Inscription : 06 Fév 2004 7:08 Message(s) : 3532
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L’irritation du ministre n’allait pas diminuer. En effet, le 11 juillet suivant, le Journal des Débats publiait un article tiré du journal algérien, L’Akhbar : « Il vient d'arriver dans le Dahra un de ces événements qui contristent profondément ceux qui en ont été témoins, même lorsqu'ils en ont compris l'affreuse nécessité et qu'ils ont le droit de proclamer que rien n'a été négligé de tout ce qui pouvait prévenir une catastrophe. Le colonel Pélissier s'occupait à poursuivre les Ouled-Riah, tribu qui n'a jamais été soumise, parce que les pays qu'ils habitent renferment d'immenses cavernes, véritable labyrinthe où ce serait le comble de la folie d'essayer d'engager des troupes assaillantes. Les Ouled-Riah, se voyant serrés de trop prés, coururent à leur refuge habituel. Ceci arriva le 18 juin dans la matinée. Après avoir cerné les grottes, on fabriqua quelques fascines que l'on enflamma et que l'on jeta ensuite devant l'entrée des grottes. Après cette démonstration faite pour montrer à ces gens qu'on pouvait tous les asphyxier dans leurs cavernes, le colonel leur fit jeter des lettres où on leur offrait la vie et la liberté s'ils consentaient à rendre leurs armes et leurs chevaux. Ils refusèrent d'abord, puis ensuite ils répondirent qu'ils feraient ce qu'on leur demandait si l'armée française était préalablement éloignée. On ne voulut pas de cette condition inadmissible. On recommença à jeter des fascines enflammées ; alors un grand tumulte s'éleva dans ces grottes : on sut plus tard qu'on y délibérait sur le parti à prendre, et que les uns demandaient à se soumettre, tandis que les autres s'y refusaient avec opiniâtreté. Ces derniers l'emportèrent; cependant quelques-uns des dissidents s'échappaient de temps à autre. Le colonel Pélissier, voulant sauver ce qui restait dans les grottes, leur envoya des Arabes pour les exhorter à se rendre; les Ouled-Riah refusèrent de le faire. Quelques femmes, qui ne partageaient pas le fanatisme sauvage de ces malheureux, essayèrent de s'enfuir ; mais leurs parents et leurs maris tirent eux-mêmes feu sur elles pour les empêcher de se soustraire au martyre qu'ils avaient résolu de souffrir. Une dernière fois M. le colonel Pélissier fit suspendre le jet des fagots pour envoyer dans les cavernes au parlementaire français : celui-ci, accueilli par une fusillade, dut se retirer sans avoir rempli sa mission. Ces différentes phases de la catastrophe avaient duré jusque dans la nuit du 19 juin. Alors, à bout de patience et n'espérant pas pouvoir réduire autrement des fanatiques dont l'insoumission orgueilleuse était une instigation permanente à la révolte, et qui étaient le noyau perpétuel des insurrections du Dahra, on rendit au feu toute son intensité : pendant longtemps les cris des malheureux que la fumée allait étouffer retentirent douloureusement à nos oreilles; puis on n'entendit plus rien que le pétillement des bois verts qui formaient les fascines. Ce silence funèbre en disait assez. On entra : cinq cents cadavres étaient étendus ça et la dans les cavernes. On envoya visiter les grottes et sauver ceux qui respiraient encore ; on ne put en retirer que cent cinquante, dont une partie mourut à l'ambulance. Il faut être comme nous sur le théâtre des évènements pour connaître tous les efforts que l’on a tentés pour prévenir la catastrophe, et comprendre la nécessité qu’il y avait de réduire ces gens-là, dans l’intérêt de la tranquillité générale. La nouvelle de cette terrible issue de la lutte était à peine connue, que tout le Dahra s’est soumis, apportant des armes en très grande quantité»Une telle affaire ne laissa pas indifférent. Ainsi, le jour même de la sortie de l'article dans le Journal des Débats, le prince de la Moskowa, le fils du maréchal Ney, montait au créneau à la Chambre des Pairs : « Messieurs, un journal qui se publie en Algérie, l'Akhbar, contient le récit d'un fait inouï, sans exemple, et heureusement sans précédent dans notre histoire militaire. Un colonel français se serait rendu coupable d'un acte de cruauté inexplicable, inqualifiable, à l'égard de malheureux Arabes prisonniers. Je viens demander au Gouvernement de s'expliquer sur ce fait. Je le réclame et comme officier de l'armée et comme Pair de France.[…] Remarquez, Messieurs, qu'il n'est pas question ici de razzias, mais d'un acte déplorable, d'un meurtre consommé avec préméditation sur un ennemi vaincu, sur un ennemi sans défense. Si le fait auquel je fais allusion n'est point exact, je demande au Gouvernement de le démentir ; si, ce qu'à Dieu ne plaise ! il était vrai, je demande à M. le Président du conseil quelle est la conduite que le Gouvernement se propose de tenir en pareille circonstance. Je vous le demande, Messieurs, est-ce par de pareils moyens que nous pouvons espérer de consolider notre position en Afrique ? Je le répète, il nous faut à cet égard une explication. »Ney poursuivit par la lecture de l’article évoqué plus haut. Soult intervint alors : « Les rapports qui sont parvenus au Ministère de la guerre m'ont paru tellement contradictoires, que j'ai dû m'empresser de demander de nouveaux renseignements. Ceux que le Journal des Débats renferme, et qui viennent d'être lus à la tribune, ne m'étaient pas connus autrement que par la publication que plusieurs journaux en ont faite. J'attends les renseignements qui ont été demandés pour pouvoir donner plus de détails à la Chambre. Mais, pour le fait en lui-même, le Gouvernement le désapprouve hautement. Je répète que le Gouvernement le désapprouve hautement; et il a déjà écrit dans ce sens au Gouverneur général de l'Algérie, en lui demandant de plus amples éclaircissements, afin d'apprécier les suites à y donner. »Le comte de Montalembert prit la parole : « Un mot seulement. J'avoue que, quant à mon impression personnelle, et je demande pardon à la Chambre de l'exprimer devant elle, le mot de désapprouver, dont vient de se servir M. le Maréchal, est trop faible pour un attentat pareil. Il faut le répudier avec horreur, pour l'honneur de la France. Je vous conjure, Messieurs, de réfléchir à l'effet qu'une pareille nouvelle va produire en Angleterre, hors de France, et je vous demande si, dans la seule Chambre qui est encore en séance, il ne doit pas y avoir un sentiment unanime d'horreur contre un attentat pareil.A quoi, le ministre de la Guerre répondit en guise de conclusion : « Si l'expression de désapprobation que j'ai employée au sujet du fait dont il est