Je ne pense pas qu'Agrippa ait voulu trahir Auguste. Agrippa ne pouvait pas s'opposer à Auguste. Tout ce qu'il pouvait lui opposer, c'était la menace du retrait avec le risque d'implosion du parti césaro-augustéen que cela impliquait.
En gros, même si Auguste était le maître et Agrippa était le fidèle collaborateur, l'homme d'obscure extraction (un petit chevalier d'Italie) qui devait tout son essor extraordinaire à la faveur du fils adoptif de César, il y avait une forme de dissuasion du faible au fort, comme dans des relations entre puissances nucléaires inégales.
L'un (Agrippa) avait plus besoin de l'autre (Auguste) que l'autre n'avait besoin de l'un. Néanmoins, l'autre avait suffisamment besoin de l'un pour ne pas souhaiter aller prématurément à la rupture avec lui.
En effet, comme je l'ai dit plus haut, Agrippa était le plus grand général d'Auguste en ses débuts (viennent ensuite Statilius Taurus et Lollius).
Auguste n'avait aucun talent militaire et ne voulait pas risquer tout ce qu'implique de partir dans des longues campagnes (souvenez-vous toutes les difficultés auxquelles César a du faire face lorsqu'il s'est agi pour lui de revenir à Rome après la guerre des Gaules).
Bien évidemment, en dernier ressort, Auguste n'aurait pas hésité à sacrifier Agrippa si celui-ci s'était rebellé et s'il en était allé de sa vie et de son pouvoir.
Mais Agrippa était un des éléments essentiels du pouvoir d'Auguste.
Faire chuter Agrippa en 23 et introduire immanquablement une grave crise dans le parti césarien alors que la succession et la pérennité du régime n'était pas du tout assurée, c'était prendre en risque trop grand.
L'histoire donnera très vite raison à Auguste puisque Marcellus mourra dès la fin de l'année 23 (l'a-t-on un peu aidé à mourir ? c'est un mystère sans réponse).
Donc, même en étant son inférieur, Agrippa avait les moyens de dissuader Auguste d'aller trop loin tout seul, de même que des puissances nucléaires moyennes peuvent dissuader une hyperpuissance d'aller trop loin. Tout le monde aurait été perdant : Agrippa, bien sûr, mais aussi Auguste.
En revanche, 20 ans plus tard, s'il avait été encore vivant, Agrippa n'aurait jamais tenté un tel coup avec l'appui d'autres personnes, parce qu'Auguste avait des solutions de rechange, et notamment des petits-fils ... issus du mariage de Julia et Agrippa. Il n'aurait plus été indispensable et surtout il aurait eu un intérêt familial direct à appuyer les projets dynastiques d'Auguste.
Alors qu'au contraire, quand l'équilibre de la dissuasion est rompu, la situation devient extrèmement instable et tout est possible.
C'est le cas si une puissance nucléaire développe un système de protection antimissile qui réussirait à la mettre à l'abri de la dissuasion de l'adversaire.
Alors dans ce cas, il ne reste plus à l'adversaire qui se sent gravement menacé et n'a plus les moyens de se faire entendre qu'à recourir à une action non-conventionnelle du genre terroriste.
Je trouve que cette métaphore est assez juste concernant César. Lui avait atteint un tel niveau de domination, parce qu'il ne dépendait pas d'un général ou d'un autre, qu'il pouvait échapper à presque toutes les pressions. Il pouvait échapper, s'il le souhaitait, aux pressions des hommes de son parti. D'où la tentation plus forte de le supprimer, faute de pouvoir le fléchir politiquement.
Cette comparaison a néanmoins ses limites puisque j'ai montré qu'en réalité, il y a aussi eu des attentats nombreux contre Auguste, qui lui était plus prudent que César.
Pour répondre à votre dernière question, je ne pense pas qu'on puisse déterminer de manière irréfutable qui fut le meilleur empereur. Chaque circonstance fait appel à des qualités différentes, parfois à des solutions différentes.
Je pense qu'on peut néanmoins reconnaître à Auguste des mérites exceptionnels.
Dans des circonstances terribles, tumultueuses et terriblement difficiles, il a su conquérir le pouvoir, conserver le pouvoir (en gros pendant 45), et transmettre le pouvoir. Bref, il aurait pu être le modèle du Prince de Machiavel.
Il a commis des erreurs, il a opéré des changements de cap à 180 degrés, il a eu beaucoup de chance, il a su exploiter ses atouts (le nom de César, la dévotion des clients, des partisans, des vétérans et des soldats de César) avec un talent exceptionnel.
En politique il n'y a pas de parcours parfait. Cette précaution prise, le parcours d'Auguste a été une réussite exceptionnelle.
Surtout quand on le compare avec le parcours de ses successeurs à qui le pouvoir est tombé tout cuit dans les mains. Auguste n'aurait jamais commis les excès et les folies qui ont fait tuer Caligula ni disparaître la dynastie julio-claudienne avec Néron.
Sans César, Auguste n'aurait cependant jamais existé. Antoine et ses partisans ironisaient sur ce jeune homme qui devait tout à son nom et qui misait tout sur son nom. Antoine ironisait, et pourtant il le déplorait parce que c'était cela la faiblesse fondamentale d'Antoine : le fait d'avoir face à lui le fils adoptif de César. Les légionnaires dont la plupart étaient d'anciens soldats de César ou qui chérissaient les anciens soldats de César ont systématiquement imposé la réconciliation à Antoine et Octave, empêchant Antoine de régler son compte à Octave à un moment où il l'aurait voulu et où il l'aurait pu.
C'était bel et bien le nom de César qui était magique. Il devait y avoir à cela des raisons immenses, impérieuses.
La trajectoire de César est une trajectoire brisée. Il a conquis le pouvoir et posé les fondements d'un pouvoir durable, irréversible (un parti césarien dominant, fondé principalement sur les armées et la figure du chef militaire populaire), mais il n'a guère eu le temps de l'exercer parce qu'il a été assassiné par imprudence.
Encore faut-il préciser que César n'était pas jeune comme Auguste et que, sauf à ce qu'il vive jusqu'à près de 80 ans comme Auguste, Tibère ou Caton l'ancien, il n'aurait de toutes façons pas eu la durée qu'a pu avoir Auguste.
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