Istar, quelles sont tes sources ?
Que les sicanes soient autochtone, c’est probable, mais la conclusion ne vient sans doute pas des textes, contradictoires (Isidore IX.2.85 fait ainsi de Sicanos le frère d’Italos et de Sabinos).
Que les Sicèles soient apparentés aux Italiques et aux Ligures, cela ressort bien des textes, mais la parenté Italique / Ligure est pour le moins discutable, surtout que la branche Ligure chez Hellanicos est une sorte d’ersatz d’autochtones, couvrant toute la méditerranée orientale, depuis l’Ibérie jusqu’au sud de l’Italie en passant par la Corse ou la Sardaigne, antérieurs aux autres peuples italiques. Donc là aussi, les textes sont difficilement définitif.
Mais quand tu parles d’un « mélange Sicule-Sicanes », que veux-tu dire ? Nous retombons une nouvelle fois dans le problème de l’identité, qui n’est pas génétique. Que les Sicèles nouveaux venus se soient surimposé à des Sicanes antérieures, certes. Mais il n’empêche qu’au Ve, selon leur position sur l’île, ils se considèrent comme Sicanes ou bien comme Sicules, c’est une réalité politique, ethnique, sans doute culturelle, mais pas génétique.
Apprenti :
Tu mélanges complètement deux thématiques qui n’ont aucun lien, ni dans les traditions que tu présentes ni dans l’archéologie. D’une part une mythique colonisation crétoise (superficielle, puisqu’elle ne concerne qu’une seule et minuscule ville, éventuellement deux ; et partiale, puisque tardive et attestée seulement par une partie de nos sources, contredite par d’autres traditions tout aussi légendaires), d’autre part une colonisation sicule vraisemblablement historique, que les traditions unanimes font venir d’Italie à une date discutée mais antérieure à la colonisation grecque. Ces deux « évènements » n’ont strictement aucune connexion, donc séparons-les.
Concernant le mythe de la colonisation crétoise, j’irai vite puisqu’en fait ce n’est pas le sujet, et qu’elle concerne bien davantage l’Italie et la Macédoine que la Sicile, qui n’est selon ces versions qu’une étape, un échec. A la rigueur, un nouveau sujet en « Mythologie » ?
Quelques remarques cependant :
- primo, la légende en fait ne concerne pas tant Minos que… l’Athénien Dédale. C’est lui qui transporte le conflit en Sicanie. C’est lui qui séduit d’abord Cocalos, puis ses filles, et provoque ainsi la mort du grand Minos, puis dans un second temps l’échec des Crétois puisque c’est encore lui qui a fondé Camicos pour Cocalos.
- Secondo, le mythe complète celui de la thalassocratie crétoise de Minos, dont l’expédition marque à la fois l’apogée et le chant du cygne, parachevant l’œuvre de Thésée. Or ce mythe n’apparaît qu’après les guerres médiques, dans le cadre d’une revendication athénienne à la thalassocratie, qui se posent en successeur de Minos pour la domination des mers.
- Tertio, complément du point précédent… les légendes concernant la mort de Minos en Sicile sont tardives. Aucune allusion avant le Ve (Hérodote et Antiochos essentiellement, plus Aristophane et Sophocle parmi les sources perdues), la première serait l’oracle de la Pythie en 480 transmis par Hérodote, à supposé qu’il soit véridique. Et encore peut-on remarquer qu’il n’est fait mention que de la mort de Minos à Camicos, sans que la géographie soit précisée. En particulier, le mythe est géographiquement incompatible avec celui d’Icare…
Bref, une version tardive dédiée autant à Athènes qu’à Minos, et sans aucun doute créé à Athènes même par tel ou tel Atthidographe. Ayant l’intention de les lire plus en détail prochainement, je creuserai la question. Je remarque aussi que la légende montre une alliance entre l’Athénien Dédale et un roitelet de la région d’Acragas, et que comme par hasard, Acragas est neutre lors de la campagne de Sicile de 415-413 (tandis qu’à la même époque, le thème est populaire à Athènes, avec d’une part une comédie d’Aristophane, et d’autre part une tragédie de Sophocle, nommée l’une les Camicoi, l’autre Cocalos.), j’aimerai bien creuser les relations entre Athènes et Acragas et interpréter le mythe à la lumière de la politique sicilienne d’Athènes au Ve. D’autant que le rêve sicilien hante les Athéniens depuis longtemps (Plutarque, Alcibiade.19)… Quant à Antiochos, il enrichit la légende en l’intégrant aux mythes des retours, avec une colonisation de Mérion à Endymon, en opérant un rapprochement entre les cultes indigènes des Déesses mères et ceux de Crète.