question est insuffisante, j'ajoute que je le déplore. »Commentaire de Guizot ( Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps) : « Le maréchal Soult manqua, dans cette occasion, de sa présence d'esprit et de son autorité accoutumées ; il exprima, en quelques paroles embarrassées, un blâme froid et timide, livrant le colonel Pélissier sans satisfaire ceux qui l'attaquaient. » Le duc de Dalmatie allait avoir l’occasion de rectifier le tir lors de séance du 16… Le lendemain, 12 juillet, Soult écrivait à Bugeaud pour le prévenir de l’émotion suscitée : « Le sentiment public a été unanime, et d'accord avec le mien, les journaux en ont été les premiers organes, et hier j'ai été interpellé à ce sujet à la Chambre des pairs. Je n'ai pu justifier ce fait qui me semble en effet bien difficile à justifier. Puisque le colonel Pélissier était encore le 22 devant les grottes, je ne m'explique pas quelle cruelle nécessité l'a empêché d'en bloquer les issues au lieu d'en étouffer les habitants. A en juger par la disposition du terrain, cette opération était très praticable et nous compterions une tribu soumise de plus, une tribu anéantie de moins. J'ai répondu à la Chambre des pairs que jusqu'ici les rapports étaient incomplets et contradictoires et que j'avais demandé de nouveaux renseignements. Il est donc nécessaire que vous m'adressiez le plus tôt possible un rapport nouveau, détaillé, sur cet événement, rapport dans lequel il faudrait faire ressortir tout ce qui peut excuser de telles rigueurs.
P.-S. L'émotion publique a été si vive au récit de la destruction des Ouled-Rhia, que si les nouvelles explications que je vous demande ne me donnaient pas les moyens de la calmer à l'égard du colonel Pélissier, je pourrais être dans la nécessité de rappeler cet officier en France et de le mettre en disponibilité.»Le débat allait être relancé à la Chambre des Pairs quatre jours plus tard par le marquis de Boissy. L’intervention de ce dernier concernait principalement les châtiments corporels subis par les soldats français en Afrique. Boissy en profita cependant pour évoquer également l’affaire des grottes de Dahra : « Messieurs, je n'ai pas l'intention de parler d'un fait qui vous a été dénoncé l'autre jour, fait à l'égard duquel je regrette que le gouvernement se soit prononcé aussi promptement. Je voudrais en général que le gouvernement avant de désavouer, ainsi qu'il l'a fait, prit te temps d'examiner les faits. M. le maréchal ministre de la guerre avait dit que les rapports qu’il avait reçus étaient contradictoires. Eh Bien ! il eût été désirable, dans l'intérêt du service comme dans l'intérêt gouvernemental qu'on attendit, avant de se prononcer, qu'on eût reçu de nouveaux renseignements. Je sais bien que M. le maréchal s'est refusé à employer le mot sollicité par l'un de nos honorables collègues, mais enfin le mot de désaveu a été dit et il a été dur à nos oreilles. […] Je reviens à ce que je disais en commençant, c'est qu'avant de désavouer, il faut attendre qu'on soit parfaitement éclairé sur tes faits. Je ne connais pas le colonel qu'on a accusé mais puisque les rapports étaient contradictoires, qui vous dit qu’il ne s’est pas trouvé dans la nécessité, peut-être par manque de vivres ou par d'autres motifs impérieux, de prendre un parti rigoureux, douloureux, mais enfin un parti que la guerre autorise, car on ne fait pas la guerre sans savoir d'avance qu'on sacrifiera des hommes ? »Soult intervint alors, donnant du coup une toute autre analyse que celle formulée cinq jours plus tôt devant les Pairs : « L'honorable préopinant a fait allusion à une discussion qui a eu lieu dernièrement dans la Chambre, et dans laquelle j'ai dit que je désapprouvais et que je déplorais ce qui s'était passé dans le Dahra. Mes expressions se rapportaient au fait en lui-même; car toutes les fois qu’il s'agit d'un accident, d'un malheur, le sentiment naturel porte tout le monde à le déplorer et à en gémir. Mais à ce sujet, je veux, être plus explicite. Cette affaire, à laquelle un des plus honorables militaires de l'armée d'Afrique, le colonel Pélissier, dont je ferai constamment l'éloge, s'est trouvé, l'a mis dans une situation fort pénible et fort embarrassante. Il avait à soumettre des révoltés, qui la veille et les jours précédents avaient lâchement assassiné nos soldats. C'était la troisième ou quatrième fois que cette population se livrait à des meurtres sur nos soldats. En 1842, le maréchal Bugeaud revenait de Mostaganem et parcourait la vallée du Chélif, voulant pacifier toutes tes tribus qui se trouvaient placées sur la droite de cette rivière, il envoya des détachements devant ce même endroit, où les derniers insurgés s'étaient retirés. Ces détachements reçurent des coups de fusil, nous eûmes des blessés, et plusieurs de nos militaires, qui venaient là avec des paroles de paix, furent obligés, à raison de la gravité de leurs blessures, de rester sur le terrain, à l’entrée des grottes. Le lendemain, le maréchal Bugeaud envoya d'autres détachements pour savoir ce qu'étaient devenus les hommes qu'il avait envoyés. On les trouva mutilés. L'année dernière, le général Cavaignac ayant fait une expédition dans la même tribu, vit les mêmes assassinats se renouveler sur ses soldats, et y éprouva des pertes considérables. Messieurs, je suis aussi patient qu'un autre, mais j'avoue que si j'avais été dans la situation où s'est trouvé le colonel Pélissier, j'aurais peut-être fait aussi un exemple très sévère. Car il ne faut pas perdre de vue que ces soldats qui se trouvaient à la dernière affaire du Dahra avaient en 1842 et 1844 vu leurs camarades succomber sous les coups des Arabes et les avaient retirés de leurs mains mutilés de la plus atroce manière. Croyez-vous que dans cette situation des hommes soient capables d'assez de générosité pour oublier les offenses passées ? Nous avons un défaut, nous autres Français, c'est de vouloir tout amplifier, tout exagérer, sans se rendre compte souvent des circonstances qui ont provoqué certaines mesures hors du cercle habituel des opérations militaires. En Europe, ce serait affreux, détestable ; en Afrique, c'est la guerre elle-même. Comment voulez-vous que l'on fasse ? Si vous voulez évacuer le pays, rappelez l'armée, c'est bien. Mais vous n'imposerez jamais à un militaire qui sent sa dignité, qui a donné des gages de valeur et qui sacrifie à tout instant son existence, vous ne lui imposerez jamais assez d'abnégation pour qu'il reçoive l'offense sans la rendre. Je crois donc qu'on ferait beaucoup mieux de s'abstenir de