En fait, il faudrait séparer la sphère privée de la sphère publique.
Du côté du privé, la pratique est bien renseignée par les découvertes archéologiques. Les corps des enfants en bas âge sont traité comme des offrandes, il n'y a aucune différence matérielle entre une offrande animal (agneau) ou humaine (enfant) si ce n'est la qualité de la viande. Mais leur grand nombre ainsi que la rareté de tombes d'enfants en dehors de ce cadre montre qu'il s'agit là d'une pratique habituelle, une consécration davantage qu'un sacrifice. Dans l'immense majorité et peut-être pour tous, ces enfants sont morts de mort naturelle, et confié à la divinité. Néanmoins, rien ne permet non plus de rejeter la possibilité que certains aient été consacré vivant, donc sacrifié. Mais rien ne permet de l'affirmer non plus, si ce n'est certains textes, et en particulier je songe à Tertullien, Apologétique, 9, qui témoigne directement de la répression romaine à cet égard dont il fut un témoins direct par l'intermédiaire de son père : "
2. Des enfants étaient immolés publiquement à Saturne, en Afrique, jusqu'au proconsulat de Tibère, qui fit exposer les prêtres mêmes de ce dieu, attachés vivants aux arbres mêmes de son temple, qui couvraient ces crimes de leur ombre, comme à autant de croix votives : je prends à témoin mon père qui, comme soldat, exécuta cet ordre du proconsul. — 3. Mais, aujourd'hui encore, ce criminel sacrifice continue en secret." Même si les auteurs chrétiens ont la vilaine habitude d'interpréter dramatiquement tout ce qu'ils voient, ce témoignage là en particulier ne me semble pas devoir être écarté d'un haussement d'épaule.
De l'autre côté, le cadre public. Un sacrifice public. Mais là, tout pose problème, car les textes sont relativement nombreux, ils ne disent jamais la même chose. Pour certains réguliers, pour d'autres irréguliers. Pour certains une victime unique, pour d'autre plusieurs. Pour certains à vocation propitiatoire (en prévision d'un évènement), pour d'autres à vocation purificatrice (en conséquence d'un évènement). Du coup, chacun interprète à sa manière en s'appuyant sur un ou deux textes au dépends des autres, et le voisin fera la même chose pour arriver à des conclusions très différentes. Voire (cela semble la mode actuellement), tout jeter en bloc comme incompatible et donc nier purement et simplement l'existence de telles cérémonies.
Un mot sur la question de la régularité. Pour commencer, ils n'existent déjà plus au IIIe siècle, aucune mention lors des guerres puniques ou de la guerre des mercenaires (exception faite de Silius Italicus qui invente le sacrifice d'un fils d'Hannibal ; l'objectif est littéraire, pas historique) ; du moins des sacrifices d'enfants ; il reste des massacres de prisonniers qui peuvent se rapprocher des sacrifices humains, mais dans un cadre très différent. Et à la fin du IVe, lors des campagnes d'Agathocle, la pratique semble déjà bien abâtardie et rare (Diodore XX.14, texte cité et commenté dans l'autre discussion). Mais même avant, il est fait état de lois prises pour interdire ces sacrifices, mais tous douteux, sans pour autant pouvoir être rejeté sans examen. Par exemple, Justin, XIX.1.10-13 mentionne une ambassade perse de Darius Ier, en prévision de l'invasion de la Grèce, qui noue des relations avec Carthage et leur édicte quelques interdictions : plus de viande de chien pour les repas, plus de sacrifice humain, plus d'unhumation mais des incinérations. Un autre exemple est tiré de Porphyre, qui mentionne l'abolition des sacrifices humains par un certain Iphicrate (?). L'un comme l'autre sont plus que douteux, mais ils peuvent témoigner de certaines périodes d'interruption dès le début du Ve. Bref, à grande échelle, on ne peut pas parler de régularité.
Mais, au cours de ces périodes, les sacrifices étaient-ils réguliers ou non ; faut-il imaginer une fête annuelle ou une réponse à un évènement inattendu ? L'immense majorité des textes plaident pour la seconde solution (peste, famines, défaites militaires, prévision d'une campagne, etc...). Parmi les exceptions, citons encore une fois Porphyre, de l'Abstinence, II.27 : "
à Carthage, on sacrifie des hommes en certain temps de l'année". Mais dans ce passage il présente conjointement les Lupercales arcadiennes et les sacrifices puniques ; la régularité peut n'être que celle des Arcadiens ; d'autant qu'il signale explicitement l'irrégularité du procédé pour les Phéniciens (II.56) au rapport de plusieurs auteurs dont le Phénicien Philon. Silius Italicus également (IV.765sq) : "
D'après les coutumes de ce peuple, apportées par l'étrangère Didon, on apaisait les dieux par des sacrifices humains ; et on déposait, spectacle horrible ! des enfants sur leurs autels en feu. Tous les ans le sort désignait les victimes infortunées d'un culte, imitation cruelle de celui de Diane en Tauride." Témoignage tardif et isolé, d'un auteur au service de la propagande romaine, décrivant une scène qui n'eut jamais lieu (le sacrifice du fils d'Hannibal). Bref, douteux.
Bref, ces sacrifices n'ont sans doute jamais été réguliers. Le meilleur témoignage à mon sens est celui de Philon de Byblos, transmis par Eusèbe (
Préparation Evangélique, IV.16):
C'était un antique usage, dit-il, que, dans les grandes calamités publiques, les premiers de la ville ou du pays immolassent le plus chéri de leurs enfants en expiation aux dieux vengeurs. Des cérémonies mystérieuses accompagnaient ces sacrifices. ainsi qu'en I.10: "Il existait une coutume chez les anciens, en vertu de laquelle, dans les grandes calamités et les grands périls, pour empêcher la destruction générale, les chefs d'une ville ou d'une nation égorgeaient leur enfant le plus chéri, et le sacrifiaient aux génies vengeurs comme victime expiatoire. Ceux qui étaient destinés à subir ce sort étaient égorgés au milieu de cérémonies mystérieuses." Philon est phénicien, ses descriptions concordent avec les meilleurs témoignages : un sacrifice exceptionnel en réponse à une situation exceptionnelle, une victime unique de grande qualité, une cérémonie "mystérieuse" qui autorise tous les fantasmes des étrangers.
Arcadius : tu as du loucher avec les Philistins !