Il ne faut pas confondre la situation de 1914 (avant la guerre) et celle de 1918 (après 5 ans de dictature militaire) : les mentalités ont alors énormément évoluée et l'Allemagne qui était alors tout sauf une démocratie avait accumulé les critiques contre son gouvernement autoritaire.
Mais bon, donnons la parole aux principaux intéressés :
Philippe HUSSER, instituteur à Mulhouse, qui est parfaitement pro-allemand en 1914 note dans son journal de guerre :
« 31 août 1914 : Mais pourquoi donc a-t-on si peur des Allemands ? Cela doit tenir aux combats de rues au cours desquels les soldats allemands ont pris très peu d’égards pour la population. Je n’arrive pas à comprendre cela. Pourtant les Mulhousiens ne sont pas de mauvais bougres. Alors pourquoi faire payer à toute la population les crimes commis par quelques têtes brûlées ? L’Alsace-Lorraine n’est tout de même pas un territoire ennemi ! On peut dire que la population a eu un comportement exemplaire lors de la mobilisation. On ne peut pas éviter toute violence et toute mesure pénible. Mais, il est regrettable d’en arriver à craindre ses propres soldats. La loi martiale est appliquée avec plus ou moins de rigueur. Là aussi on a très peur des Allemands. Je sens mon cœur saigner lorsque j’entends leurs récits. J’aimerai crier aux Allemands : « Vous faites une erreur en suspectant tout le monde de sentiments anti-allemands. Arrêtez de terroriser les gens. » »
Philippe HUSSER, Journal d’un instituteur alsacien, 1914-1951, avant propos de Frank TENOT et présentation d’Alfred WAHL, Paris, 1989.
Marie Françoise ZINGERLE, épicière dans un village près de Morhange et pro-française convaincue, note quant à elle dans son journal :
« 28 septembre 1916 : Tous les cœurs se sont retournés vers la France. Peut être que bien des gens n’y pensaient plus beaucoup avant la guerre, mais les anciens sentiments se sont réveillés partout même dans les villages foncièrement allemands de langue, tout est français jusqu’à la moelle des os, de toutes les fibres du cœur. Je dis cela par expérience pour l’avoir constaté moi-même, et appris de personnes sûres ; toutes les personnes de tous villages lorrains et alsaciens que j’ai rencontrées, tout tient pour la France, tout désire la réunion à l’ancienne Mère Patrie. Des masses de gens ont déjà été punis d’avoir trop hautement exprimé leurs idées et désirs à ce sujet. A Montigny, une pauvre vieille femme a dit qu’elle était heureuse d’aller en prison, d’être punie et de souffrir pour la France. Cette année on a germanisé tous les noms des villes, villages, fermes qui avaient encore une consonance française ; ainsi Rémilly est devenue Remelach, Courcelles est Kurzel, Baudrecourt est Balvershoffen : comment depuis 46 ans n’a-t-on pas pensé plus tôt à cela, nous n’osons plus parler ni écrire en français, ni fermer nos lettres, tout est vérifié, contrôlé. »
Marie Françoise ZINGERLE, Toujours fidèle à la France ! – Journal de guerre 1914-1918 d'une paysanne lorraine, Sarreguemines, 2003
Au final, en novembre 1918, Robert Heitz, artiste et homme politique strasbourgeois, rapporte dans ses mémoires les éléments suivants :
« Le patriotisme échevelé (de novembre 1918), nourri par tant de litté¬rature artificielle, porté au maximum d’effervescence par les angoisses et les privations de quatre années de guerre, ne voulait rien savoir de la réalité. C’est en vain que ceux qui se rendaient compte du danger que comportait pour les lendemains une vision aussi irréelle des choses, tentaient de nous faire douter de l’avènement de l’âge d’or. Quelques jours après l’entrée des troupes, un loin¬tain cousin par alliance vint nous rendre visite. C’était Auguste Spinner qui, ayant été, en 1909, le promoteur du monument français de Wissembourg, dont I’inau¬guration avait donné lieu à des manifestations violentes de patriotisme anti-allemand, avait dû quitter sa petite ville pour se réfugier à Nancy, et qui rentrait comme officier français. Connaissant, lui, les réalités françaises, inquiet de notre enthousiasme excessif, il voulut nous faire entendre raison : « Vous serez très bien avec les Français, mais il ne faut pas vous laisser faire. Montrez les dents, s’il le faut ; ce sera indispen¬sable, croyez-moi. » Ebahis, indignés, nous eûmes vite fait de juger cet importun: « Spinner est, lui aussi, devenu un Boche. » Je ne veux pas dresser ici le bilan de nos décep¬tions, de la pagaille créée par une administration pri¬mitive (« autrefois tout était verboten, maintenant tout est permis » déclarait publiquement une vieille ganache promue Commissaire de la République : M. Maringer), par des bureaucrates tatillons, mesquins et dépourvus de toute générosité . »
Robert Heitz, Souvenirs de jadis et de naguère, Woerth, 1963.
En conclusion, l’un des alsaciens plus réticents au rattachement à la France en novembre 1918 était Auguste Spinner, le fondateur du Souvenir Français d’Alsace et officier français, qui dès 1915 avait pris du recul par rapport aux projets imaginés par la Commission d’Alsace-Lorraine sur la désannexion du Reichsland. Je vous conseille d’ailleurs la lecture de sa biographie (Philippe Tomasetti, Auguste Spinner - Un patriote alsacien au service de la France, Nancy, 2009), vous y trouverez de nombreux signes d’ouverture et de tolérance envers l’Allemagne « vaincue ».
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