toutes les réflexions qui peuvent produire un très mauvais effet. L'armée qui est en Afrique a donné trop de preuves de son dévouement et de sa valeur, depuis le chef qui la commande, le maréchal Bugeaud, les généraux de tous grades, les officiers supérieurs jusqu'au dernier soldat, pour que la France ne leur tienne pas compte du dévouement qui les anime et des efforts qu’ils font pour ajouter à la gloire des armes françaises. »La messe était dite… D’Alger, Bugeaud, échaudé la missive désapprobatrice de son ministre dont nous avons parlé plus haut, n’eut de cesse de justifier ses ordres et ceux de Pélissier. Ainsi, le 14 juillet, il écrivait à Soult : « Dans votre dépêche du 5 juillet sur les opérations militaires, vous me dites que vous vous seriez bien gardé d'insérer dans les journaux le détail des rigueurs exercées par M. le colonel Pélissier contre les Ouled-Rhia, et que vous ne pouvez croire que cet officier ait eu des ordres pour employer de pareils moyens. Il est de mon devoir et de ma loyauté de justifier à vos yeux, puisqu'il en est besoin, M. le colonel Pélissier. Je déclare prendre toute la responsabilité de cet acte. J'avais ordonné au colonel, avant de nous séparer à Orléansville, d'employer ce moyen à la dernière extrémité et, en effet, il ne s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. Fallait-il qu'il attaquât de vive force ? Il aurait perdu beaucoup de monde et n'aurait pas enlevé les cavernes, parce que des soldats ne pénètrent pas volontiers dans des souterrains qu'ils ignorent, quand ils reçoivent la mort de tous côtés, sans pouvoir la rendre. Fallait-il se borner à un simple blocus ? Mais on savait que cette population avait réuni là des vivres et des troupeaux et que quinze jours de blocus n'auraient pas obtenu leur reddition par la famine. Or, M. le colonel Pélissier n'avait pas quinze jours à consacrer à cette opération. Il devait concourir avec M. le colonel Saint-Arnaud à la soumission du bas Dahra. Leurs deux colonnes manoeuvraient de concert l'une d'elles ne pouvait retarder longtemps sa marche sans nuire aux opérations de l'autre. Maintenant, Monsieur le maréchal, il me reste à justifier le moyen en lui-même. Ce ne sera peut-être pas facile vis-à-vis d'une fausse philanthropie; mais j'ai la confiance que je réussirai avec vous qui connaissez la guerre et ses exigences, dans l'intérêt du pays que l'on sert, dans l'intérêt même bien entendu de l'humanité. La guerre et la politique veulent que l'on emploie tous les moyens, quelque énergiques qu'ils soient, pour arriver le plus promptement possible au but. C'est servir aussi les intérêts de l'humanité pour les vainqueurs comme pour les vaincus car les guerres prolongées par suite des moyens peu vigoureux que l'on emploie sont celles qui ruinent les nations et multiplient les victimes. Ces principes incontestables étant posés, je demande si le siège des grottes fait par M. le colonel Pélissier est plus cruel que le bombardement et la famine dont nous accablons la population entière des villes de guerre en Europe ? Et, en mer, ne canonne-t-on pas un vaisseau à le faire couler ou sauter jusqu'à ce qu'il amène son pavillon ? Est-ce donc plus humain ? Toutes ces choses-là sont identiques c'est la guerre avec ses conséquences inévitables. Si les philanthropes ne veulent pas les voir, qu'ils aient le talent de donner aux peuples et aux gouvernements des sentiments de paix éternelle. Maintenant, Monsieur le maréchal, voulez-vous savoir jusqu'à quel point il était important pour la politique et pour l'humanité de détruire la confiance que les populations du Dahra et de beaucoup d'autres lieux avaient dans ces grottes ? Je vais vous le dire aussi brièvement que possible. Les grottes sont très multipliées dans le Dahra, dans une partie de l'Ouarsenis et sur beaucoup d'autres points. Toutes les tribus qui ont des grottes où elles se croyaient inexpugnables, se sont montrées dans tous les temps fort récalcitrantes. Sous les Turcs, elles refusaient l'impôt fort souvent et quand la cavalerie du gouvernement se présentait, la tribu entière se retirait dans les grottes où l'on ne savait pas la forcer. Abd-el-Kader lui-même l'a éprouvé à l'égard des Sbéha qui se sont mis deux fois en révolte contre lui. Il a pu les réduire au moyen de sa grande influence morale qui lui a permis de faire bloquer et séquestrer les Sbéha par les tribus qui les environnent. Un pareil moyen serait inefficace entre nos mains on ne sert pas les chrétiens comme on servait Abd-el-Kader. L'année dernière, pendant que j'étais au Maroc, M. le général Cavaignac assiégea une petite grotte. Il voulait d'abord employer pour la réduire les moyens ordinaires. Mais il y perdit le capitaine Juvencourt, du 5e bataillon d'Orléans, et plusieurs hommes. Fallait-il, pour se montrer philanthrope, continuer à faire tuer, dans les règles reçues, nos officiers et nos soldats ? M. le général Cavaignac ne le vit pas ainsi il se résigna à employer les moyens qu'a employés par imitation le colonel Pélissier, et il prit la grotte. Cela ne fit pas beaucoup de bruit parce que la grotte était petite et ne recélait qu'une cinquantaine de personnes. Par la même raison, cela ne produisit pas une grande sensation dans le pays. L'effet produit fut attribué à la faible étendue de la caverne et l'on ne perdit point confiance dans la puissance de résistance qu'offraient les grandes grottes. II fallait un exemple plus considérable, appliqué à la grotte la plus renommée, pour détruire une opinion qui a été la source de toutes les révoltes passées et qui a contribué puissamment à la dernière insurrection. Certainement, sans le secours de ces retraites, jugées inexpugnables, beaucoup de tribus n'auraient pas pris part au dernier mouvement. Vous redoutez pour l'avenir le sentiment de haine profonde qu'aura mis dans tous les cœurs la catastrophe des Ouled-Rhia. A cet égard, je crois pouvoir vous rassurer. Pour le bien comprendre, il faut d'abord que vous sachiez que jusqu'ici cent exemples nous ont prouvé que les soumissions n'étaient bonnes et durables que lorsque les tribus avaient immensément souffert des maux de la guerre. Presque toutes celles qui n'avaient pas vigoureusement senti le poids de nos armes, ont mal obéi et se sont révoltées à la première occasion. C'est justement le cas de toutes les populations des deux rives du Chéliff central. Dans l'hiver de 1842 à 1843, je soumis cette contrée avec une extrême facilité. S. A. R. Mgr le duc d'Aumale y participait. Les populations n'éprouvèrent presque aucun dommage nous