Le sujet des monuments aux morts de la Grande Guerre n'ayant pas encore été proposé, je mets en ligne aujourd'hui le texte d'un exposé que j'avais réalisé en licence. J'espère que cela vous intéressera.
Les monuments aux morts en France
Dans l'immédiat après-guerre se développe toute une politique de la mémoire de la guerre, donc de la Mort; politique qui n'est que la conséquence du profond traumatisme psychologique engendré par le conflit.
Devenue culte collectif, la mort de millions d'individus pourra prendre un sens. De 35 à 36000 monuments aux morts ont ainsi été érigés en France, dont la majorité l'a été de 1919 à 1924. Certes, le phénomène n'était pas nouveau, la France ayant connu quelques érections de monuments aux morts à la suite du conflit franco-prussien de 1870, mais il surprend par son ampleur.
Plus de 30000 fois, en France, on a gravé la pierre ou fondu le bronze pour honorer le sacrifice de ces 1.500.000 hommes
"morts pour la France".
Nous allons tenter de comprendre comment cette volonté commémoratrice s'est mise en place, quelles en ont été les formes principales d'expression et quels sont les messages qu'elle nous délivre.
I. La volonté de commémorer
A. Les nécropoles nationales
Dès le 29 décembre 1915, le Parlement avait décrété que tout militaire, français ou allié, mort pour la France aurait droit à une sépulture perpétuelle aux frais de l'Etat.
Pourtant, dans les premiers mois de la paix, alors que les communes envisagent déjà d'élever un monument aux morts, les champs de bataille conservent le visage qu'ils avaient lors des derniers combats : une terre calcinée où gisent pêle-mêle vestiges de toute sorte et débris humains sans sépulture.
Pour y remédier et honorer la mémoire des disparus, des projets de monuments commémoratifs vont naître, à l'initiative de comités privés souvent présidés par les évêques.
Quatre sites connus pour l'âpreté des combats et le nombre de victimes vont être retenus, de l'Est à l'Ouest du front :
-DOUAUMONT devant Verdun (16 Février 1919), à l'initiative, entre autres, de Mgr. Ginisty, évêque de Verdun, et du Général Valantin, gouverneur militaire de la place.
-HARTMANNSWILLERKOPF dans les Vosges (15 Juillet 1920) - promontoire face à Mulhouse, théâtre d'attaques et de contre-attaques terribles en 1915 - à l'initiative d'un groupe d'Alsaciens à majorité catholique.
-NOTRE-DAME DE LORETTE dans le Pas-de-Calais (12 Septembre 1920) - lieu de violentes batailles en 1914 et 1915 - à l'initiative de Mgr. Julien, évêque d'Arras et du Général Maistre.
-DORMANS dans la Marne (13 Mars 1921) - site indiqué par le Maréchal Foch comme lieu charnière des batailles de la Marne (septembre 1914 et août 1918) - à l'initiative de Mgrs. Luçon, archevêque de Reims et Tissier, évêque de Châlons-en-Champagne, et de Mme de la Rochefoucauld, duchesse d'Estissac.
Lanterne de Dormans :
Chaque site associe un ossuaire, un cimetière (20000 tombes à Douaumont, 15000 à Notre-Dame de Lorette), une chapelle catholique (à Douaumont, Notre-Dame de Lorette et Dormans) ou oecuménique (à Hartmannswillerkopf), une lanterne des morts ou un phare au sommet desquels brûle une flamme, symbole de l'amour pour la Patrie.
Notons que l'accord s'est partout réalisé entre le ministère des Pensions, chargé de l'organisation des nécropoles nationales, et les comités privés, même si cela ne fut pas sans difficultés et polémiques.
Les nécropoles nationales sont le lieu où se perpétue, après guerre, "l'Union Sacrée", la réconciliation entre l'Eglise et l'Etat puisque la République laïque, séparée de l'Eglise depuis 1905, y enterre ses sacrifiés, sous un symbole, la Croix, qu'elle interdit par ailleurs sur tous ses monuments publics, communaux, qu'il nous faut maintenant étudier.
B. Les monuments communaux
A la fin de la guerre, chaque ville, chaque village, aussi petit soit-il, veut son monument.
