait l'occupation et l'éradication de beaucoup d'individus.

En réalité, la façon un peu de dépasser ces débats historiographiques c'est de replacer les mouvements de population germanique dans le cadre et le contexte même qui les a vus se dérouler et donc je pense que les travaux historiographiques qui sont le plus utiles pour nous à l'heure actuelle sont ceux qui cherchent à réintroduire une dimension politique à l'histoire des relations entre romains et barbares et qui cherchent à expliquer les migrations germaniques en termes de fragmentation politique de l'Empire les précédant dont les barbares n'auraient été qu'un produit dérivé, une simple accélération.

Donc je pense qu'il faut, si vous voulez, se fonder plutôt sur une démarche historiographique ou plutôt une démarche épistémologique, et qui trouve une illustration historiographique chez certains auteurs, j'en ai cités, dans le fait que chaque migration doit trouver une explication dans le contexte même de sa survenue, dans la spécificité de chaque ----- En même temps, je crois que la démarche épistémologique qui doit nous permettre de sortir de ce débat un peu stérile, de ces débats un peu stériles, c'est d'être lucide sur les transformations endogènes que l'Empire romain a connues dès le IIIe siècle.

Enfin, je crois, que pour dépasser tout cela, il faut tenir compte aussi de travaux récents sur les processus de constitution des identités culturelles pour éviter cet aspect choc des civilisations, qui je crois parasite beaucoup les travaux historiographiques.

En conclusion, je crois, que nous avons tout intérêt à prendre conscience de la masse de travail historiographique qui a été réalisée et de s'appuyer sur ce travail pour nos propres travaux, mais je crois qu'il faut aussi faire des choix et dans cette historiographie choisir donc celles qui nous permet de comprendre la fin de l'empire romain, non pas comme le produit d'une invasion ou d'une migration, mais au contraire comme la condition qui a permis la migration des populations germaniques et il faut comprendre la construction des royaumes successeurs de l'empire en terme d'histoire provinciale romaine, en terme de changements à l'intérieur des sociétés romaines plus qu'en terme de pression extérieure. La fin de l'empire romain n'est dû ni à des invasions ni à des migrations...

d'après Sylvain Janniard

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Notes

1-Walter Goffart. Barbarian Tides: The Migration Age and the Later Roman Empire. (The Middle Ages Series.) Philadelphia: University of Pennsylvania Press. 2006
2- M. Kulikowski, Rome's Gothic wars from the third century to Alaric, CUP, 2006 ; Rome et les Goths (IIIe-Ve siècles), Invasions et intégration, Paris, Autrement, 2009.
3- Gustaf Kossinna (28 septembre 1858 à Tilsit – 20 décembre 1931 à Berlin), professeur de l'Université Humboldt de Berlin, était un linguiste et archéologue allemand spécialisé dans l'histoire des anciennes cultures germaniques.
4- Alexander Demandt (né en 1937 à Marbourg, en Hesse) est un historien allemand renommé. Il fut professeur d'histoire antique à l'université libre de Berlin de 1974 à 2005. Il est considéré aujourd'hui comme un grand expert de l'histoire de Rome. Il a été l'élève de Wolfgang Schadewaldt.
5- Peter J. Heather, Rome resurgent (2018) ; Rome et les barbares (2017) ; The restoration of Rome (2014) ; Empires and barbarians (2009) ; The fall of the Roman Empire (2005) ; The Goths (1996) ; The Goths in the fourth century (1991) ; Goths and Romans (1991)
6- Herwig Wolfram, né le 14 février 1934 à Vienne en Autriche, est un historien autrichien spécialiste du Moyen Âge et auteur de nombreux ouvrages de références, notamment sur le peuple des Goths : Histoire des Goths, Paris, Albin Michel, 1991
7- John F. Drinkwater, né en 1947, est un historien britannique, spécialiste d'histoire romaine. Il est professeur d'histoire romaine du Department of Classical & Archaeological Studies de l'université de Nottingham. Son domaine d'étude comprend la Gaule romaine et les relations entre Romains et Germains.
8- Guy Halsall, par exemple, Barbarian Migrations and the Roman West, (Cambridge Medieval Textbooks) Paperback, Décembre 2007

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«Κρέσσον πάντα θαρσέοντα ἥμισυ τῶν δεινῶν πάσκειν μᾶλλον ἢ πᾶν χρῆμα προδειμαίνοντα μηδαμὰ μηδὲν ποιέειν»
Xerxès, in Hérodote,

L'Empereur n'avait pas à redouter qu'on ignorât qu'il régnait, il tenait plus encore à ce qu'on sût qu'il gouvernait[...].
Émile Ollivier, l'Empire libéral.
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Message Publié : 02 Sep 2019 8:06 
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Nous avons reçu de monsieur Janniard un texte revu et corrigé de son intervention, Oulligator ayant demandé l'autorisation de reproduire sa conférence qu'il a volontiers accordée.

