Les dernières interventions me donnent l’occasion de résumer mon avis qui a bien évolué sur ce sujet depuis son ouverture il y a quelques mois.
Je prendrai mes exemples dans les civilisations méditerranéennes et européennes (je ne connais pas assez les autres
).
Je dénommerai « Celtes » les peuples locuteurs de langues celtiques et je m’intéresserai essentiellement à la période antérieure à la conquête romaine et plus particulièrement aux gaulois (la Grande Gaule).
1- Utilisation d’un système d’écriture et culture de l’écritUne partie de notre discussion engendre des malentendus par l’imprécision de l’interprétation du mot écriture. La question : « les Celtes écrivaient-ils ?» peut s’interpréter :
- Les Celtes ont-ils utilisé des systèmes d’écriture (pictogrammes, syllabaires, alphabets) ? ou
- Les Celtes ont-ils développé une culture de l’écrit ? On définira « culture de l’écrit » comme une culture qui transcrit par écrit notamment les contrats commerciaux, les contrats politiques, les textes littéraires et religieux.
A la 1ère question, la réponse est incontestablement oui, les Celtes ayant utilisé les alphabets grec, étrusque, ibère, latin,…et les preuves sur supports pierre, terre cuite ou métal (essentiellement plomb) existent, même si elles sont peu nombreuses.
A la 2ème question, on peut répondre quasiment incontestablement non.
2- Absence de culture de l’écritOn n’a pas retrouvé de textes de contrats ni de textes littéraires antérieurs à la conquête romaine. L’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence. Mais compte tenu maintenant du nombre important de sites celtes fouillés, la seule hypothèse qui permettrait de croire à une culture celte de l’écrit serait le fait que les Celtes écrivaient tous ces textes sur des supports périssables. Je ne crois pas à cette hypothèse.
Les supportsCes supports périssables auraient pu être notamment bois, cuir ou argile. Le plus vraisemblable, parce que le plus utilisé par ailleurs, serait l’argile ou l’argile sur bois.
Citer :
Polycarpe de M. a écrit : Dans tous les cas, si ils avaient l'habitude d'écrire comme la majorité des peuples sur des tablettes d'argile, il faut bien comprendre qu'avec notre climat, il ne reste quasi rien, voire rien même.
Si ces textes avaient été écrits sur des tablettes d’argile, il me paraît invraisemblable que certaines de ces tablettes n’aient pas été retrouvées cuites par incendie (ce qui est quand même une des raisons qui permettent de retrouver une partie de ces supports dans les civilisations les ayant utilisés).
Je ne crois pas à l’hypothèse de ces textes écrits sur d’autres supports encore plus périssables que l’argile, du type bois ou cuir. En effet, un des seuls intérêts à transcrire par écrit ces textes est d’en garder la trace un temps suffisamment long. Je n’imagine pas les Celtes choisissant pour ces textes des supports par définition périssables, alors qu’ils ont utilisé des supports pierre ou plomb pour des utilisations plus communes.
Par analogie, les peuples du Proche Orient qui écrivaient essentiellement sur argile utilisaient la pierre ou le métal quand ils accordaient une importance particulière à la pérennité de ces textes. Exemples de la stèle d’Hammourabi ou des textes du rocher de Behistun (entre nombreux autres !).
En aparté je doute personnellement de l’affirmation de César :Citer :
Polycarpe de M. a écrit :
"Dans le camp des Helvètes, on trouva des tablettes rédigées en caractère grecs qui furent apportés à César. Ces tablettes contenaient la liste nominative de tous ceux qui étaient partis de chez eux et qui pouvaient porter les armes, avec à part, les enfants, les vieillards, et les femmes", preuve pour Jules d'une "forme non rudimentaire d'administration".
César écrit qu’on trouve dans le camp des Helvètes la liste nominative des 368 000 migrants (dont 263 000 Helvètes). A raison d’une centaine de noms écrits sur une tablette de format A4 (si si, le format A4 existait déjà ! ) cela ferait 3 680 tablettes à transporter (bonjour la galère ! ), et dans quel but ?