En parallèle à cette version attique, popularisée rapidement en Sicile par Antiochos, existe une tradition dorienne très vivace, qui elle met en scène Héraclès, dans son périple au retour avec le troupeau de Geryon. Cette version est à la fois plus ancienne, et plus officielle, puisqu’elle sera à l’origine des prétentions de Dorieus dans la région.
Et le lien avec les Sicules ? Aucun, strictement aucun. La scène ne se passe même pas en Siculie ! Et toujours selon Antiochos, les survivants irons donc se mêler aux Iapyges (de Iapyx, fils de Dédale… comprenne qui pourra ce qu’il vient faire au côté des ennemis de son père…) avant de se faire encore jeter et de se réfugier auprès des Bottiens, en Macédoine (mais la Bottie de Macédoine ou celle de Chalcidique ? A creuser, apparemment, c’est la Bottie d’origine, mais le pourquoi du comment m’échappe). Encore une fois, la Sicile est loin…
Et tant qu’on y est, pourquoi oublier Iolaos, contemporain, qui « colonise » la Sicile en se mêlant aux Sicanes, avant de coloniser la Sardaigne en compagnie de Dédale….
De fait, j’émets de très gros doute quand tu annonces sur la foi de souvenirs incertains « des restes archéologiques crétois ont été retrouvés en Sicile ». Il y a bien des traces de commerce dès l’époque minoenne et mycénienne (jusqu’en Espagne !), mais des traces d’une quelconque installation, colonisation minoenne, je serais curieux de les voir !
Les mythes sont un moyen de donner du sens à la géographie, et d’approprier des espaces à son propre imaginaire. Croire qu’il existe systématique un fond de réalité derrière les mythes est une gageur. Par contre, ils ont toujours un sens, qui varie selon les époques et les sensibilités, d’où ses fluctuations.
Passons à la date d’arrivée des Sicules, que tu fixe au hasard « de 1100 à 1000 », avant de revenir dessus dans ton message suivant et de la fixer à « trois générations (80 ans) avant la guerre de Troie », soit la première moitié du XIIIe en compilant les données d’Hellanicos (c.480-395) et de Philistos (v.432-356) cité par Denys I.22. En fait, les dates navigue entre « trois génération avant » et « longtemps après » la guerre de Troie… A remarquer que chez Homère, il n’est question que de Sicanes.
Hellanicos (seconde moitié du Ve) est le premier à tenter d’établir une chronologie universelle des temps héroïques aussi bien qu’historiques en se basant sur un repère, la Guerre de Troie, et sur un comput, les prêtresse d’Héra à Argos. Il établit ainsi que l’arrivée des Sicèles a lieu « durant la troisième génération avant la guerre de Troie, et la vingt-sixième année du sacerdoce d'Alcyoné à Argos. », précédés cinq ans auparavant par l’arrivée des Elymes qu’il fait provenir aussi d’Italie car chassés par les Oinotriens). (Denys I.22.3) Selon lui, les Ausoniens dirigés par Sicélos ont été chassés par les Iapyges et deviennent ainsi les Sicèles, donc originaires de Calabre.
