Arf... que de messages écrits aujourd'hui et que d'éléments divers qu'il faut souligner, nuancer et discuter.
Je vais tenter de résumer en une réponse globale à certain nombre de remarques qui ont été faites, essentiellement, par Darwin.
Premièrement je suis assez d'accord sur les réponses/questions amenées par Darwin concernant les causes directes du déclenchement de la guerre entre les Etats ayant fait sécession et les autres, demeurés fidèles à l'Union - sauf sur le cas de Lincoln sur lequel je reviendrai plus tard.
Cela dit, les éléments apportés se focalisent bien trop sur l'abolition de l'esclavage pour lui-même, sans comprendre qu'il dépasse les vrais enjeux de cette hostilité croissante entre les Etats du Nord et du Sud et qui s'est construite dans la première moitié du XIXème siècle.
Il nous faut rappeler tout d'abord l'évolution prise par cette jeune démocratie américaine, qui a tant fasciné les Européens, en premier lieu un certain Tocqueville (qui me semble avoir fouillé un peu plus la question qu'un Stuart Mill !
).
Car depuis la Déclaration d'Indépendance, la Constitution de 1787, les différents conflits avec l'ancienne puissance colonisatrice, le Royaume-Uni, qu'est-il arrivé à ce peuple composé majoritairement d'anciens colons britanniques ?
Pour commencer, la jeune nation américaine a connu en un demi-siècle ce qu'aucun autre pays n'a connu : sa population a doublé et a débordé largement de ses frontières d'ancienne colonie anglaise. Elle a récupéré des territoires, pris essentiellement aux Espagnols et aux Français (vente de la Louisiane), lui offrant un vaste boulevard vers l'Ouest du continent, très peu peuplé par les héritiers des populations amérindiennes, toujours plus refoulées vers les Rocheuses et toujours moins nombreuses. En moins de 50 ans, ce jeune pays décuple son territoire et accueille de plus en plus d'immigrés, venus essentiellement d'Europe (surtout d'Irlande, d'Ecosse, de divers Etats allemands).
Ses gouvernements successifs se frottent de plus en plus au grand - et tout aussi faible - voisin mexicain. Le vent de la guerre semble souffler sur ce coin du globe en 1846.
Mais qui sont les descendants de ces anciens colons anglais ? Les mêmes à peu près - qui perçoivent d'ailleurs mal l'arrivée de plus en plus forte d'Européens et se constituent parfois en partis ou en milices de "natives" - à la différence notable que le processus d'industrialisation les a touché, d'une manière plus intense et rapide qu'en Grande-Bretagne ou en France et les affecté de manière différente.
En réalité, c'est à ce moment que ce pays en pleine expansion territoriale, démographique et politique se fracture, c'est-à-dire dans les années 1830-1840, soit bien avant que la question de l'esclavage soit mise au centre des débats entre Etats du Sud et du Nord (dont le paroxysme conduit aux différentes déclarations de Sécession) dont la tonalité est de plus en plus belliqueuse.
Les Etats du Nord enregistrent les premiers les fruits de l'innovation technique et de l'industrialisation (80% des brevets déposés et des premières usines, par exemple, se situent au début des années 1830 dans les ex-colonies du Nord-Est du pays). Cet essor industriel touche très peu les Etats du Sud, ainsi que les nouveaux (souvent au Sud également) intégrés à la nation plus récemment. Ainsi, avant 1850 les Etats du Nord ne comptent plus que 40% de paysans contre 80% dans le Sud. Il faut bien entendu comprendre tous les progrès sociaux qui suivent et accompagnent ce processus : progrès de l'instruction, esprit d'entreprenariat développé, création de banques pour financer ledit processus, augmentation du travail libre et salarié, etc.
Il n'y a rien de tout cela dans les Etats du Sud, bien moins peuplés et très fortement marqués par l'agriculture et l'artisanat. Cela dit, pour survivre, il faut se spécialiser dans une production rentable : au moment où les industries et l'urbanisation se développent dans le Nord, on observe une augmentation de la taille des plantations de coton dans le Sud.