Mais les communes se heurtent au problème du financement de l'entreprise. Leurs budgets, souvent restreints malgré les subventions accordées par l'Etat, les obligent à recourir aux souscriptions publiques et les empêchent, pour les plus modestes d'entre elles, de faire appel à des sculpteurs réalisant une oeuvre originale tels Maxime del Sarte qui réalise le monument de Compiègne pour 60000 francs ou Henri Greber, celui de Beauvais pour 100000 francs.
Elles vont donc avoir recours à des entreprises spécialisées - fonderies et marbreries (fonderie Durenne, du val d'Osne, Marbreries Générales, établissements Jacomet) qui proposent des monuments standardisés (stèles de pierre, Poilus de bronze) à moindre coût et modulable selon les goûts par l'ajout d'accessoires divers (couronne de lauriers, drapeau, casque, croix de guerre...etc)
Voici le texte d'un prospectus publicitaire des établissements Jacomet, sis à Villedieu (Vaucluse) :
"Le Poilu"
Monopole exclusif pour la France, l'Algérie, l'Alsace-Lorraine, les Colonies et la Belgique.
Etablissement H. Jacomet, de Villedieu (Vaucluse-France)
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"LE POILU" est le seul sujet qui représente bien l'idée qu'on se fait d'un monument aux Morts de la Grande Guerre.
D'un caractère exclusivement commémoratif de gloire et d'héroïsme, ce monument est de nature à satisfaire tous les goûts et toutes les tendances.
Ce n'est pas une conception personnelle, - il y en a tant d'un goût fort douteux où l'esthétique fait défaut - c'est le VRAI POILU, modelé d'après nature, le POILU devenu bronze pour s'immortaliser.
A ce titre, il ne saurait être critiqué par aucune commission artistique instituée judicieusement par les Préfectures sur l'invitation du Ministère des Beaux-Arts, pour empêcher l'enlaidissement des communes et sauvegarder leurs intérêts matériels.
Qu'il soit érigé sur une place publique, dans un square ou au cimetière, il est d'une allure imposante dans sa simplicité.
Poilu, ton bronze patiné
fonte de fer ciselée & bronzée
absolument inaltérable
taille 1m60
prix : 3500 francs
La fonte de fer, inutile de le dire, est d'une résistance sans égale. Lorsque la pierre de taille et même le marbre auront subi les altérations du temps, la fonte sera toujours intacte et aussi belle qu'au jour de l'inauguration. Les générations passeront devant le monument sans que la moindre atteinte des intempéries l'ait effleuré et ceci est un point capital sur lequel nous attirons tout particulièrement l'attention.
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Pour les petites communes dont les ressources sont limitées, et qui veulent, néanmoins, perpétuer dignement la mémoire de leurs enfants tombés au Champ d'Honneur, nous pouvons fournir
ce même Poilu, taille 1m60
exactement conforme à notre modèle en fonte de fer désigné ci-dessous en
Bronzo-Ciment
matière excessivement dure, inaltérable, aussi résistante que le granit, au prix de
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Piédestal : Le piédestal peut être fait sur place, par les tailleurs de pierre ou maçons du pays, avec plus ou moins d'embellissements selon les ressources dont on dispose."
Soulignons d'ailleurs que c'est avec des formes antiques (obélisque, pyramide, fronton) qu'on célèbre les héros.
Ce style néoclassique, académique, utilisé tant par les sculpteurs que par l'art de série, contraste avec les courants progressistes de l'époque et fait des monuments aux morts le dernier avatar de la statuaire du XIXème siècle.
Enfin, outre le problème du financement, se pose celui de l'emplacement du monument,
question qui soulève de nombreuses discussions comme le montrent les délibérations des conseils municipaux; discussions révélatrices des tensions existant entre l'Eglise et l'Etat, la chapelle et la mairie.
Dans l'Ouest, la force du catholicisme explique que les monuments aux morts se trouvent dans les cimetières, ornés d'une croix.
En Vendée et Loire-Atlantique,
65% des monuments sont dans les cimetières contre
38% dans le Pas-de-Calais.
Ailleurs, le monument oscille entre la place de l'église et celle de la mairie, qui, dans les villages, a l'avantage d'être commune.
Plus proches de la mairie, les héros sont bien ceux de l'Etat. Plus proches de l'église, ils rejoignent la cohorte des Saints.
Voyons maintenant quelles sont les représentations des monuments.