ne leur imposâmes aucune contribution de guerre; la plus sévère discipline fut observée parmi les troupes; nous parcourûmes pendant plus de six semaines les deux rives du Chéliff sans faire une ghazia, sans prendre un bœuf, ni une poule, ni un œuf; nous payâmes religieusement tout ce dont, nous eûmes besoin et les populations vantaient très haut notre justice et notre modération. Forcés de nous retirer parce que nous n'étions pas en mesure d'occuper le pays au milieu de l'hiver, Abd-el-Kader revint, et les populations, si reconnaissantes en apparence de la manière dont nous les avions traitées, se jetèrent toutes dans ses bras. Au printemps de 1843, je rentrai dans ce pays pour y fonder Tenès et Orléansville. Trois ou quatre petits combats nous le livrèrent de nouveau. Il eût été bien légitime de peser sur lui sévèrement, en punition de sa mauvaise foi nous n'en fîmes rien cependant nous nous bornâmes à de légères contributions de guerre qui ne s'élevèrent qu'à environ 80 000 francs pour l'une des plus riches contrées de toute l'Algérie. Vous avez vu récemment si cette seconde preuve de modération et d'humanité nous a été bien profitable. Les rigueurs que mes lieutenants et moi venons d'exercer seront mille fois plus efficaces. Les ghazia, l'événement des grottes, le désarmement, beaucoup plus avancé que vous ne paraissez le croire, nous garantissent, selon moi, une domination beaucoup plus facile et une longue suite de tranquillité sur ce point. Sous le rapport du bien-être, ces événements, cruels, j'en conviens, mais indispensables, ne seront pas beaucoup moins avantageux aux vaincus qu'aux vainqueurs. Les populations, reconnaissant qu'elles sont obligées de subir le joug, conservant longtemps le terrible souvenir des maux qu'a produits la tentative de le secouer, se livreront avec résignation à l'agriculture, au commerce et auront bientôt réparé les maux de la guerre. Si, au contraire, elles n'avaient éprouvé qu'une répression bénigne, et conforme aux absurdes idées des philanthropes, elles seraient souvent tentées de recommencer pour reconquérir leur indépendance, et de ces tentatives multipliées naîtrait pour elles un état de choses fâcheux et prolongé qui rendrait leur situation beaucoup plus cruelle qu'elle ne le sera par suite du coup de foudre qui les a frappées et leur a causé de grands dommages momentanés. Les intérêts de l'armée et de la France tout entière ont aussi leurs droits. Si, par notre bénignité, nous laissons se perpétuer l'esprit de révolte, nous aurons souvent à réprimer, et, dans ces répressions multipliées, nous userons beaucoup de soldats et nous dépenserons beaucoup d'argent. Serait-ce là bien entendre les intérêts de l'humanité et de la philanthropie ? La répression énergique produit le même effet chez tous les peuples. Ce n'est que du jour où vous avez réprimé avec un peu de vigueur les émeutes à Lyon et à Paris qu'elles ont cessé. On a beaucoup crié contre l'événement de la rue Transnonain qui, pour le dire en passant, ne m'appartient pas, mais soyez sûr qu'il a contribué à empêcher le retour de ces scènes de barbarie qui seraient devenues de plus en plus considérables, si les insurrections se fussent prolongées. II vaut beaucoup mieux, pour la politique comme pour la philanthropie, frapper fort une fois que de frapper souvent. Qu'on se persuade bien, Monsieur le maréchal, que parce que nous avons un habit militaire, nous n'avons pas répudié tout sentiment d'humanité et de pitié. Nos cœurs sont faits comme ceux des citoyens de France, ni plus ni moins; nous faisons beaucoup de philanthropie sans nous en vanter, et, si nos concitoyens ne le reconnaissent pas, les Arabes savent fort bien le proclamer; mais nous ne la faisons qu'après la victoire, après le succès politique. Nous pensons que nos premiers devoirs d'humanité sont envers notre patrie, dont nous ne devons pas sacrifier indéfiniment les enfants et les écus par une philanthropie intempestive. »Ainsi, Bugeaud couvrait entièrement son subordonné. Il aurait d’ailleurs été délicat pour lui de ne pas soutenir le colonel Pélissier puisque c’est lui-même qui lui avait suggéré les enfumades : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ; fumez-les à outrance comme des renards. » (lettre du 11 juin) Le lendemain, Bugeaud, s’inspirant largement de sa lettre au ministre, poursuivait et faisait paraître cet article dans le Moniteur algérien : « Dans la presse, à la tribune et dans le monde, on a souvent reproché à l'armée d'Afrique les razzias, l'incendie des moissons et des villages et la destruction des arbres. Un événement cruel mais inévitable, celui des grottes des Ouled-Rhia, dans le Dahra, paraît avoir réveillé la sensibilité publique. Il est donc opportun d'examiner la valeur de ses reproches et de justifier enfin l'armée d'Afrique des accusations peu réfléchies qui ont été si souvent dirigées contre ses actes. Nous espérons démontrer qu'au lieu du blâme c'est l'éloge qu'il faudrait lui donner. Car si, dans certains cas, elle fait violence aux sentiments d'humanité qui l'animent à un aussi haut degré que toute autre partie de la nation, c'est par dévouement patriotique. Nous commencerons par examiner, à son véritable point de vue, le terrible siége des grottes des Ouled-Rhia. Pour que le public puisse apprécier cet événement funeste, il faut qu'il sache combien il était important, pour la politique et pour l'humanité, de détruire la confiance que les populations du Dahra et de beaucoup d'autres lieux avaient dans les grottes. Toutes les tribus qui en possèdent s'y croyaient inexpugnables, et, dans cette opinion, elles se sont de tout temps montrées fort récalcitrantes. Sous les Turcs elles refusaient l'impôt fort souvent, et quand la cavalerie du gouvernement se présentait, la tribu tout entière se retirait dans les cavernes, où l'on ne savait pas la forcer. Abd-el-Kader lui-même l'a éprouvé à l'égard des Shéha, qui se sont mis deux fois en révolte contre lui; il a pu les réduire au moyen de sa grande influence morale, qui lui a permis de les faire bloquer et séquestrer par les autres tribus environnantes. Un pareil moyen serait inefficace entre nos mains ; on ne sert pas les chrétiens comme on servait Abd-el-Kader. Le gouverneur-général, après avoir soumis et en très grande partie désarmé l'Ouarsenis, se rendit à Orléansville afin d'aviser aux moyens d'obtenir les mêmes résultats dans tout le Dahra, déjà fortement ébranlé par M. le général Bourjolly et le colonel Saint-Arnaud. Trois colonnes furent formées et confiées aux colonels