Cette spécialisation fonctionnelle rapporte, puisqu'au milieu du siècle les Etats du Sud sont les principaux fournisseurs en coton de toutes les usines textiles du monde (c'est d'ailleurs pour cela que l'Angleterre et la France ont besoin de ce fournisseur encore en 1860 et qu'ils sont à deux doigts de les reconnaitre) : 3/5 des besoins mondiaux sont couverts par les plantations sudistes. Cette activité dans laquelle s'est malheureusement rendue dépendante cette société, faute d'avoir pris le virage de l'industrialisation, fait vivre tout le monde.
Le Sud s'enrichit dans la première moitié du siècle, en apportant d'énormes devises étrangères dont le pays a besoin, mais d'une façon de plus en plus inégalitaire : seules certaines familles tirent un énorme bénéfice de cette production et de ce commerce, les autres demeurent relativement pauvres et très peu instruits, au bas de l'échelle sociale qui se stratifie de plus en plus. Une société de castes, très verticale, se construit alors. Bien entendu, inutile de le rappeler, l'utilisation d'une main d'oeuvre servile est au coeur de ce système économique traditionnel, pour ne pas dire archaïque. Il faut tout de même rappeler que les 2/3 des "Sudistes" ne possèdent pas d'esclaves.
Qui plus est, les présidents des Etats-Unis sont souvent d'origine sudiste (Polk, Taylor ou encore Buchanan) et ils "trustent" un certain nombre de fonctions prestigieuses dans le monde économique et culturel du pays.
La réussite industrielle - audacieuse et presque effrontée - du Nord va progressivement déclasser le Sud, économiquement et socialement. Qu'à cela ne tienne ! Si ces "Yankees" veulent investir et travailler dans pareille entreprise si funeste (c'est ainsi que les grandes familles sudistes percevaient le processus industriel et ses conséquences sociales), libres à eux ! Nous demeurerons dans nos riches plantations, certains ne notre bon droit à défendre nos valeurs traditionnelles.
Je schématise un peu, mais deux sociétés très différentes se construisent et s'affrontent de plus en plus entre 1830 et 1850.
Arracher un vote du Sénat dans le camp de l'un ou de l'autre, voire remporter une élection présidentielle devient une lutte à mort entre les deux camps (bien avant de passer à l'acte véritable en 1861). Ces luttes fratricides "cardinales" fracturent même les deux partis majoritaires de l'époque : les Démocrates (que certains présentent souvent comme le parti des "déclassés", des perdants de l'industrialisation, des minorités catholiques, en gros du niveau social rencontré le plus souvent dans le Sud) et les
Whigs (se muant peu ou prou en parti Républicain en 1854 : ils représentent les "natives", les vainqueurs dans l'industrialisation, le progrès, une politique protectionniste pour faire décoller tous les secteurs industriels du Nord, bref ce qui se trouve le plus dans le Nord des Etats-Unis). Ces deux partis ne respectent que très peu le clivage politique dans les institutions fédérales et votent le plus souvent en raison des origines géographiques des uns et des autres. Ainsi, le parti démocrate, trusté par les "Sudistes, voit souvent ses membres du Nord voter avec les
Whigs, qui eux-mêmes se divisent également sur le critère géographique. Ce dualisme transcende fortement la logique des partis.
Cet antagonisme économique, social, culturel et politique entre les deux sociétés des Etats-Unis va s'exacerber lors de la guerre américano-mexicaine de 1846-1848. Après une série de victoires faciles et la prise de Mexico, l'Union est pratiquement capable d'annexer la moitié du voisin mexicain, véritable géant (il n'y a pas si longtemps) aux pieds d'argile. On se contenta finalement du
Rio Grande comme frontière et de la Californie à l'Ouest.
Seulement de nombreux territoires pris aux Mexicains se trouvent dans le Sud, offrant ainsi aux Sudistes une capacité de s'étendre territorialement et politiquement. La question de l'esclavage se pose alors : si ces nouveaux Etats deviennent esclavagistes, on romprait alors la forme d'équilibre - pourtant déjà mortifère - qui régnait jusqu'alors. Cela débouche directement sur le compromis (bancal) du Missouri.
Une chose est certaine, les deux camps ne se comprenaient déjà plus depuis belles lurettes et les "Yankees" percevaient l'esclavage qui régnait dans le Sud (mais très ponctuellement et localement) comme une institution très particulière dans une République démocratique, qui connaissait une transition rapide vers le capitalisme industriel fondé sur la liberté du travail. A leurs yeux, l'esclavage dégradait la main-d'oeuvre, entravait le développement économique, décourageait l'éducation et créait une classe possédante autoritaire bien décidé à gouverner le pays pour servir les intérêts de cette institution rétrograde.