SÉMINAIRE
2016-2017

CRHIA-MASTER 2- RIHMA


«Le déclin des empires»
Sylvain Janniard


La question que je me suis posée avec cette communication, est : comment interpréter ou comment ont été interprétées les relations entre la fin de l'empire romain d'Occident et les mouvements des Barbares (je ne rentre pas dans la définition du terme de Barbare, ici j'emploie une extension très large, ce sont toutes les populations extérieures à l'empire, car, le fait même justement de définir le Barbare ou le Germain (et tous ne sont pas des Germains) fait partie intégrante d'un débat historiographique profond).

Le rôle que les Barbares ont joué a été présenté sous la forme d'une alternative relativement simple : ont-ils été les spectateurs innocents d'une mort naturelle ou, au contraire, ont-ils été des assassins ? Vous savez que le grand historien de l'empire romain, André Piganiol, dans son L'Empire chrétien, écrit en 1944, mais paru en 1947, dans le dernier chapitre qu'il intitule sobrement La Catastrophe, parle en ces termes : «L'empire n'est pas mort de sa mort naturelle, il a été assassiné». Bien sûr il pensait à l'assassinat qu'avait connu une autre civilisation quelques années auparavant.

Depuis Piganiol, les historiens, qu'on pourrait appeler classicisants, sans aucune arrière-pensée négative – quelqu'un comme, par exemple, Arnold Jones, dans son très beau et très utile manifeste de l'historiographie sur le sujet, The later Roman Empire, de 1964 – considèrent aussi que l'empire a été assassiné par les Barbares. Un peu plus récemment, l'historien berlinois Alexander Demandt fait de même dans un ouvrage intitulé Der Fall Roms en 1984. Petite parenthèse, Jones fait aussi partie de ceux qui en 1964 décrivait l'empire miné de l'intérieur par les bouches inutiles, y compris les moines, le clergé et il incluait l'armée, qui consommait sans produire et qui en plus ne faisait pas son travail. Néanmoins, il considérait que, malgré ces failles intérieures c'étaient les Barbares les véritables responsables. J'aurais tendance, si je peux apporter ma propre pierre historiographique à l'édifice, à penser que, si on veut citer la métaphore de la mort naturelle, de la mort biologique, le «suicide assisté» serait peut-être plus une solution plus intéressante que l'alternative entre assassinat ou mort naturelle.

Traditionnellement, quand on analyse l'historiographie de cette période ou le rôle que les Barbares ont joué dans la fin de l'empire romain, on trace de façon assez grossière une division entre les historiens méditerranéens, en gros français et italiens, pour lesquels en effet il y a eu des invasions barbares violentes et destructrices et qu'elles sont responsables de la chute de l'empire, et de l'autre côté une historiographie plutôt anglo-saxonne (allemande, britannique et américaine plus tard), qui préfère parler de migration de peuples, peut-être plus lénifiante, plus sensible aux interactions entre les peuples extérieures et l'empire, moins prompte à voir dans ces mouvements de population des effets destructeurs. Or, cette division n'a jamais été pertinente, et à l'heure actuelle elle ne l'est absolument plus. En revanche, une autre division avancée, plus intéressante est la division entre ceux que, en reprenant le vocabulaire de ceux qui ont travaillé sur les constitutionnalistes du XVIIIe siècle, on appelle les «germanisants» opposés aux «romanisants». La thèse germanisante sur la fin de l'empire romain est la suivante : tout ce qui suit l'empire romain à la constitution des États proto-médiévaux est entièrement le produit de l'invasion des Germains, qu'il faille d’ailleurs le louer ou le regretter. C'est donc une thèse qui nie toute transformation interne de l'empire. Les Germains auraient migré en masse avec leur propre culture, institutions politiques et ils auraient en quelque sorte bâti de nouvelles sociétés.

A cela s'oppose une vison romanisante, on parle aussi souvent de « vision continuiste » : les Barbares dans cette dernière vision, n'étaient pas suffisamment nombreux pour changer fondamentalement la société et les pratiques romaines, que ce soit en matière d'administration ou de politique et de toute façon, les Barbares cherchaient à se conformer au modèle romain. C'est une supposition qui a été largement défendue, en particulier dans l'historiographie anglo-saxonne, plusieurs noms viennent à l'esprit ; je vous ai amené le dernier ouvrage de l'un des plus grands représentants de ce courant, l'historien, qui a commencé sa carrière au canada (Toronto 1960-1999) puis est venu aux États-Unis (Yale University), Walter Goffart et c'est un assez bon résumé de sa pensée, Barbarian Tides , dans lequel il a très largement diffusée cette idée sous une forme moderne. C'est aussi la position continuiste qui est largement adoptée par les médiévistes français, depuis notamment les travaux de Ferdinand Lot, sa fameuse mise au point sur les relations romano-germaniques, qu'il avait intitulé en 1965, La pénétration mutuelle du monde barbare et du monde romain. Si vous prenez le récent ouvrage sous la direction de Bruno Dumézil, Les Barbares, vous verrez, dans son introduction que chez les médiévistes français, c'est encore une position qui continue à être particulièrement dominante.