Ladmirault, Saint-Arnaud et Pélissier. Le colonel Ladmirault devait agir isolément dans l'est de Ténès, les deux autres devaient opérer de concert dans le bas Dahra. M. de Saint-Arnaud partait de Ténès, et devait parcourir la chaîne montagneuse qui règne tout le long de la mer. M. le colonel Pélissier devait descendre le Chélif jusqu'à Ouarizen , de là remonter chez les Beni-Zentes et puis prendre par l'ouest la chaîne de montagnes que M. de Saint-Arnaud envahissait par l'est. Le colonel Pélissier, après une razzia chez les Beni-Zentes, somma les Ouled-Rhia de se soumettre; une partie de la tribu y consentait en montrant beaucoup de tergiversations; l'autre partie refusa d'une manière absolue; force fut de l'attaquer. Les guerriers battus se retirèrent dans leurs grottes célèbres, où d'avance ils avaient envoyé leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux et leur mobilier. Le colonel Pélissier en fit l'investissement; cette opération lui coûta quelques hommes Arabes et Français. Quand l'investissement fut complet, il tenta de parlementer au moyen des Arabes qui étaient dans son camp; on fit feu sur les parlementaires, et l'un d'eux fut tué. Cependant, à force de persévérance, on parvint à ouvrir des pourparlers : ils durèrent toute la journée sans aboutir à rien. Les Ouled-Rhia répondaient toujours : « Que » le camp français se retire, nous sortirons et nous nous soumettrons. » Ce fut en vain qu'on leur fit, à plusieurs reprises, la promesse de respecter les personnes et les propriétés, de n'en considérer aucun comme prisonnier de guerre, et de se borner au désarmement. De temps à autre, on les prévenait que le combustible était ramassé et qu'on allait les chauffer si on n'en finissait pas. De délai en délai la nuit arriva. Fallait-il que le colonel Pélissier se retirât devant cette obstination et abandonnât la partie ? Mais les soldats et les chefs l'en auraient vivement blâmé. Les conséquences politiques de ces déterminations eussent été funestes, car la confiance dans les grottes aurait beaucoup grandi. Aurait-il dû attaquer de vive force ? Cela était à peu près impossible, et, dans tous les cas, il fallait perdre beaucoup de monde dans cette guerre souterraine qui n'eût pas été beaucoup plus satisfaisante pour l'humanité. Se résigner à un simple blocus qui pouvait durer quinze jours, c'était perdre un temps précieux pour la soumission du Dahra et refuser son concours à M. le colonel Saint-Arnaud. Après avoir pesé ces divers partis, il se décida à employer le moyen qui lui avait été recommandé par le gouverneur-général pour les cas d'extrême urgence. De nombreuses fascines furent jetées d'en haut à l'entrée des grottes ; le feu y fut lancé de la même manière. A une heure du matin, le colonel Pélissier, mu par une vive pitié, le fit cesser; il était trop tard, la catastrophe était arrivée. Ce cruel événement, qui nous afflige tous, surprend notre jugement par sa nouveauté dans les fastes de la guerre, mais au fond, il n'est pas plus barbare que plusieurs autres choses qui se pratiquent en Europe et contre lesquelles l'opinion ne se récrie pas, parce qu'il est convenu que ce sont des maux indispensables ? La guerre, la politique et même l'humanité veulent que l'on emploie tous les moyens, quelque énergiques qu'ils soient, pour arriver le plus promptement possible au but. C'est servir aussi les intérêts de la philanthropie, car les guerres prolongées par l'emploi de moyens peu vigoureux, sont celles qui ruinent les nations et multiplient les victimes. Ces principes incontestables étant posés, nous demandons si le siége des grottes est plus cruel que le bombardement et la famine dont nous accablons la population entière des villes de guerre en Europe. Et en mer, ne canonne-t-on pas un vaisseau à le faire couler ou sauter, jusqu'à ce qu'il ait amené son pavillon ? Toutes ces choses-là sont identiques; c'est la guerre avec ses conséquences forcées. Si les philanthropes ne veulent pas les voir, qu'ils aient le talent de donner aux peuples et aux gouvernements des sentiments de paix éternelle. On redoute pour l'avenir la haine profonde dont la catastrophe des Ouled-Rhia aura rempli tous les cœurs. Oui, sans doute, il y aura de la haine contre nous dans le cœur des Arabes : elle a toujours existé, elle existera longtemps. Cet événement ne peut guère y ajouter, mais il inspirera une terreur salutaire qui ne sera pas moins favorable au vaincu qu'au vainqueur. Les populations, reconnaissant qu'elles sont obligées de subir le joug, qu'elles n'ont plus aucune retraite assurée, se résigneront et se livreront paisiblement à l'agriculture, au commerce , qui auront bientôt réparé les maux de la guerre. Si, au contraire, elles n'avaient éprouvé qu'une répression bénigne, conforme aux idées peu judicieuses des philanthropes, elles seraient souvent tentées de faire des tentatives pour reprendre leur indépendance, et de ces insurrections multipliées naîtrait pour elles un état de choses désastreux et prolongé qui rendrait leur situation beaucoup plus cruelle qu'elle ne l'est actuellement par suite du coup de foudre qui les a frappées. Il leur a causé de graves dommages, mais ce n'est que momentané. Les intérêts de l'armée victorieuse et de la France tout entière ont aussi leurs droits. Si, par notre bénignité, nous laissons se perpétuer l'esprit de révolte, nous aurons souvent à réprimer, et dans ces répressions incessantes, nous userons beaucoup plus de soldats, nous dépenserons beaucoup plus d'argent que si, au début, nous avions sévi énergiquement. Serait-ce là bien entendre les intérêts de l'humanité et de la philanthropie ? Les répressions énergiques produisent les mêmes effets chez tous les peuples: dans la guerre ordinaire, dans la guerre civile, dans les émeutes. Il vaut mieux, pour la politique et pour l'humanité, frapper fort une fois que de frapper souvent. Ces exemples nous ont prouvé que les soumissions n'étaient bonnes et durables que lorsque les tribus avaient immensément souffert des maux de la guerre. Presque toutes celles qui n'avaient pas senti le poids vigoureux de nos armes ont toujours mal obéi et se sont révoltées à la première occasion. C'est justement le cas des populations des deux rives du Chélif central. Dans l'hiver de 1842 à 1843, nous soumîmes cette contrée avec une extrême facilité. Deux ou trois petits combats en firent les frais. Les populations n'éprouvèrent aucun dommage; elles n'eurent à supporter aucune contribution de guerre ; la plus sévère discipline fut observée parmi les troupes. Nous parcourûmes