En réponse à M. CUCHLAINN :
J'apprécie vos arguments, vous connaissez le sujet et vous avez une opinion : c'est très stimulant.
Le débât porte sur le point de savoir qui pouvait se réclamer légitimement des opinions des anciens "poilus" : les groupes d'extrême droite ou les pacifistes ?Aristide Briand ou La Roche ? Erique Maria Remarque ou Hitler ? Mussolini ou De Gasperi ? Incontestablement, les deux tendances existaient et parfois cohabitaient, y compris dans les mêmes personnes, d'où la difficulté de trancher. Je ne crois pas qu'on puisse régler le problème en une phrase, d'autant plus que les sondages d'opinion, à l'époque, n'existaient pas.
Je constate simplement certaines choses :
-toute une école d'historiens contemporains parle de la "brutalisation" de l'esprit des soldats de la I GM ;
-la vie politique européenne, après 1918, s'est radicalisée : en Allemagne et en Italie, ce sont - très clairement - les anciens combattants qui arrivent au pouvoir ; en France cela n'a pas été le cas, mais on ne peut pas nier que toute la vie politique a basculé dans la violence ; les ligues étaient fondées par et pour les anciens combattants et elles représenteront jusqu'à la II GM une menace constante pour la république.
-les grands totalitarismes du XX siècle (fascisme, nazisme, stalinisme) sont directement issus de la I GM et se fondaient tous, à des degrés différents, sur le culte de la guerre. Par rapport aux "anciens régimes" ils avaient tous la prétention d'être populaires, anti-élitistes : et par de nombreux côtés, ils l'étaient.
-Même les pacifistes des années '20 et '30 seront, de fait, largement instrumentalisés par une idéologie totalitaire et sans pitié (le communisme). En fait, le pacifisme, le vrai, avant 1939, n'existait pas. Jaurès était bien mort.
Un phénomène d'une telle ampleur ne peut donc pas être considéré comme marginal, quelle que soit la qualité et la valeur morale de certains témoins tels que Genevoix et autres.
Ce qui est traumatisant dans l'histoire du XX° siècle, c'est que la grande boucherie du la I GM ainsi que les totalitarismes qui se développeront par la suite et, pour terminer, la II GM, ont été des phénomènes populaires : je veux dire par là, que de telles hécatombes, de telles mobilisations jusque à l'extrême de populations dans leur ensemble, n'auraient jamais pu se réaliser sans un puissant consensus de la part des soldats et des peuples concernés. Le phénomène est connu : on râle contre la guerre, on peste, on se proclame contre la violence mais, le moment venu, on obéit et tout le monde part comme un seul homme : et, au fond de soi-même, on est fièr de revêtir un uniforme et de servir son pays. Ce mécanisme très complexe, on ne va pas l'analyser ainsi, mais déjà Freud l'avait décrit admirablement dans "Malaise dans la civilisation." Et c'est ainsi que le poilus qui se montre généreux envers le soldat allemand d'en face sera, peut-être, le même qui s'engagera dans la milice de Pétain..... Les hommes sont compliqués, beaucoup plus compliqués que les idéologies.
Vous parlez, par exemple, des "Messieurs les gros." Comment ne pas voir que cette hostilité aux "Messieurs les gros" se traduira, en France, Allemagne et en Italie, dans la haine antisémite ? Dans les délires contre la "pluthocratie" ? C'est cela aussi, une partie de l'héritage de la I GM.
Vous dites "ces projets n'ont pas survécu à l'armistice et chacun est bien vite revenu l'homme qu'il était avant-guerre" ; au contraire, je pense que la I GM a représenté pour des millions de survivants une véritable catharsis, une transformation totale qui a constitué le terreau du totalitarisme et de la future guerre. Gandhi disait : "je ne peux pas concevoir de dommage plus grand pour un homme que la perte de sa dignité personnelle." Ce fut le cas, en 1918, pour tous ces anciens combattants, traumatisés par un conflit épouvantable, qui étaient désormais très différents de ce qu'ils avaient été auparavant. C'est cette nouvelle donne qui a bouleversé durablement (et plutôt dans le mal que dans le bien...) la vie politique européenne.
Le poilus sont presque tous mort. On peux, à présent qu'ils ne sont plus là, ne plus les idéaliser. C'étaient des pauvres hommes confrontés à l'expérience la plus traumatisante de l'histoire : il n'est pas question de leur jeter la pierre, car, comme le disait Marc Bloch, le rôle de l'histoire n'est pas de juger, mais de comprendre et d'expliquer. Ce furent des victimes, sans aucun doute : mais l'expérience de la I GM, loin de les conforter dans le pacifisme, les poussa, dans leur ensemble, vers une intransigence encore plus grande.
"Je ne sais pas ce que peut-être la conscience d'une canaille, mais je sais ce qu'est la conscience d'un honnête homme : c'est effrayant ! " (Abel Hermant).
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