Après cette introduction rapide, je souhaite voir avec vous quelques points particuliers sur lesquels il y a encore un débat historiographique assez virulent.

Premier point, c'est justement la nature des mouvements, qui ont affecté l'empire, mouvement des Barbares. Peut-on parler d'invasions, un terme fortement connoté sur le plan militaire – il y a une volonté d'agression et la volonté de faire disparaître l'adversaire, ou au contraire de l'amputer de sa richesse ou de son territoire ? Si l'on regarde l'histoire de l'empire d'Occident au Ve siècle, on s'aperçoit qu'en réalité les périodes d'invasion proprement dites sont relativement peu nombreuses. Cela se résume au tout début du Ve siècle aux mouvements des Goths en 401 vers l'Italie, des Vandales vers la Gaule en 406, et puis cela s'arrête là, et puis il y a une seconde grande phase d'invasion, après la période 401-406, les grandes invasions des Huns en 451 et 452. Donc, si, honnêtement, on s'intéresse à la chronologie, il est vrai que la notion d'invasion est quand même peu recevable. Donc, plutôt qu'invasion, et très tôt dans l'historiographie, est apparue pour la remplacer l'idée de la migration, qui n'est d'ailleurs pas forcément plus pacifique. La migration peut aboutir aussi à la conquête. Ce n'est pas une question d'opposer la violence à, au contraire, l'assimilation. Mais c'est plutôt l'idée que dans la migration, ce qui compte ce n'est pas la volonté destructrice, mais c'est plutôt la contrainte mise, au départ de la population germanique, éventuellement la négociation avec l’empire pour recevoir les Germains. Et ce qui est mis aussi en avant, dans cette notion de migration, c'est le caractère massif des déplacements. Donc, dès le XVIe siècle, chez les historiens et les philologues allemands ou italiens, on pourrait citer Piccolomini, on pourrait citer Konrad Peutinger, dans son édition de l’œuvre de Procope, en 1515 (cf Annie), apparaît en latin le terme de migratio de peuples pour parler des mouvements des Barbares. Le premier ouvrage de l'historiographie allemande consacré au sujet, est l'œuvre d'un historien viennois, Wolfgang Laz qui écrit en 1557, un très beau De gentium migrationibus. Le terme que nous utilisons, nous, souvent et en particulier dans l'historiographie allemande, pour désigner ces mouvements est le terme de Völkerwanderung dont la traduction est relativement complexe, «migration de peuples» ne lui rend pas complètement justice. Ce terme allemand apparaît en 1746 dans le lexique universel de Zedler.

Soit pour migration, mais alors avec migration en fait on a rien dit : qui migre ? S'agit-il de peuples, de peuples entiers avec leur unité, mais quelle unité, nationale ou politique ? Unité ethnique ? Et l'unité ethnique de peuples en marche, c’est, vous avez reconnu là bien entendu, les thèmes du romantisme allemand, Schiller, Herbert, qui voit dans les migrations des Barbares aux IVe et Ve siècles une sorte de mouvement massif de peuples, qui serait l'expression historique des peuples du Nord en marche vers la Méditerranée. Eux n'utilisent pas Völkerwanderung, ils utilisent le beaucoup plus brutal Völkersturm, tempête de peuples, le grand renversement de l'Empire, bousculé par tous ces peuples.

Mais migration peut aussi recevoir, même si je vous ai dit qu'on entend par migration plutôt l'attitude de la population, une acception plus restreinte et les migrants peuvent être aussi, dans l'historiographie en tout cas, des groupes restreints. Là encore groupes restreints qui sont constitués sur des bases peut-être militaires, troupes de guerriers, ou une base familiale. Et c'est notamment, par exemple, au moment où donc au début du XVIIIe siècle, on parle de Völkerwanderung et de déplacement massif de population en Allemagne, c'est le moment où chez les constitutionnalistes français justement, on a une vision des invasions des Francs sur le territoire gaulois en terme de «petits groupes» de peuples, et vous savez que cette vision particulière s'explique par le fait qu'il y a un débat sur l'origine, évidemment, de la noblesse française, sur l'origine de ses droits, sur l'origine de la Monarchie française et le débat est, semble-t-il réglé par référence au mouvement de groupes militaires francs qui se seraient installés en Gaule, auraient pris possession du territoire gaulois et auraient imposé leur ordre politique et militaire à ce qui allait devenir la France. Avec des interprétations, bien entendu, très différentes que vous connaissez tous, en 1727, le fameux traité de Boulainvilliers, qui voit donc dans les Francs les précurseurs de la noblesse française, des guerriers libres non soumis à l'autorité d'un roi, qui aurait été en quelque sorte le lointain héritier des empereurs romains décadents puis finalement éliminés. Et puis d'autres variantes, la réponse immédiate de Dubos, en 1735, qui voit au contraire ces petits groupes de Francs, comme des serviteurs de l'Empire, et donc le roi de France comme l'héritier d'un souverain romain qui avait imposé son autorité aux Francs et qui n'avait pas été dominé par eux. Et puis, vous connaissez la fin de l'histoire, c'est le contrepoint amené par Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers-État ? en 1789, Francs ou pas Francs peu importe, ce qui compte c'était les gallo-romains qui eux constituent le cœur de la nation française et qui finalement n'ont pas grand-chose à voir avec tous vos Francs.