pendant plus de six semaines les deux rives du fleuve sans faire une razzia, sans prendre ni un bœuf, ni une poule, ni un œuf, et nous payâmes religieusement tout ce dont nous avions besoin. Les populations vantaient très haut notre justice et notre modération. Forcés de nous retirer parce que nous n'étions pas en mesure d'occuper le pays au milieu de l'hiver, Abd-el-Kader revint; les populations, si reconnaissantes en apparence de la manière dont nous les avions traitées, se jetèrent dans ses bras. Il fit couper la tète à une trentaine de chefs compromis, afin de rendre les tribus moins faciles à céder à nos exigences. Abd-el-Kader n'est pas philanthrope, mais il est grand politique. Au printemps de 1843, nous rentrâmes dans ce pays pour y fonder Ténès et Orléansville. Nous le soumîmes moins facilement que la première fois. Cependant deux ou trois combats nous le livrèrent de nouveau. Il était bien légitime alors de peser sévèrement sur lui pour le punir de son manque de fois. Nous n'en fîmes rien cependant. Nous nous bornâmes à de légères contributions de guerre qui ne s'élevèrent qu'à environ 80 000 fr. pour une des plus riches contrées de l'Algérie. On vient de voir si cette seconde preuve de modération et d'humanité nous a été bien profitable ! Les rigueurs que nos troupes viennent d'exercer seront mille fois plus efficaces. Les razzias , l'événement des grottes, le désarmement, nous garantiront, sur ce point, une domination facile et une assez longue suite de tranquillité. Les faits qui ont suivi cette insurrection auront aussi de l'influence sur les parties du pays qui n'ont pas été atteintes. Quant au reproche qui s'adresse aux razzias, à la destruction des arbres et des moissons, à l'enlèvement des troupeaux et des populations, nous répondrons par ce que nous avons déjà dit dans d'autres occasions : que l'on fasse naître en Afrique des intérêts concentrés et immobiles, comme on les trouve dans les grandes villes de l'Europe, et l'on peut être convaincu que nous n'irons pas nous exténuer à poursuivre des troupeaux et des populations à travers les ravins, les montagnes, les plaines et le désert. Il serait bien plus brillant de faire des entrées triomphales dans de grandes cités, et la guerre marcherait cent fois plus vite. Il suffirait de gagner deux ou trois batailles qui nous ouvriraient la route de ces grands centres de population et d'intérêts. Mais comme, dans toute guerre, il faut, pour la finir, atteindre les intérêts, force est de nous en prendre à ceux qui existent dans le pays où nous opérons. C'est beaucoup plus difficile, beaucoup plus pénible qu'en Europe, et c'est là, on ne saurait trop le redire pour qu'on le comprenne enfin, ce qui exige une grosse armée, non pas pour gagner des batailles, mais afin de pouvoir se subdiviser beaucoup sans trop s'affaiblir, pour saisir les intérêts fugitifs éparpillés sur toute la surface du sol. C'est pour n'avoir pas su atteindre des intérêts que les Russes guerroient depuis quarante-six ans dans le Caucase. Nous voudrions bien que l'on nous dît ce que l'humanité a gagné dans la prolongation de cette guerre ? Qu'on se persuade donc enfin que l'armée, appelée parla loi sous le joug salutaire de la discipline, n'a pas répudié pour cela tout sentiment d'humanité et de pitié. Elle aussi fait de la philanthropie sans s'en vanter, et si certaines personnes en France ne le connaissent pas, les Arabes savent très bien le proclamer. Mais elle ne se livre aux sentiments humains, aussi vifs chez elle que chez toute autre partie de la nation, qu'après la victoire et le succès politique. Elle pense que les sentiments d'humanité doivent d'abord s'exercer envers la patrie, dont on ne doit pas sacrifier indéfiniment les enfants et les finances par une philanthropie intempestive. Elle frappe fort, et puis elle tâche de guérir ou du moins d'adoucir les maux qu'elle a faits. C'est ainsi qu'elle comprend ses devoirs envers le pays et envers les vaincus. »Averti par la lettre de Soult du 12 juillet de la séance houleuse de la veille à la Chambre des Pairs, Bugeaud poursuivait sa justification auprès de son ministre. Nous étions le 18 juillet ; à cette date, l’affaire de Dhara n’en était déjà plus vraiment une à Paris : « Je regrette, monsieur le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la responsabilité de son acte ; si le Gouvernement jugeait qu'il y a justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louable, les interpellations de la séance du 11. Elles produiront sur l'armée un bien pénible effet qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu'elles ne l’acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en même temps que l'esprit de révolte et alors on n'atteindrait même pas le but philanthropique. »L’oeuvre justificative continua à Paris. Le Journal des Débats publia le 27 juillet ce long article : « A l'occasion de !a triste et si regrettable affaire des grottes d'Ouled-Rhia, plusieurs journaux ont violemment attaqué les chefs de l'armée d'Afrique, et ont récusé comme partiales les explications présentées par le Moniteur Algérien et la France Algérienne, feuilles de la colonie. Nous trouvons aujourd'hui dans l’Algérie un récit très circonstancié de cet événement par un témoin oculaire, récit qui contient des détails nouveaux et bien propres à modifier les premières impressions reçues. Telle est l'opinion qu'exprime l’Algérie journal publié à Paris en dehors de toute influence de la part des autorités de la colonie, dont il critique même très souvent les actes. Nous espérons que cette louable impartialité aura des imitateurs, et qu'après avoir lu te récit suivant, on cessera toutes ces furibondes déclamations contre nos officiers de l’armée d'Afrique, au sujet d'une affreuse catastrophe qu'ils ont déplorée les premiers, qu'ils se sont vainement efforcés de prévenir et qui rentre malheureusement dans la classe des terribles extrémités de la guerre: Journée du 18 juin. Deux bataillons d'infanterie, un escadron de cavalerie, une demi-section d'artillerie, un détachement de sapeurs du génie et une section d'ambulance partent sous les ordres du colonel Pélissier et arrivent, en suivant une direction nord-ouest, aux grottes appelées Ghar-el-Frachich, dans lesquelles les Ouled-Rhia de la rive gauche de l'Oued Boudjerah se renferment tous à notre arrivée. Déjà ils y avaient placé leurs bagages et leurs troupeaux. Ces grottes se composent de deux cavernes dont l'une, la principale, a deux issues et l'autre une seule. Ces retraites souterraines sont fermées par les eaux