De son côté l'aristocratie sudiste, riche de son coton, de ses esclaves et régnant sur des populations le plus souvent rurales, modestes et peu instruites, n'avait cure de ces critiques. Tant qu'on lui laissait poursuivre son entreprise, qui cimentait la société sudiste, tout irait bien.
C'est bien pour cela que, déjà en 1832, les politiques sudistes utilisent les
Alien en Sedition Acts de 1798 afin de justifier que la Caroline du Sud n'appliquerait pas un tarif protectionniste voté par le Congrès fédéral. Cette bataille des Etats contre les institutions fédérales au sujet des tarifs douaniers est bien ancienne et témoigne bien de cette volonté du Sud de ne pas se laisser "manger par le Nord", à défaut de pouvoir se moderniser lui-même...
En effet, toucher au libre-échange (premiers combats politiques entre les deux camps) et/ou à l'esclavage mènerait à la ruine du Sud. Les élites du Nord et du Sud le savent très bien et pour des raisons diverses (progrès économique et social, mise au pas de l'élite sudiste en l'empêchant d'exporter son modèle économique esclavagiste dans les nouveaux Etats de l'Union, altruisme et la soif de libertés en fidélité à la Déclaration d'Indépendance de 1776, etc.) , mais certainement pas pour l'égalité raciale (j'y reviendrai plus tard), vont attaquer ces points petit à petit.
Ainsi, les "Nordistes" vont volontairement ou involontairement accroitre la puissance des institutions fédérales au détriment de celle des Etats, les Sudistes faisant exactement l'inverse entre 1830 et la première sécession de décembre 1860 en Caroline du Sud (encore...).
En effet, le compromis constitutionnel de 1787 laissait une grande marge de manoeuvre aux Etats, une plus faible pour les institutions fédérales. Son interprétation pouvait satisfaire les deux camps. Il revient sur le tapis (et sera définitivement après 1865) lorsque certains Etats du Sud se trouvent lésés par les décisions fédérales.
Lincoln l'avait déjà compris à la fin des années 1840 et dans la décennie 1850. C'est bien pour cela que, bien qu'anti-esclavagiste, il condamnait les actions violentes de certains groupes abolitionnistes, qui ne finiraient que par unir le Sud autour d'un seul point commun : la défense de l'esclavage, garant de son modèle économique, facteur de stabilité de sa société fortement stratifiée. Or, stratégiquement, il lui fallait éviter cette union pour éviter la partition des Etats-Unis. C'est tout le sens des annonces qu'il prodigue au lendemain de son élection : maintien du
statu quo par pragmatisme évident, mais c'est trop tard car cela fait désormais deux générations qu'une lutte d'une violence (même si elle est plus verbale) incroyable a débuté. Bien entendu, présenter les motivations sudistes comme uniquement nourries par la défense d'un système esclavagiste constitue un raccourci aussi fallacieux que de présenter les motivations nordistes comme uniquement orientées par son abolition. La société sudiste qui perçoit dans les années 1850 son déclassement par rapport au nord, souhaite tout simplement survivre, la défense de son modèle économique est le seul élément qui semble faire consensus, avec le rejet partagé pour les institutions fédérales qui menacent directement ses particularismes.
Le paradoxe réside bien en ce que Lincoln avait prévu bien auparavant et qui arrive finalement lorsqu'il est élu. Le pays est divisé, mais il abandonne rapidement - devant la propagation du "sécessionnisme" sur le point d'emporter le Missouri et le Kentucky (mais qui y échouera au final) au printemps 1861 - cette politique (quoi de plus normal pour un pouvoir constitué ?) pour s'exclamer :
"Nous devons régler cette question tout de suite et décider si dans un régime de liberté, la minorité a le droit de dissoudre le gouvernement à chaque fois que l'envie lui en prend".
L'esclavage n'est nullement l'argument agité en premier par les deux camps, c'est simplement l'identité de chacune de ces parties du pays dont il est question et l'esclavage fait partie de celle du Sud.
Cela représente bien le chemin parcouru par cette jeune République, se cherchant encore au début du XIXème siècle, mais suite à un tremblement de terre économique, social et culturel sans précédents dans l'histoire d'un pays, qui s'était vu accéder rapidement au rang de grande puissance continentale, à défaut de mondiale.