Je me permets de signaler que souvent ce qu'on interprète comme un débat purement français a touché toutes les nations européennes : l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie avec une question où à chaque fois le nom du peuple change : pour l'Italie ce sont les Lombards, pour les Anglais les Saxons et même il y a eu des travaux qui interprétaient toute l'histoire de la naissance européenne en ces termes ; notamment ce sont les travaux de Johann Zschackwitz, juriste allemand, qui place ce débat, plutôt place cette histoire, dans un contexte européen et propose un vaste panorama de toute la naissance des noblesse européennes en termes justement d'apport de groupes barbares.

Alors cette idée de petits groupes envahissant l'empire ou s'installant dans l'empire, migrant dans l'empire a eu une très grande fortune, plutôt donc dans les écoles françaises, francophones, avec Henri Pirenne, avec l'école de Toronto et son principal représentant, Walter Goffart. Ce que j'appelle école de Toronto, c'est justement Goffart et ses élèves (en effet il a passé presque toute sa vie à enseigner à Toronto), qui justement, à la fois, refuse bien sûr l'idée d'un effondrement du fait des Barbares, refuse aussi l'idée d'une migration massive et il a donné naissance à une véritable école de pensée historique. On pourrait alors citer parmi ses élèves, Michael Kulikowski ou Andrew Gillett. C'est aussi le cas de farouches adversaires de cette école de Toronto, que j'appelle l'«école de Vienne» (leur base institutionnelle se situe à l'Académie des Sciences d'Autriche à Vienne) et dont j'aurai l'occasion de reparler, je ne rentre donc pas véritablement dans le détail, mais au moins, même s'ils s'opposent sur beaucoup de choses, Viennois et Canadiens sont d'accord sur le fait qu'il ne faut pas voir les migrations comme de vastes mouvements de peuple qui auraient submergé la population.

Je fais une petite digression archéologique, même si je sors légèrement de mon domaine : il faut voir que ce débat sur «invasion» et/ou «migration» aussi reposait sur une interprétation matérielle, qui était particulièrement biaisée et orientée. Une interprétation dont l’acmé s'est trouvée exprimée dans les travaux de Gustav Kossinna , que les contemporanéistes connaissent peut-être mieux comme le père de l'interprétation archéologique du nationalisme allemand. Plusieurs de ses ouvrages sont assez connus, avec de multiples rééditions. Il est souvent associé au nazisme, même s'il est mort en 1931, donc le malheureux n'a pas eu de rôle ni institutionnel ni politique, dans l'État nazi de Hitler, même s'il a par ses travaux irrigué la pensée nazie. Je peux citer plusieurs de ses travaux comme la Préhistoire des Germains, première édition en 1912 ; on peut citer aussi Ursprung und Verbreitung der Germanen (1928), Origine et extension des Germains. Kossina n'est pas le seul à penser cela, mais c'est celui qui l'interprète de la façon la plus claire et donne le résumé le plus utile. Pour les archéologues de la fin du XIXe siècle, et du début du XXe siècle – je vous rappelle que c'est une science récente, à cette époque – l'interprétation des artefacts est simple : lorsqu'on trouve un groupement d'artefacts, relativement bien identifié, récurrent et bien circonscrit dans l'espace, et bien on peut associer à ce groupement un peuple. Si, donc ces artefacts se déplacent c'est que ce peuple s'est déplacé, peu importe s'il s'agit d'une invasion ou d'une migration. Et là encore, troisième a priori de cette analyse archéologique c'est que de façon identique, les cultures qui reçoivent ces migrants répondent de la même façon. Il y a une même réponse au stress induit par la migration ou par l'invasion, c'est-à-dire la disparition de la culture qui reçoit, un peu involontairement, ces populations extérieures. Je vous rassure tout de suite, depuis presque deux générations, les archéologues ont cessé de penser en ces termes, et lorsqu'ils constatent la récurrence d'un matériel identique sur des sites relativement bien circonscrits dans l'espace, ils parlent plutôt de «systèmes d'interaction» culturels, sociaux, religieux, systèmes d'interaction qui sont très mobiles, qui peuvent être modifiés par l'apport de population, même en petit nombre. Donc l'idée générale déplacement constant de population d'ouest en est ou d'est en ouest n'a plus l'air de plaire à nos collègues archéologues. Récemment les progrès techniques ont permis de replacer l'archéologie au centre des débats, ce sont notamment les progrès techniques relatifs à l'analyse des ADNs des populations anciennes et des populations récentes et en particulier aussi l'analyse des isotopes trouvés en particulier dans les dents des individus inhumés aux époques antiques. Ces deux sources d'informations pourraient éventuellement nous aider à distinguer dans une population donnée, les individus qui viennent de l'extérieur, donc pouvoir éventuellement quantifier leur nombre. Sauf, que, après des débuts assez tonitruants qui ont donné lieu à de grandes publications et de grands espoirs, dont on peut aussi discuter la légitimité sur le plan moral ou la valeur sur le plan scientifique, donc après des débuts tonitruants, on s'aperçoit que la collecte de l'ADN antique est extrêmement difficile, et que analyser le type de calcaire que l'on retrouve dans l'émail d'une dent peut éventuellement nous dire où l'individu a grandi, mais ne peut absolument pas nous dire la façon dont il se voyait lui-même, quel pouvait être son rapport aux autres, quelle langue il parlait et ainsi de suite, ce qui constitue précisément l'identité. Il faut donc utiliser tout cela avec beaucoup de précautions.


