Rob1 a écrit :
J'avoue que je n'ai pas de définition rigoureuse. Disons la découverte par d'un agent/traître par des autorités (ce qui exclut Schnaebele).
Je suis d'accord avec l'idée que les affaires d'espionnage ont toujours existé. Mais il me semble qu'à l'époque, les gens n'ont pas ce raisonnement, chaque affaire semble être prise comme une affaire sans précédent.
Je crois qu'il faut prendre en compte le contexte de l'époque : l'espionnage est encore considéré comme une activité plus ou moins déshonorante, en tous cas malpropre. Passe encore que le 2ème Bureau compile des informations diplomatiques et/ou venant des attachés militaires, dépouille la presse (une très bonne source d'ailleurs) bref collecte de "l'information ouverte", mais l'espion clandestin n'a pas une bonne image.
(En tous cas on est très loin de la situation qui prévaut depuis la dernière guerre, où les services secrets ont pignon sur rue, un budget connu, un service Action très officiel... Je crois que c'est précisément la SGM, où "tout le monde" a fait du renseignement, dans les mouvements de résistance, en particulier, qui a permis d'en faire une activité parfaitement légitime.)
Il faut quand même mesurer que le gouvernement américain de Wilson, en 1915, s'en tient à la position de son secrétaire d'Etat - il me semble que c'était ce ministre - qui fait circuler le trafic télégraphique allemand sans chercher à le déchiffrer, au motif "qu'un gentleman ne lit pas le courrier des autres". (j'en ai parlé à propos du télégramme Zimmerman.) Les USA de Wilson n'ont pas de service du Chiffre, ça parait fou, mais on en est encore là.
Du coup, à chaque fois, la découverte d'un traitre payé par l'étranger (et on ne parle même pas d'une taupe, le mot d'ailleurs n'existe pas encore) provoque un scandale. Tout se passe, vous avez raison, comme si l'opinion et le gouvernement - quel que soit le pays - tombaient soudain de l'armoire et s'éveillaient d'une candeur virginale : mon Dieu, mais ces gens nous espionnent, comment peuvent-ils oser ? (les seuls à ne pas s'étonner sont évidemment les services d'espionnage du pays cible, parce qu'ils font la même chose.) A noter aussi que la crainte de l'espionnage n'est pas très répandue - ce que CEN_EMB appelle la "sécurité opérationnelle" n'existe pas encore - et les officiers de toutes armes papotent entre eux sur les sujets les plus secrets avec une candeur effrayante.
Duc de Raguse a écrit :
Encore une fois, si vous ne parvenez pas à comprendre que ces officiers supérieurs craignaient un scandale international qui les aurait éclaboussés dans toutes les chancelleries d'Europe, je ne peux rien ajouter de plus que ce que j'ai déjà écrit...
Enfin, je n'ai jamais écrit qu'il fallait écarter les autres facteurs dans cette volonté d'étouffer l'Affaire à partir de 1895, j'ai parlé d'un "contexte polymorphe", dans lequel la prise en compte de l'alliance franco-russe avait une place, rien d'autre.
J'ai un peu de mal à "acheter" ton idée que le fait d'innocenter Dreyfus et d'embastiller Esterhazy, le véritable traitre, aurait provoqué un scandale international. Pour moi il suffisait de publier le bordereau, une quantité d'honnêtes gens auraient reconnu l'écriture d'Esterhazy, les experts en écriture auraient encaissé le ridicule, le 2ème Bureau aurait été brocardé, mais passée la première émotion, fin de l'histoire.
Disons que je n'ai pas de mal à imaginer que l'Etat-Major ait pu croire à ce risque de scandale, mais j'ai tendance à penser que ce risque était imaginaire.
En même temps je ne sais pas départager s'il s'agit d'une évidence ou si c'est moi qui ne capte pas l'esprit de l'époque, et singulièrement celui de ce milieu. En général - je me vante un peu - j'y arrive assez bien (tant qu'il ne s'agit pas de "l'esprit du temps" au Moyen-Âge ou dans l'Antiquité, qui me sont en partie étrangers) mais pour le "contexte polymorphe", que tu évoques très à propos, j'ai du mal à voir clair.
Il faut dire que ce moment particulier de l'opinion française (publique et militaire) est difficile à saisir. Ce n'est pas un hasard si les affrontements politiques ouverts à cette occasion vont perdurer pendant des années, comme si l'Affaire avait cristallisé des oppositions qui ne demandaient qu'à exploser.
(En 1945 encore, Maurras jugé pour collaboration dira : "C'est la revanche de Dreyfus !")
Je crois que c'est vraiment à partir de cette affaire que le combat entre Républicains et Royalistes/Cléricaux devient un combat sans merci. On n'a plus idée aujourd'hui de la violence de cet affrontement.
Là dessus il faut ajouter la situation particulière de l'armée, qui est à la fois désignée par toute la Nation comme l'instrument de la revanche, mais forme en même temps, spécialement pour son commandement, une caste qui se juge très au dessus du populaire.
Le commandant Cuignet, que j'ai déjà évoqué, fait partie, pour commencer, de la "promotion des Zoulous", de Saint Cyr. Il va sans dire que les élèves officiers n'ont aucune tendresse pour les zoulous, et qu'il s'agit d'honorer le prince impérial, qui vient de tomber au Zoulouland. Ils affichent donc sans hésitation leur respect pour l'Empire abhorré par les républicains. Un entre-soi. (Je souris en pensant à la récente promotion Loustaunau-Lacau !)
En suivant un peu ce commandant, en le voyant vitupérer "l'épouvantable égalité" ou encore le suffrage universel "qui met les plus hautes questions nationales à la discrétion des incompétences" et bien entendu "le complot judéo-maçonnique", je me dis qu'il affiche en clair, dans les années 1900, ce qui courait sous beaucoup de képis au moment du déclenchement de l'Affaire. Un esprit de caste, sectaire à n'y pas croire, et l'impression en même temps d'être la prunelle des yeux de la Nation.
Je ne sais donc pas évaluer, dans leur refus de reconnaître et de corriger l'erreur commise contre Dreyfus, ce qui relève de l'intérêt national (et donc ce qui est réaliste) et ce qui ressort de la vision intouchable de leur catégorie très particulière.
Mais je garde ton hypothèse de l'alliance russe comme facteur déterminant : ça se tient, et c'est au bon niveau, je l'ai dit.