Cela dit, les conséquences de cette expansion incroyable avaient fracturé définitivement en deux sa population, ces parties soeurs n'hésitant plus à s'en prendre l'une à l'autre. Les deux faces d'un même visage qui ne se supportaient plus, l'une taxant l'autre d'arrogance, de jalousie et de mépris et inversement.
Oui, l'esclavage et dans une moindre mesure la politique douanière (avec derrière un droit des Etats supérieur à celui du pouvoir fédéral), au coeur du fonctionnement de l'économie et de la société sudiste, n'ont été que des prétexte pour aller jusqu'à la guerre entre deux parties d'un même Etat, qui avaient pris des routes si différentes et opposées en deux ou trois générations qu'elles en étaient parvenues à se souffler un antagonisme mortel. Ce n'est pas pour rien que cet antagonisme ne s'arrêtera pas vraiment après la guerre, l'esclavage n'existait plus, mais le "Yankee" arrogant si et le "Rebelle" et le suffisant Sudiste encore !
Car, qu'on ne se leurre pas - comme Pouzet qui semble parfois tout mélanger - l'abolition de l'esclavage ne s'est pas faite au nom de l'égalité (juridique peut-être mais certainement pas sociale) entre les Hommes. Cette idée est bien trop française pour avoir un jour dominé l'anglosphère, qui, on le sait, à toujours balayé d'un revers de la main ces émotions "rousseauistes" (Burke est toujours un auteur très lu chez les dirigeants américains). Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les Sudistes ont appelé les Nordistes les "Jacobins" pendant la guerre de Sécession : il fallait les décrédibiliser publiquement au mieux, car même un "Nordiste" était choqué d'être ainsi nommé, par une pareille insulte.
N'oublions pas que la construction de la nation - et de l'identité - "étatsunienne" s'est faite
sur et
contre quelqu'un. Territorialement et ethniquement cela été
contre les Amérindiens, économiquement
sur des populations noires, afin de faire prospérer une économie agraire puissante.
Mais avec l'installation d'un capitalisme industriel dans le Nord et la progression d'un travail libre (même si être l'employé de quelqu'un était encore synonyme de dépendance ) cette concurrence d'une économie servile devenait odieuse pour la société du Nord, non seulement parce qu'elle était archaïque, mais aussi parce qu'elle était déloyale.
Car une fois les esclaves affranchis dans le Nord, la plupart était exclue du reste de la société, ils avaient peu de chance de profiter du "rêve américain" promis à tous les blancs.
Qu'il y ait eu de véritables philanthropes au Nord, de vrais humanistes soucieux de l'égalité entre les Hommes de toutes couleurs et origines, ne fait pas de doute, mais ce n'était certainement pas la majorité.
Les observations de Tocqueville sont très nettes à ce sujet, dans les années 1830, alors que le Nord-Est du pays connait un essor industriel, aussi brutal que rapide. Lorsqu'il écrit en 1837 que les sentiments racistes sont les mêmes au Nord qu'au Sud du pays - ce qui le désole au passage - il précise que :
"le Nègre ne partage ni les droits, ni les plaisirs, ni les douleurs, ni même le tombeau de celui dont il a été déclaré l'égal. L'inégalité se grave dans les moeurs à mesure qu'elle s'efface dans les lois".
Donc oui, et encore une fois oui, même si l'esclavage avait une place importante dans la société sudiste (qui dirait le contraire ?), ce n'est pas la cause principale de cette guerre entre frères de la même Nation, ses racines sont bien plus profondes, anciennes et dépassent largement la question morale de l'esclavage.
C'est par cette méthode de mise en perspective, indispensable lorsqu'on prétend faire de l'Histoire, qu'il faut débuter avant de distribuer des bons et des mauvais points sur un ton péremptoire.
Qu'on laisse un peu de côté les productions littéraires et cinématographiques larmoyantes récentes, voire des documentaires tournés avec les pieds (le premier volet de celui-ci l'est totalement !) et qu'on aille faire un peu d'anthropologie ce sera bien mieux.
L'Histoire n'est pas aussi manichéenne - avec les bons abolitionnistes d'un côté et les méchants esclavagistes de l'autre - que ses (mauvais) récits laissent penser.