Parmi les autres questions (maintenant qu'on a réglé la question de migration ou invasion) quelles autres questions ont été posées, au cours des siècles, autour de cette relation entre barbares et romains ? Alors d'abord, la chronologie : quand ces migrations auraient-elles commencé ? Dans la perspective traditionnelle qui remonte au XVIe siècle, les barbares auraient toujours été en mouvement et leur premier mouvement aurait été la grande invasion des Cimbres et des Teutons à la charnière des IIe et Ier siècles avant notre ère. C'est par exemple ce qu'on retrouve chez le grand érudit historien Beatus Rhenanus, dans son Histoire des Germains, de 1531, et qui est encore repris chez certains historiens comme Alexander Demandt . Mais surtout depuis Léopold Von Ranke et ses travaux de la fin du XIXe siècle sur l'histoire de l'Allemagne, et après son Histoire de l'Allemagne en particulier, on préfère voir le début de ces migrations dans le déplacement des Huns des steppes eurasiatiques vers le nord Caucase puis le bassin danubien, qui auraient eux-mêmes poussé les Goths devant eux, donc une chronologie qui placerait tous ces phénomènes vers la fin du IVe siècle, le dernier quart du IVe siècle de notre ère, et globalement dans l'historiographie c'est la date qui est retenue, même si on peut plus ou moins proposer des chronologies décalées par rapport à ce schéma global.

Autre élément, qui a fait l'objet d'importants débats historiographiques, les motifs, donc ce sont des migrations, de peuples ou de petits groupes, mais pourquoi se sont-ils déplacés ? Si on reprend la thèse des romantiques allemands c'est le tropisme méditerranéen, le Völkersturm vers les terres heureuses et fertiles du bassin méditerranéen par opposition à la froideur, à l'humidité, à la stérilité des forêts germaniques. Thèse qui se retrouve chez certains historiens, mais qui là encore n'est plus vraiment en vogue.

Deuxième thèse peut-être plus intéressante, la croissance démographique. Ces populations auraient connu, à partir peut-être du IIe-IIIe siècle de notre ère, sous l'effet de leur vitalité naturelle, si on parle un peu comme Kossina, un accroissement de population qui aurait rendu nécessaire la migration massive. Là encore c'est une thèse plutôt liée à l'historiographie allemande de la fin du XIXe siècle et début XXe siècle et qu'on a tendance à abandonner, d'autant plus qu'elle n'est pas tellement documentée archéologiquement.

Troisième hypothèse, la théorie des dominos, dont on a déjà parlé, avec l'invasion des Huns, qui est assez simple : le grand mouvement des steppes eurasiatiques commencé par les Huns au milieu du IVe siècle a poussé devant lui toutes les autres populations germaniques qui se seraient précipité sur l'empire romain. C'est une hypothèse qui continue à avoir des thuriféraires, notamment Peter J. Heather , qui a longtemps été professeur à UCL, aujourd'hui je crois qu'il est au King's College. C'est l'idée qu'il développe effectivement dans de multiples travaux depuis 1995 et dont vous avez peut-être lu les derniers aboutissements, puisque certains de ses ouvrages ont été traduits (La chute de l'empire romain par exemple). C'est une théorie qui est tout à fait valide et il est certain que les déplacements de population dans les steppes eurasiatiques et aussi dans les steppes pontiques, ont abouti à des recompositions politiques et à ce que Wolfram et les siens, les écoles viennoises, appellent l'«alternative» : soit les Germains devaient se tourner vers l'empire pour se protéger contre les Huns, soit ils s'aggloméraient à l'empire des Huns. Ce n'est pas une hypothèse complètement à repousser.