d'un ravin, qui, en cherchant à se faire jour dans le massif de sulfate de chaux qui compose ces terrains, leur ont donné naissance. La partie supérieure s'appelle El-Kantra (le pont), parce qu'elle forme une espèce de pont gigantesque. Les eaux du ravin entrent par une large ouverture, parcourent un trajet de 320 mètres et viennent sortir à l'est à 70 mètres au- dessous du barrage pour se rendre dans l'Ouad-Frachich par un autre ravin de 100 mètres, dont les berges très escarpées ont de 6 à 7 mètres de hauteur. Le ravin dont les eaux coulent dans la grotte est fermé par deux mamelons ; celui qui domine la rive gauche a une pente très roide; celui de la rive droite au contraire a des pentes assez douces. Le kantra est une espèce de contre-fort qui descend des hauteurs nord du ravin et vient rejoindre par un col assez prononcé celle du sud. Son épaisseur à la base est d'environ 100 mètres ; l'entrée et la sortie des eaux sous le kantra forment les portes de la grande caverne. A 80 mètres à l'ouest, et à 30 mètres au-dessus de l'issue orientale, se trouve une seconde ouverture; c'est l'entrée de l'autre grotte, longue de 40 mètres ; la grande caverne n'est qu'un couloir de 320 mètres de longueur, sur 2 mètres de largeur moyenne. La hauteur moyenne est de 4 mètres. De distance en distance, la caverne s'élargit et détermine ainsi quelques chambres, dont la plus grande a 16 mètres de longueur sur 8 mètres de largeur. Dans la partie supérieure de cette chambre, se trouve une sorte de puits percé verticalement, conduisant à deux chambres situées l'une au-dessus de l'autre. La chambre supérieure prend jour sur le ravin par une ouverture triangulaire de 3 mètres de […] Les parois latérales de la grotte sont taillées irrégulièrement dans la roche de plâtre. Le plafond est formé par des blocs de sulfate de chaux qui s'arc-boutent les uns contre les autres. Bien que la différence de niveau entre la porte de l'ouest et celle de l'est soit d'environ 40 mètres, la pente du fond est peu rapide. Cela tient à l'existence de plusieurs versants de 2, 3 et même 5 mètres de hauteur, qui rendent la circulation dans l'intérieur de la caverne difficile et même dangereuse. La position des portes et des parties du couloir qui les avoisinent en défend l'intérieur contre l'entrée des balles et empêche d'employer, pour y pénétrer de vive force, les moyens d'attaque ordinaires. La seconde grotte est tout à fait indépendante de la première l'entrée en est fort étroite; c'est un couloir de 10 mètres de longueur sur 61 centimètres de largeur et sur 1 mètre 30 centimètres de hauteur. Aussi est-on obligé de se courber pour y pénétrer. Ce couloir conduit à deux chambres superposées qui ne communiquent que par un puits de 7 à 8 mètres de hauteur. Aussi ne peut-on passer de l'une dans l'autre qu'au moyen d'une corde. La différence de niveau entre l'entrée et le sol des chambres est de 12 à 15 mètres; la longueur totale de la grotte est de 40 mètres. Telle est la description fidèle et minutieuse de ce qu'on appelle Ghar-el-Frachich (la caverne de Frachich). Le 18, à six heures du matin, la colonne descendait des hauteurs sud; immédiatement elle vint s'établir sur le kantra, d'où l'on envoya une compagnie prendre position sur le mamelon nord. Ce poste détacha une section sur la pente de la rive gauche du ravin, tandis qu'un obusier soutenu par une compagnie fut envoyé sur la rive droite, pour contenir les Arabes à l'issue de l'ouest. Dans le cas où ils chercheraient à fuir, une division do cavalerie doit les poursuivre. Des obus lancés dans la chambre située au-dessus de la grotte, par l'ouverture qui lui donne jour sur le ravin, et le feu des hommes embusqués sur les deux rives, forcent le s Arabes à ralentir leur feu. Trois postes sont aussi établis sur le versant est du kantra pour observer les deux entrées situées de ce coté. Les Ouled-Rhia, confiants dans la sûreté de leurs grottes, excités d'ailleurs par les conseils de Bou-Maza, échangent quelques paroles avec les cavaliers du goum, et leur déclarent l'intention où ils sont de résister. Dans ces circonstances, trois moyens se présentaient pour amener l'ennemi à composition il fallait ou l'attaquer de vive force, ou le tenir bloqué ou l’enfumer pour le contraindre à sortir de la grotte. L'attaque de vive force, que l'ignorance des lieux pouvait faire croire possible, devait entraîner la perte d'un grand nombre d'hommes parmi les Français, tandis qu'elle eût été peu meurtrière pour l'ennemi. Cette considération empêcha le colonel Pélissier d'adopter ce parti. L'examen des lieux a prouvé depuis que ce moyen n'avait aucune chance de succès, et n'aurait abouti qu à augmenter à nos dépens la confiance des révoltés. Le blocus n'était pas plus praticable que l'attaque de vive force tous les indigènes s'accordaient à dire que les Ouled-Rhia avaient enfermé de grands approvisionnements dans les grottes. On me pouvait que difficilement admettre un moyen qui eût fait perdre à la colonne un temps considérable pour réduire une poignée d'hommes. Dans les pays de montagnes, et surtout dans le mois de juin, un orage transforme les plus petits ruisseaux en torrents infranchissables, et on pouvait craindre qu'une pluie de quelques heures ne vînt séparer en trois parties le petit corps du colonel Pélissier, et compromettre le salut de chacune d'elles isolement. Restait donc le troisième moyen. On pensa qu'en allumant du feu à l'entrée des grottes la fumée, poussée dans l'intérieur, déterminerait les insurgés à se rendre, comme la famine dans une ville assiégée. D'ailleurs, pour procéder avec mesure et circonspection, il ne fut allumé qu'un seul feu à la porte ouest de la grotte principale. Disons d'abord que l'existence de trois ouvertures nous faisait supposer qu'on avait à faire aire à trois grottes différentes. A dix heures on commença à jeter, du haut de l'escarpement qui couvre la grotte, des fascines et de la paille enflammées, et l'on continua cette opération jusqu'à deux heures de l'après-midi. A la nuit, les gardes placées près des issues furent rapprochées afin d'empêcher une sortie. La colonne campa sar les lieux. Journée du 19. Le 19 juin, au point du jour les Ouled-Rhia n'ayant fait encore aucune démonstration pacifique, on se disposa à allumer des feux aux trois entrées. Des approvisionnements de fascines et de paille, des plates-formes sont disposées au dessus de chacune des portes pour couvrir les travailleurs contre la fusillade que les Arabes entretenaient depuis le jour sur nos gardes embusquées. A six heures, les