Antiochos (vers 420) ne donne aucune chronologie, et considère les Sicèles, dirigés cette fois par un certain Straton, comme chassés par les Oinotriens et les Opiques, c'est-à-dire qu’ils sont équivalents à ceux que Hellanicos appelait Elymes… (Denys I.22.5)
Thucydide, qui se fit à Antiochos, annonce deux versions pour l’origine des Sicanes, indigènes ou Ibères chassés par les Ligures, version qui a sa préférence (VI.2). Il signale ensuite « après la prise d’Ilion » la colonisation troyenne à l’origine des Elymes, en compagnie de Phocidiens. Après seulement, interviennent les Sicèles, chassés d’Italie par les Opiques (comme Antiochos), qui livrent combat contre les Sicanes et les repoussent à l’est. Denys n’hésite pas en l’abrégeant à considérer que cette immigration se fait « longtemps après la guerre de Troie », ce qui peut être exagéré.
Philistos (v.432-356) fait des Sicèles des Ligures de Sicélos, fils d’Italos, chassés du Latium et d’Ombrie par les Ombriens et les Pélasges. Il place cette migration 80 ans avant la guerre de Troie. (toujours Denys I.22.4-5). Autrement dit, il suit plus ou moins la chronologie d’Hellanicos, mais les fait provenir de bien plus au nord. Par ailleurs, il fait provenir les Sicanes d’Ibérie, eux aussi chassés par des Ligures, « peu de temps » avant l’arrivée des Sicèles (Diodore V.6 ; Denys 22.2), ce qui pourrait être rapproché des deux vagues d’Hellanicos séparés de 5 ans.
Ephore (vers 340), fait lui aussi des Ibères le premier peuple barbare de Sicile (Strabon VI.2.4)
Timée (première moitié du IIIe), fait des Sicanes des autochtones (Diodore V.2 ; 6). Selon lui, ils ont été préalablement chassés de la partie orientale de l’île par une éruption de l’Etna. « Longtemps après », les Sicèles en provenance d’Italie viennent occuper cette partie inhabitée, avant de s’étendre au dépends des Sicanes. Enfin un accord est conclu entre les deux peuples et la paix se fait. Malheureusement pour nous, Diodore développait le sujet dans son livre IX, perdu. Il intercale entre l’arrivée des Sicèles et la colonisation grecque une phase originale, celle de la domination des fils d’Eole (Diodore V.8).
Pausanias V.11.6 fait des Sicanes comme des Sicèles des peuples italiens, mais ne propose pas de chronologie.
Silius Italicus (Ier ap) au livre XIV fait des Sicanes les premiers arrivants, originaire d’Ibérie. Puis arrivent les Ligures, commandés par Siculus. Il suit donc la version de Philistos.
Solin (mi IIIe ap.) fait des Sicanes des Ibères débarqués avec leur roi Sicanus « longtemps avant la guerre de Troie » (Solin, 5). « Puis vint Siculus, fils de Neptune », nouvelle version.
Je n’ai pas encore fini, d’autres versions peuvent m’avoir encore échappé, et je me suis concentrés sur les Sicanes et les Sicules, je n'ai pas encore eu le temps de creuser les Elymes (encore plus confus que les deux autres... entre des Héraclides, des Troyens, des Italiens...).
Les traditions sont dont très variés, tant sur l’origine géographique et ethnique des différents peuples que pour la chronologie. Seul point de concordance : les Sicèles sont des envahisseurs, et ils viennent d’Italie. Pour le reste, il faudrait les étudier au cas par cas en fonction des objectifs du conteur, mais la variété et l’incompatibilité des versions dénotent la vocation mythologique (dans le sens d’explication anachronique et mécanisme d’appropriation du monde) et absolument pas historique.
Et je passe volontairement sur les divers récits faisant intervenir des héros grecs, que ce soit Héraclès, Minos, Iolaos, Dédale, Mérion, les Troyens, les Achéens, j’en passe et des meilleurs, contradictoires au possible et surtout sans la moindre confirmation historique ou archéologique.