L’hypothèse beaucoup plus récente, beaucoup plus intéressante, qui a été développée par l'école de Vienne, dont je vais vous parler tout de suite, explique au contraire les migrations en termes d'interactions entre les populations barbares et l’empire. A partir du Ier siècle de notre ère, le pouvoir romain a porté son pouvoir justement jusqu'au Rhin et jusqu'au Danube et a commencé à exercer sur les populations immédiatement voisines de ces deux fleuves, une politique extérieure active qui visait justement à maintenir les populations extérieures dans sa dépendance. Politique qui prenait différentes formes. La conséquence de l'intervention des Romains sur les structures politiques romaines aurait abouti à un «renforcement» des structures politiques des sociétés barbares et l'aboutissement de ce renforcement ce serait l'apparition au début du IIIe siècle de larges confédérations de peuples (Alamans, Francs, Goths...). Et c'est cette intervention des Romains dans les structures sociales et politiques extérieures, qui serait responsable finalement de l'accroissement de l'autorité politique de quelques peuples, de quelques souverains barbares, lesquels auraient, forts de cette nouvelle puissance qui leur permettait de lever des armées nombreuses, plus efficaces, de pouvoir rester en campagne plus longtemps, auraient donc eu envie de se servir directement sur l'empire plutôt que d'attendre les cadeaux diplomatiques.

C'est donc une thèse qui a trouvé sa principale expression dans ce qu'on appelle l'école de Vienne, qui remonte au début des années 60, avez les travaux de Reinhardt Wenskus sur l'origine des peuples – die Stämme – germaniques, et c'est un processus qu'il a très finement analysé et ses élèves, aussi bien Walter Pohl que Herwig Wolfram, qui continuent à enseigner à Vienne, ont largement développé cette idée, qui est aussi reprise par l'historiographie anglo-saxonne, américaine et allemande (cf. Herwig Wolfram - L'empire romain et ses voisins germaniques, traduit de l'allemand en anglais en 1990 - qui a été un grand spécialiste des Goths et qui a beaucoup développé ce schéma autour de la nation gotique et il l'a étendu à d'autres peuples germaniques). Alors cette idée de population germanique plus puissante qui recherchait non plus à négocier en quelques sorte avec l'empire mais à s'emparer de l'empire, a trouvé au contraire des contradicteurs très forts par exemple chez Goffart mais aussi chez un historien britannique J.F. Drinkwater , qui eux nient absolument l'idée d'une consolidation des structures barbares et qui nient aussi toute idée de migration : Goffart, même s'il ne nie pas qu'il y ait eu des déplacements de population, ne les interprète pas en termes de migration et donc il est obligé de rejeter l'idée d 'un accroissement militaire ou politique des capacités des populations germaniques. Ce qui est intéressant dans l'idée développée par Wolfram, par l'historiographie récente, est qu'elle met le doigt sur un point très très fort, la majeure partie des population qui se sont installé dans l'empire aux Ive et V e siècles était des voisins très anciens de l'empire : les Francs ne débarquent pas de Scandinavie, ils vivent au nord et à l'est des provinces de Belgique et de Germanie ; même chose pour les Goths qui sont installés sur le Danube depuis le début du IIIe siècle. Donc, comment faire finalement cadrer à la fois migrations et en réalité franchissement de frontières, ce qui a été la majeure partie des installations de Barbares au IVe et Ve siècles ?