cheik des Zerrefa prévint le commandant de la colonne que les Ouled-Rhia étaient disposés à parlementer. Un Arabe, échappé de la grotte pendant la nuit par une issue inconnue, l'avait chargé de faire cette démarche. A l'instant l'ordre fut donné de cesser les travaux et l'on entra en pourparlers. Le colonel leur offrit l'aman et les assura que leur liberté et leurs biens seraient respectés. Ces démarches de la part des insurgés n'avaient pour objet que de gagner du temps et de leur permettre d'introduire dans les grottes quelques troupeaux qui étaient restés au dehors. Aux offres du commandant français, les Ouled-Rhia répondirent qu'ils voulaient avoir l'aman écrit […] Après avoir ainsi satisfait à leurs demandes, on s'attendait, comme cela était convenu, à les voir sortir de la grotte. Mais cette attente fut encore trompée. Au lieu de remplir l'engagement qu'ils avaient pris, ils témoignèrent la crainte que les Français ne les fissent lier et conduire prisonniers à Mostaganem. Ils exigèrent que le colonel levât le camp, promettant de se rendre ensuite au goum arabe. Le colonel leur fit réitérer l'assurance que leurs biens et leurs personnes seraient respectés. Pendant ces pourparlers, les hostilités demeuraient suspendues, les Arabes, sous prétexte de se consulter, gagnaient du temps; ceux des Outed-Rhia qui étaient restés en dehors des grottes continuaient à y entrer. Il était dix heures et vingt minutes. Tout ce qu'il était possible de faire pour amener les Ouled-Rhia à composition par voie d'accommodement avait été essayé, et cependant ils ne se rendaient pas. Le colonel leur fit annoncer que, puisqu'ils ne consentaient pas à sortir de leur retraite, il allait immédiatement faire continuer les travaux. Malgré cette menace, il attendit encore cinq minutes. Ce nouveau délai expiré, il quitta la place qu'il occupait près de l'entrée ouest, et s'éloigna. Aussitôt les Arabes rentrèrent dans leur retraite, et recommencèrent à tirer sur nos gardes. Les dispositions préparatoires continuèrent jusque une heure. A ce moment, tout était prêt pour allumer les trois feux. Toutefois, avant d'en venir à cette cruelle extrémité, le colonel voulut tenter un dernier effort de conciliation. Au moment où les négociations avaient cessé, un Arabe qui servait de parlementaire était resté avec nous. Le colonel l'envoya dans la grotte pour avertir les Ouled-Rhia de ce qui se passait, et les déterminer à se soumettre. Ils persistèrent à exiger que la colonne française se retirât. Enfin, à heures un quart, tous les moyens d'exhortation d'intimidation, de conciliation étant épuisés, on se résolut au parti extrême les feux furent donc allumés et poussés activement jusqu'à huit heures du soir. A partir de ce moment, on se contenta jusqu'au lendemain matin d'entretenir un petit foyer à chaque issue pour empêcher les sorties. Journée du 20. Au point du jour, le colonel fut averti que quelques détonations s'étaient fait entendre dans les grottes; pensant qu'une lutte pouvait s'être engagée entre les partisans et les adversaires de la soumission, il se hâta d'envoyer un Arabe dans la grotte pour y faire de nouvelles sommations. Le parlementaire revint quelques instants après, ramenant plusieurs individus haletants; il apprit que presque tout le monde était mort. Un accident qu'il n'avait pas été possible de prévoir contribua surtout à augmenter l'étendue du désastre. Le feu avait pris aux bagages déposés par les Arabes à l'entrée des grottes, et cet incendie s'était propagé par l'action du courant d'air déterminé dans la grotte par les deux feux, dont l'un produisait sur l'autre l'effet d'une cheminée d'appel. Cela prolongea beaucoup le séjour de la fumée dans la grotte et empêcha d'y pénétrer, aussitôt qu'on aurait voulu, pour porter secours aux malheureux qui respiraient encore. Journée du 21. Au point du jour, les détachements du génie et de l'artillerie, armés de lanternes et d'outils, pénétrèrent dans les grottes pour en retirer tout ce qui vivait encore. Ce fut alors seulement que l'on put mesurer toute l’étendue du mal qu'une déplorable nécessité avait causé. Sur presque tous les points, le sol de la galerie était jonchée de cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants mêlés à ceux des troupeaux. Ces malheureux, repoussés par le feu des extrémités, par les éboulements du plâtre cuit, par les balles de nos tirailleurs et par lés éclats des obus, s'étaient réfugiés dans la partie la plus profonde des grottes, où, couchés la face contre terre, ils avaient cherché à respirer un peu de fraîcheur et à retarder ainsi le moment fatal ; malheureux fanatisés qui, en mourant, tiraient encore sur des femmes que nos soldats cherchaient à sauver. Après quatre heures de marche dans ces cavernes profondes, le détachement, entré par la porte est, en sortait par la porte ouest, rapportant tout ce qui respirait encore. On s'empressa de prodiguer à tous ces malheureux les soins les plus actifs. Le nombre des morts, évalué par les officiers du détachement, différait de beaucoup du nombre indiqué par les Arabes. L'émotion produite par cette scène de désolation, et les soins dus avant tout aux vivant, les avait empêchés, cela se conçoit, de procéder à une estimation exacte des morts. On fut donc obligé de retourner dans les grottes pour recommencer cette triste opération. Le chiffre qu'elle fournit fut de quatre cent quatre-vingt-dix-neuf cadavres dans la grande grotte, et trente dans l'autre. Le nombre des individus rapportés vivants, s'élève à cent dix dont quelques uns, malgré les soins qu'ils reçurent à l'ambulance, ont succombé. Tel est le récit fidèle du fatal épisode de Ghar-el-Frachich. Témoins et acteurs de ce drame, nous avons frémi les premiers du terrible parti que les nécessités de la guerre ont forcé de prendre, et que des circonstances entièrement imprévues ont rendu plus terrible encore. En présence de ce désastreux événement, dégagés de l'exaltation que les circonstances critiques où nous nous trouvions rendaient inévitable, nous nous demandons s'il existait un moyen d'éviter l’effroyable résolution dont nous déplorons les suites ? »La possibilité du rappel du colonel Pélissier évoquée par Soult était déjà bien loin. Pélissier fut nommé général de brigade en avril 1846 et poursuivit une brillante une carrière qui le mena jusqu’au maréchalat. Mais c’est une autre histoire… Les grottes de Ghar-el-Frachih Pélissier dix ans après les faits
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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