De toute façon, cet exemple n’est pas à inclure dans les textes révélateurs d’une culture de l’écrit.
Si l’exemple est véridique, cela me paraît plus relever d’un acte de type « testament sacré – c’est tout ce qui reste de notre ancienne vie » à rapprocher de l’affirmation de César que les Helvètes avaient brûlé toutes leurs villes et tous leurs villages.Les systèmes d’écriture utilisésLes Celtes ont utilisé des alphabets ou syllabaires existants.
Je crois pouvoir dire que toutes les civilisations ayant développé une culture de l’écrit (elles sont relativement peu nombreuses et je rejoins l’avis de Thersite exprimé antérieurement) ont inventé leurs systèmes d’écriture (souvent multiples et évolutifs), ou ont modifié les systèmes d’écriture existants en les adaptant pour transcrire plus facilement leur langue :
- les civilisations égyptiennes et minoennes ont développé leurs systèmes d’écritures,
- les civilisations du Proche Orient ont déclenché un foisonnement d’écritures utilisant des caractères de type cunéiforme,
- la civilisation grecque a développé ses alphabets à partir de l’alphabet phénicien,
- la civilisation romaine a développé un nouvel alphabet à partir de l’alphabet étrusque,…
Cette assertion paraît logique car il y a souvent et très probablement :
- nécessité d’introduire de nouveaux caractères pour transcrire une langue de prononciation différente,
- modification de certains caractères par l’usage intensif et le temps,
- volonté de certains scribes d’apporter leurs innovations, …
Je ne crois pas avoir déjà vu cet argument, mais il me paraît assez fort pour justifier que les Celtes n’ont pas eu un usage intensif de l’écriture.
Aparté : La proposition inverse « les civilisations qui ont inventé ou modifié un système existant ont développé une culture de l’écrit » n’est pas forcément vraie. Exemples : Tartessiens (qui ont modifié un alphabet-syllabaire phénicien), les Etrusques (peut-on dire qu’ils ont développé une culture de l’écrit ?), les Berbères,…Autre aparté : Comment dit-on « écrire » ou « scribe » en gaulois ?
Le Dictionnaire de la langue gauloise de X Delamarre ne signale pas de mot gaulois connu pour ces 2 termes, ce qui est (en partie) révélateur. Je considère donc que les Celtes n’ont pas développé une culture de l’écrit.
3- Pourquoi les Celtes n’ont pas développé une culture de l’écrit ?Les systèmes d’écriture ont été essentiellement développés au départ pour (Louis-Jean Calvet - Histoire de l’écriture) :
- tenir des comptes,
- diffuser et conserver des édits et des lois,
- conserver sur les tombes le souvenir de personnages importants,
- jouer un rôle dans la divination, la magie et la religion.
Par ailleurs, les écritures véritables ne se sont formées que chez les peuples qui avaient des villes.
L’absence de véritable ville (avant les oppida au milieu du IIème siècle av JC), me paraît la raison fondamentale expliquant l’absence de développement d’un système d’écriture chez les Celtes.
L’absence de ville est liée à l’absence d’administration centralisée, l’absence de « palais » avec salle d’archives,…
En Gaule, le fait par ailleurs que les édits, les lois, l’enseignement, la justice et la religion aient été tenus par les Druides (qui avaient développé une culture forte de l’oral) me paraît être une raison presque également importante. D’autre part, dans presque toutes les civilisations antiques, les écrivains-scribes étaient peu nombreux, savants et proches du pouvoir ou des responsables religieux. Or ces rôles étant tenus (au moins en Gaule) par les Druides.
Le non développement d’une culture écrite par les Celtes parce qu’ils avaient une culture orale est évidemment une lapalissade (avant une culture écrite il ne peut y avoir qu’une culture orale !
).