Dernier point, avant finalement de conclure, dernier domaine qui a fait l'objet, bien entendu, d'un très fort débat historiographique, ce sont les conséquences de ces migrations de peuples, qu'ils aient été nombreux ou peu nombreux, qu'ils se soient déplacés sur de longues distances ou au contraire qu'ils aient simplement à franchir la Rhin ou le Danube dont ils occupaient la rive nord-ouest depuis assez longtemps. Donc ces conséquences sont évidemment surinterprétées sur le plan historiographique pour une bonne et simple raison, c'est que n'importe quel observateur, même s'il n'est pas particulièrement nationaliste, constate que l'origine des nations européennes modernes se trouve lointainement dans ce mouvement des Angles et des Saxons en Angleterre, des Goths des Lombards en Italie, des Francs des Burgondes en France, des Wisigoths en Espagne non pas sur un plan ethnique bien que, je refais une petite parenthèse, j'étais encore jeune étudiant quand il y a eu cette espèce d'énorme étourdissement collectif autour de la célébration du baptême de Clovis. Alors en tant qu'étudiant j'ai reçu un exemplaire gratuit de Valeurs actuelles, et qui indiquait qu'après les Francs de Clovis il n'y avait plus aucun apport ethnique nouveau en France. Il ne s'agit donc pas d'origine ethnique mais politique et c'est vrai que la fragmentation de l'empire s'est faite selon des lignes qui, assez rapidement, au VIe siècle vont correspondre à ce qu’on conçoit maintenant comme nos États-Nations modernes. Donc dès le XVIIIe siècle et même dès le XVIe siècle - en réalité dans une perspective un peu différente - dès le XVIIe siècle et le XIXe siècle dans la perspective de reconstruction nationale, ces apports extérieurs, ces migrations de population ont joué un rôle dans la grande Geste de la Nation. Je m'intéresserai à deux interprétations des conséquences de ces mouvements, pas pour la construction de la Nation en tant que telle, et ce sont deux interprétations très contrastées. Les invasions barbares d'après le premier cercle ou école historiographique seraient responsables de la fin de la civilisation. Non seulement les Barbares, peu importe qu'ils aient migré, envahi, peu importe leur nombre, non seulement ont fait disparaître l'empire romain, mais en plus de cela ils ont fait s'effondrer tout ce que l'Empire permettait, c'est-à-dire un état absolument extraordinaire de civilisation, jamais atteint dans l'Antiquité et que l'on ne retrouve que bien plus tard, dans le monde moderne.

Si on prend l'historiographie française immédiatement postérieure à la Seconde Guerre mondiale : j'ai parlé de Piganiol, je pourrai parler de Pierre Courcelles, Histoire littéraire des invasions germaniques (1948) encore très utile, il divise son ouvrage en trois parties : 1° l'Invasion 2° l'occupation 3° la libération (la libération étant la venue des Byzantins qui récupèrent ou tentent de récupérer un temps l'Italie, l'Afrique l'Espagne sur les populations barbares). On voit bien ici les enjeux. Cette destruction de la civilisation s'explique d'abord parce que les barbares sont responsables d'une destruction violente, d'un état d'insécurité permanent, d'une instabilité politique voire même d'une anarchie politique, dans certains territoires, c'est l'idée que l'on retrouve chez Peter Heather, qui défend la théorie des dominos, il défend aussi l'idée que dans de vastes parties du territoire anciennement romain, en Gaule du Nord, en Bretagne le remodelage social et politique complet provoqué par les Barbares auraient eu des conséquences culturelles extraordinaires. Il explique ainsi ce fait que, par exemple, au nord de la Somme, on ait parlé plutôt des langues germaniques alors qu'au sud on a continué à avoir des parlers latins (sans se demander si cela ne pouvait pas être le produit d'une inégale romanisation linguistique antérieure à la venue des Barbares). A côté de cela, en plus les Barbares auraient détruit ce qui faisait le cœur même de la civilisation romaine, c'est-à-dire les villes, la civilisation urbaine, s'en seraient pris à l'éducation libérale, au droit (le droit commun écrit est abandonné pour un droit du peuple, territorial, oral), ils auraient été au fond responsables d'une dégradation absolue des conditions matérielles de vie, aussi en termes d' habitat ; évidemment dans ce courant historiographique toutes les villes de l'Empire étaient comme des petites Pompéi, toutes bâties en marbre et avec les Barbares, malheureusement le marbre est abandonné, les tuiles sont abandonnées, on est obligé de vivre dans du bois avec des toits de chaume. On cesse d’avoir de la vaisselle de grande qualité pour manger et boire dans des écuelles en bois et évidemment la monnaie disparaît, c'est la paupérisation complète. Cette fin de civilisation a trouvé ses lettres de noblesse, malheureusement, dans toute une série d'ouvrages récents parmi lesquels Peter Heather tient une place malheureusement importante – bien que je l'apprécie beaucoup sur d'autres aspects – et vous avez peut-être vu dans les rayonnages soit des bibliothèques soit des librairies pulluler ces ouvrages sur La fin de l'Empire romain, L'Empire et les Barbares, La chute de Rome et la fin de la civilisation, et vous trouverez résumé tout ce que je viens de dire en quelques minutes avec beaucoup, beaucoup de mauvaise foi par Ward-Perkins, professeur à Oxford. Quelqu'un aussi que j'aime beaucoup, qui s'appelle Guy Halsall , parle pour Heather et Ward-Perkins, qui voient donc dans l'arrivée des Barbares la fin de la civilisation, il parle de « contre-révolution oxonienne » car tous les deux ont longtemps enseigné à Oxford.

