C’est une décennie pour laquelle il aurait été passionnant de disposer de sources plus riches qui auraient pu nous éclairer sur des événements aussi forts que parfois étonnants.
En 133, le tribun Tiberius Sempronius Gracchus, petit-fils de Scipion l’africain (par sa fille cadette Cornelia) meurt assassiné au cours d’une émeute déclenchée par son cousin germain, Publius Cornelius Scipio Nasica Serapio, lui aussi descendant de l’africain (par sa fille aînée elle aussi prénommée Cornelia). Et lorsque Scipion Emilien, petit-fils adoptif de l’africain et beau-frère de Tiberius Gracchus (il a épousé sa sœur Sempronia) rentre en triomphateur de Numance après ce dénouement tragique, il condamne l’action de son défunt beau-frère et déclare qu’il a mérité d’être tué.
Qu’est-ce qui a bien pu conduire les membres de la plus puissante alliance familiale que connaissait alors l’aristocratie romaine à s’opposer et se déchirer d’une telle manière ?
L’histoire romaine est pourtant illustrée de plusieurs exemples où les membres d’une même famille n’étaient pas sur la même « longueur d’ondes » politique mais qui faisaient preuve de solidarité familiale ou à tout le moins de retenue vis-à-vis de leurs frères, cousins et parents.
Il semble que les relations entre ces parents descendants du grand Africain étaient difficiles.
Lors de la 3ème guerre punique, le tout jeune Tiberius s’était pourtant engagé dans le consilium de son cousin et beau-frère et s’y était comporté brillamment.
La référence la plus évidente, c’est l’affaire espagnole du traité de consul Mancinus, dont Tiberius Gracchus était le questeur en 137. L’armée romaine subit une défaite. De par son prestige, le jeune Tiberius Gracchus négocie un traité qui garantit la sauvegarde de cette armée vaincue. De retour à Rome, le Sénat, emmené notamment par sa plus prestigieuse figure, Scipion Emilien, refuse de ratifier le traité. L’honneur du jeune Tiberius Gracchus est gravement atteint.
On sait ensuite que Tiberius Gracchus au moment de son tribunat, était gendre d’Appius Claudius Pulcher, le grand ennemi politique de Scipion Emilien. Que son frère Caius Gracchus était gendre de Publius Licinius Crassus Dives Mucianus, lui-même beau-frère d’Appius Claudius Pulcher.
Quelle sens donner à cette alliance familiale et, par ailleurs, quand s’est-elle nouée ?
Appius Claudius Pulcher, c’est le principal ennemi politique de Scipion Emilien, un homme qui ne reculera devant rien pour tenter de réhausser son propre prestige un tant soit peu à hauteur de celui d’Emilien et de rabaisser celui d’Emilien. C’est le rival malheureux d’Emilien à l’élection de 142 pour la place de censeur patricien. C’est celui qui réussit la fois suivante à se faire élire censeur patricien et qui dans la foulée, réalise le tour de force de se faire désigner par son collègue (et allié) plébéien comme prince du Sénat alors que de toute évidence ce titre honorifique aurait du revenir à Scipion Emilien.
Est-ce que cette alliance entre les Gracques et les Claudii était une alliance inoffensive, ayant pour objet d’élargir les appuis des Gracques ? Déjà descendants de Scipion l’africain, ils auraient acquis en plus le soutien des puissants Claudii, ce qui aurait encore accru leurs moyens et soutiens. Si tel est le cas, alors les Gracques se seraient trop étendus, et selon l’adage « qui trop embrasse mal étreint », auraient vu cette tentative d’alliance élargie échouer face à ses propres contradictions.
Ou bien, est-ce que cette alliance entre les Gracques et les Claudii était un signe de défiance envers Scipion Emilien ? Et si oui, à qui l’initiative de la discorde familiale ? Scipion ou les Gracques ? Et quand est survenue la discorde ?
Un point nous éclaire, sans cependant nous donner de réponse, soulevé fort judicieusement par Munzer. L’un des fils du tribun Tiberius Sempronius Gracchus est mort en Sardaigne, où il accompagnait son oncle Caius Gracchus qui y était alors questeur. Caius Gracchus ayant été questeur en Corse entre 126 et 124, son neveu qui devait avoir forcément revêtu la toge virile, et donc avoir 16 ans, était donc né au minimum en 141. Reste une incertitude : il n’est pas assuré que la Clodia Pulcher était la 1ère épouse de Tiberius Gracchus. Toberius Gracchus a pu ne l’épouser qu’en secondes noces, après un veuvage précoce ou un divorce.
Mais on voit bien qu’il est fort possible que le mariage entre Tiberius Gracchus et Clodia Pulcher, fille d’Appius Claudius Pulcher, le grand ennemi de Scipion Emilien, remonte à 143 ou 142, en pleine période de gros clash entre les deux rivaux.
Rappelons par ailleurs le fait que non seulement Tiberius, mais aussi son frère Caius, étaient mariés avec des filles issues de la même famille (l’alliance entre les Claudii, les Licinii et les Mucii).