En revanche la forte culture orale des Celtes a sans doute été un frein au développement d’une culture écrite. D’autre part le développement des cultures écrites s’est étalé sur plusieurs siècles (même si ces développements ont eu lieu nettement avant le développement des civilisations celtes). Or la conquête romaine est intervenue en plein développement de ces oppida.
J’imagine ainsi que les Celtes auraient sans doute développé une propre culture écrite, après une période assez longue, peut-être 100 à 200 ans, à partir du début de notre ère, si la conquête romaine n’avait pas eu lieu, suite au développement des villes et à la décroissance de l’influence des Druides (déjà commencée avant la conquête romaine d’après JL Brunaux).
Je crois aussi que le non développement de la culture écrite est lié au reste de culture « nomade » des Celtes :
Les Celtes ont été sédentarisés plusieurs siècles avant la conquête romaine. Mais ces derniers siècles avant la conquête ont quand même vu des déplacements massifs de populations (Belges par exemple). La tentative des Helvètes est du même type.
Or on imagine difficilement le développement d’une culture de l’écrit chez des populations qui ont encore des velléités fortes de changement de territoire (on revient à la notion de non centralisation de l’administration dans des endroits stables et pérennes).
4- Autres réflexions- L’écriture oghamique
Le développement de l’écriture oghamique s’est fait à partir du IVème siècle ap. JC et est donc nettement postérieure à la période étudiée ci-avant.
Par ailleurs cette écriture n’a pas généré une culture de l’écrit et était réservée à des usages très restreints.
- L’art des Celtes
La plupart des systèmes d’écriture est né à partir de pictogrammes. Ces pictogrammes ont été développés dans des civilisations qui avaient développé auparavant des arts figuratifs. Or les Celtes ont développé au contraire un art très stylisé. Le terrain n’était donc pas favorable au développement d’un système d’écriture.
Citer :
Polycarpe de M. a écrit
Selon Diodore de Sicile (Histoires, V, 28), les Celtes jetaient des lettres aux défunts dans les bûchers funéraires.
Cette coutume n’est attestée que chez Diodore de Sicile.
Diodore de Sicile, comme la plupart des auteurs anciens, n’est pas considéré comme particulièrement fiable quant à ses affirmations sur les coutumes des Celtes (Poseidonios et César sont les moins contestables).
Cette coutume, si elle a existé, n’est cependant pas révélatrice d’une culture de l’écrit comme définie plus haut.
Si elle n’a pas existé, c’est bien dommage, on aurait eu des tas de lettres cuites !
Citer :
Jibe a écrit :J'ai bien peur que, dans vingt siècles, il n'y ait pas plus de traces écrites durables de notre époque que de celle des Celtes. A part quelques pierres tombales. Papier et informatique tuent les traces et la tradition orale n'existe plus guère.
Ce qui se développe aujourd’hui à une vitesse fulgurante est l’utilisation de l’écrit pour des messages qui n’ont aucun objectif de pérennité, genre SMS, discussions chats, ou autres (je ne vais quand même pas ranger nos discussions de ce forum dans cette catégorie
), et la prolifération de supports périssables (disques durs, clés USB, …)
Certes ces types d’écrits ne seront pas repérables dans 2000 ans.
Mais par ailleurs, les cabinets d’avocats prolifèrent, les éditions de livres ne se portent pas si mal et je fais confiance au développement des techniques pour imaginer que dans 2000 ans on aura toujours la trace des textes importants et que l’on ne doutera pas un instant de notre culture actuelle de l’écrit.
Ceci étant dit, je fais un dernier commentaire :
Nous avons l’impression (surtout quand on est jeune et universitaire) d’être dans une civilisation ou l’on écrit tout (voir ci-dessus)… et n’importe quoi.
Il se trouve que je connais bien le milieu des PME du bâtiment. Eh bien, dans ce milieu, et encore pour quelques années, la culture de l’oral reste souvent plus forte que celle de l’écrit et la parole donnée reste plus importante qu’un écrit (qui souvent ne sera pas lu).
Pardon pour ce pensum !