Dernier point avant de passer à la conclusion : au contraire dès le début, les interprétations historiographiques de ces mouvements ont été très positives. Dès le XVe siècle, chez les philologues et les historiens allemands et italiens, dont je vous ai parlé récemment au sujet de l'idée de la migration des peuples, et bien cette migration des peuples allemands est vue au contraire comme une sorte de vaste appel d'air, qui aurait apporté dans un État méditerranéen totalement contraint par l'autoritarisme romain, la liberté naturelle des Germains. C'est tout le grand thème qui irrigue toute l'historiographie, tous les débats intellectuels en Allemagne et en Italie au début du XVe siècle. Les Germains peuple libre aurait apporté ce goût de la liberté, lorsqu'ils ont migré dans l'Empire. Et cette idée se retrouve y compris chez Montesquieu, dont on a parlé récemment, dans l'Esprit des lois, où il explique que la nation française s'est fondée justement sur ce principe de la liberté germanique et qu'on devrait les prendre au pied de la lettre et repousser la société d'ordres et la Monarchie absolue, qui en sont en quelques sorte des corruptions, qui s'opposent à l'idée initiale de cette monarchie barbare, élective où le peuple est sans cesse consulté et ainsi de suite. Alors cette vision positive de l'apport barbare a eu aussi, malheureusement, des excroissances au XIXe siècle, un peu plus négatives : c'est l'interprétation des invasions germaniques, des migrations germaniques en termes d'apport de sang nouveau. Et la pour la première fois, ce thème apparaît au début du XIXe siècle dans l'historiographie allemande. Un des premiers à avoir théorisé cela est Heinrich Luden c'est un historien de Iéna, qui va donner 4 leçons publiques sur les migrations germaniques entre 1808 et 1810, à Iéna même, qui vont être ensuite publiées et on va retrouver ensuite tout cela dans l'historiographie allemande postérieure, par exemple chez von Moltke, frère de l'auteur du plan de l'invasion de la France, qui écrit en 1841 dans La Question des frontières que les Romains avaient perdu le sens de la nation, le sens de l'identité, le sens de la liberté, le sens de la civilisation. Les Germains leur ont ramené liberté, vertu, sentiment national, code de l'honneur et un droit beaucoup plus efficace que le droit romain. Très rapidement cette interprétation trouve une expression en terme de darwinisme social et c'est le nauséabond Chamberlain en 1899 dans Les fondements du XIXe siècle qui écrit que les migrations des Germains ont évité le déclin et je termine mon exposé par un paradoxe : la migration n'est pas pour Chamberlain un déclin, car l'empire était déjà en déclin, pourquoi ? Car il était déjà le foyer d'un chaos racial, auquel heureusement l'apport de sang neuf nordique a mis un terme. Chamberlain termine son introduction en disant que ce travail n'est pas terminé, ce que les nazis ont pris au pied de la lettre : leurs invasions de tous les territoires périphériques étant vues comme l'expression, l'accomplissement du Dasein germanique, une sorte de lutte pour la régénération raciale et culturelle de l'Europe, mais qui impliquait l'occupation et l'éradication de beaucoup d'individus.

En réalité, une façon un peu de dépasser ces débats historiographiques c'est de replacer les mouvements de population germanique dans le cadre et le contexte même qui les a vus se dérouler et donc je pense que les travaux historiographiques qui sont le plus utiles pour nous à l'heure actuelle sont ceux qui cherchent à réintroduire une dimension politique à l'histoire des relations entre Romains et Barbares et qui cherchent à expliquer les migrations germaniques en termes de fragmentation politique de l'Empire les précédant, dont les barbares n'auraient été qu'un produit dérivé, une simple accélération.

Je pense qu'il faut, si vous voulez, se fonder plutôt sur une démarche historiographique ou plutôt une démarche épistémologique - et qui trouve une illustration historiographique chez certains auteurs, j'en ai cités - dans le fait que chaque migration doit trouver une explication dans le contexte même de sa survenue, dans la spécificité de chaque situation. En même temps, je crois que la démarche épistémologique qui doit nous permettre de sortir de ce débat un peu stérile, de ces débats un peu stériles, c'est d'être lucide sur les transformations endogènes que l'Empire romain a connues dès le IIIe siècle.
Enfin, je crois, que pour dépasser tout cela, il faut aussi tenir compte aussi de travaux récents sur les processus de constitution des identités culturelles pour éviter cet aspect choc des civilisations, qui je crois parasite beaucoup les travaux historiographiques.

En conclusion, je crois, que nous avons tout intérêt à prendre conscience de la masse de travail historiographique qui a été réalisée et de s'appuyer sur cet travail pour nos propres travaux, mais je crois qu'il faut aussi faire des choix et dans cette historiographie choisir donc celles qui nous permet de comprendre la fin de l'empire romain, non pas comme le produit d'une invasion ou d'une migration, mais au contraire comme la condition qui a permis la migration des populations germaniques et il faut comprendre la construction des royaumes successeurs de l'empire en termes d'histoire provinciale romaine, en terme de changements à l'intérieur des sociétés romaines plus qu'en terme de pression extérieure. La fin de l'empire romain n'est dû ni à des invasions ni à des migrations...

Sylvain Janniard

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Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer (Guillaume le Taciturne)


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