Certains ont émis l’hypothèse que le long cheminement politique du père des Gracques auprès des Claudii (il a été consul en 177 et censeur en 169 avec Caius Claudius Pulcher, le père d’Appius) a pu conduire ceux-ci à finalement pencher pour une alliance avec les Claudii.
Cette hypothèse me paraît cependant faiblarde. En effet, si l’alliance remonte aux environs de 143/142, Tiberius avait alors 20 ans et son frère Caius seulement 9 ans. Auquel cas ils auraient été bien trop jeunes pour conclure cette alliance de leur propre chef : leur mère Cornelia, la fille cadette de Scipion l’africain, a vraisemblablement alors joué un rôle décisif dans la conclusion de cette double alliance matrimoniale.
Sans pouvoir émettre autre chose que des hypothèses, il semble que Scipion Emilien se soit fâché avec beaucoup de monde et n’ait pas su maintenir autour de lui tout le réseau d’alliances dont il pouvait potentiellement tirer parti. Scipion Emilien semble avoir été un personnage particulièrement cassant et sarcastique : comme Cicéron, il ne pouvait pas résister à fustiger ses pairs d’un trait d’humour acerbe, ce qui a dû lui aliéner un certain nombre d’alliés potentiels. Il était fâché avec les Aurélii. Il s’est fâché avec les Metelli et avec le premier des Pompéi à atteindre le consulat (il faut dire que celui-là l’a roulé dans la farine).
Et apparemment, Scipion Emilien s’est fâché avec sa famille d’adoption.
Il semble y avoir eu un réel litige matériel/financier avec non seulement Cornelia la mère des Gracques, mais vraisemblablement aussi avec l’autre Cornelia, fille aînée de Scipion l’africain, mariée à un Scipion Nasica Corculum, au sujet de leur dot. Même chose avec Aemilia, la veuve de Scipion l’africain, qui était par ailleurs la vraie tante de Scipion Emilien (la sœur de son père Lucius Aemilius Paullus Macedonicus) : soit sur son douaire, soit sur les biens des Cornelii, car il est attesté que Scipion Emilien a donné une forte somme à sa mère utérine, Papiria (dont son père avait divorcé pour se remarier), suscitant ainsi la colère des Scipions.
D’une certaine façon, Scipion Emilien ne devait pas être considéré comme un vrai Scipion. C’était une « pièce rapportée », alors que l’africain avait des petit-fils de son sang (du côté des Sempronii et des Scipiones Nasicae). D’où le mariage imposé avec Sempronia, qui était elle véritablement du sang de l’africain, et dont on devait attendre qu’elle lui donne un fils qui soit un vrai Scipion, jusqu’à ce qu’elle s’avère stérile. Il semble d’ailleurs qu’il ait voulu se comporter politiquement plus comme son véritable père (Aemilius Paullus Macedonicus) que comme son grand-père adoptif.
Le résultat de la rupture des années 143/142, c’est un affaiblissement politique du cercle des Scipions. Dans les fastes consulaires des 12 années qui suivent, au mieux les choses sont équilibrées entre les partisans de Scipion Aemilien et les alliés de Claudius Pulcher, au pire ce sont les alliés de Claudius Pulcher qui dominent.
Il est marquant qu’en 136, ce soit un autre que Scipion Emilien qui ait été désigné prince du Sénat. Il est tout aussi marquant qu’en 141, plutôt que Scipion Emilien qui était le personnage le plus prestigieux de l’Etat, ce soit Scipio Nasica Serapio qui ait été élu grand pontife à la suite de son propre père.
Tout aussi énigmatique est le fait que Scipion Emilien, lors de son décès à 56 ans (en 129), n’ait, faute d’enfant issu de son mariage avec Sempronia, pas choisi d’avoir un fils adoptif alors que la plupart des aristocrates sans descendance recouraient à l’adoption. Il aurait voulu que la lignée des descendants mâles (par le sang ou par l’adoption) de l’africain s’éteigne avec lui qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
Enfin, il faut se garder de ne voir l’histoire romaine que via la lorgnette familiale et personnelle. Au plan politique, ce qui marque les années 142/140, c’est que le cercle pourtant éclairé des Scipions, a priori ouvert aux réformes nécessaires, y renoncera par crainte de ne pas pouvoir surmonter les obstacles et oppositions : - Scipion Emilien comme censeur et homme politique le plus puissant de Rome, - Son ami Laelius, consul en 140, qui avait projeté une réforme agraire pour répondre (déjà) au problème des citoyens sans terre, et qui y abandonnera son projet face aux oppositions. Il y gagnera le surnnom de Sapiens, « le sage ».
Il n’est pas à exclure que les oppositions familiales et personnelles d’une part, et le désaccord politique sur les réformes socio-économiques d’autre part, se soient nourris mutuellement pour décider les Claudii, les Licinii, les Mucii, ainsi que les jeunes Gracques, à porter jusqu’au bout les projets de réforme agraire qu’ils jugeaient indispensables.
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