J'arrive un peu tard sur ce fil alors j'ignore s'il est encore utile d'y répondre, mais je vais tâcher d'apporter quelques éléments de réponse, autant que je le puis.
Moonskin a écrit :
- Quels furent les aspects de la réintégration (méfiance, ressentiment ou adhésion totale) ?
Comme dit dans le fil, le plus important pour les Alsaciens, à mon avis, ce fut l'humiliation des commissions de triage, souvent constituées uniquement de "Français de l'intérieur", qui ont jugé des Alsaciens germanophiles ou non, sans appel. Distinguer entre quatre niveaux de +/- "bonne francité" était sûrement une erreur. Les épurations sont toujours des choses qui posent bien des problèmes.
Ensuite, cela se distingue selon les couleurs politiques : les catholiques alsaciens ne me semblent pas avoir adhéré à la République entre 1918 et 1939, ce qui me semble avoir son importance quand les Alsaciens prétendent ensuite qu'ils ont toujours souffert dans la première moitié du XXe siècle sans être maîtres de leur destin. Les radicaux et socialistes qui dominent à Colmar et à Strasbourg ont soutenu le Cartel, ont introduit la Simultanschule (école interconfessionnelle, premier pas vers l'école laïque, et déjà école sans Dieu selon les catholiques), tout en défendant l'idée que leur système social était à exporter vers la France et non l'inverse.
Il y avait donc de tout. Une chose est sûre : qu'un "Français de l'intérieur" insulte un Alsacien, et notamment le qualifie de "Boche", et tout le monde était uni contre lui, même (surtout ?) les Alsaciens ne parlant pas un mot de français. Et cela arrivait assez fréquemment, de la part d'ouvriers ou surtout de soldats - avinés.
Moonskin a écrit :
- Y a-t-il eu une politique de francisation ? Auquel cas la population y a-t-elle adhéré ?
Pas plus ni moins qu'ailleurs. Les journaux restent essentiellement germanophones, le Commissariat Général de la République en Alsace-Lorraine et les préfectures essayent de développer le français ; les partis de gauche également notamment avec des orateurs bilingues ou francophones uniquement dans leurs congrès et meetings ; les partis de droite ont accueilli cela différemment, et il n'était pas rare d'entendre des francophones hués dans les meetings, si cela n'était pas traduit (et inversement).
A l'école, contrairement à ce que certains avancent, le français n'était pas exclusif. Là aussi je risque de manquer de précision en n'ayant pas sous les yeux mes archives et les articles relatifs à ce sujet mais il y avait d'abord des enseignements en allemand, pour conserver les professeurs du cadre local, avec des cours de français ; puis des cours en français, avec des cours d'allemand. Partout il fallait essayer d'avoir des professeurs "bilingues" patois + français ou patois + allemand et de leur apprendre la troisième langue, pour encadrer les professeurs ne parlant pas alsacien, notamment ceux "de l'intérieur", souvent mal vus.
L’Église encadre toujours l'enseignement et enquête sur la moralité des professeurs, ainsi que sur leur connaissance de l'alsacien.
Des faits divers sont rapportés par la presse : celle de gauche a notamment fait des gorges chaudes d'un curé ayant jeté au feu un catéchisme français d'un petit Alsacien ; selon le curé car celui-ci ne comprenait pas ce qu'il lisait. De son côté la presse de droite s'offusque dès qu'on envisage de demander un enseignement uniquement francophone, ou émanant de professeurs français "de l'intérieur", car alors l'enfant apprenant une langue qui n'est pas sa langue maternelle n'a pas le niveau d'avoir accès au divin, à la morale religieuse et toute cette sorte de choses.
Il est plus que caricatural de croire, comme je l'écris plus bas en réponse à Narduccio, qu'il y a eu une politique de francisation forcenée à marche forcée. On en est loin.
Moonskin a écrit :
- L'Alsace-Lorraine était-elle francophone à la veille de la seconde guerre mondiale ?
Pas entièrement, ni même majoritairement me semble-t-il, et pas non plus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans les villes, la plupart des personnes étaient francophones, notamment celles nées après 1900 (ou avant 1870 mais en 1939 il n'en reste plus tant que cela), mais dans les campagnes non. Des personnes que j'ai rencontrées dans différentes archives strasbourgeoises ou à d'autres occasions m'ont expliqué que, nées dans les années 1950, leur langue maternelle était l'alsacien et qu'elles ont appris le français à partir de l'école primaire. Que leurs grands-parents ne parlaient pas bien et ne lisaient pas le français, et qu'il fallait donc leur traduire une bonne partie des documents. Encore aujourd'hui, les tracts politiques officiels pour les élections sont bilingues, même s'il ne doit pas y avoir 1% de la population qui lit l'alsacien mais pas le français.
Les principaux journaux étaient locaux, et en allemand (avec des expressions alsaciennes). Le cas le plus emblématique à mon avis était
L'Humanité de Strasbourg, en allemand, et avec des opinions parfois très éloignées de la ligne centrale du PCF !
La "bonne presse" catholique, à la diffusion écrasante et au budget colossal, en regard des autres organes de presse, était en allemand pour l'immense majorité des titres.
Je vous écris là sans sources, et sans vérifier la plupart de mes assertions, mais je peux reprendre mes livres et mes archives si d'autres estiment que je me trompe. Si vous voulez quelques références bibliographiques, je peux vous faire une liste presque exhaustive. En attendant, je vous conseille notamment les ouvrages de François Roth, ceux de Jean-Marie Mayeur, de Bernard Vogler et j'en ai bien d'autres en tête mais cela s'apparenterait à du name-dropping ! Ces trois chercheurs sont reconnus, ont publié suffisamment d'ouvrages pour que vous trouviez votre bonheur chez eux, et vous disposerez de bibliographie plus précise en consultant leurs travaux.
Narduccio a écrit :
L'une de celle que l'on entend assez souvent dans les souvenirs des vieilles personnes se passait souvent dans les cours de récréation. L'enfant qui parlait en patois se voyait remettre un bâton décoré et il le gardait tant qu'un autre ne se faisait pas punir.
Cela me semble tenir de la "légende urbaine" ou plutôt "légende rurale", comme tout ce qui a concerné les "hussards noirs" d'ailleurs. Depuis les travaux de Jean-François Chanet sur les "petites patries", je pense qu'on ne peut plus affirmer que les Français républicains ont procédé de la sorte, en quelque époque que ce soit.
Je vous rejoins plus sur les papiers et problèmes de nationalité, que les commissions de triage résument bien. Il faut toutefois prendre garde au fait que la presse alsacienne très chauvine, à droite, et catholique, a monté en épingle les moindres incidents. Presque tous reprennent par exemple l'idée que Hansi aurait été présent à la sortie de plusieurs commissions de triage et aurait excité les enfants à invectiver voire cracher et lancer de pierres sur les "cartes D" en les traitant de "Boches", et qu'il l'aurait notamment fait à l'encontre de femmes enceintes avec des enfants en bas âge.
Disons que pour différentes raisons, les fiertés alsaciennes étaient exacerbées et instrumentalisées par certains, cela se sent encore aujourd'hui chez certains auteurs alsaciens plus militants régionalistes que scientifiques.
Mais il est indéniable qu'il y a eu une inflexibilité administrative française qui a froissé les locaux en donnant l'impression de se comporter comme en pays étranger et conquis, et non comme avec des Français comme les autres et même mieux,
enfin revenus !
Duc de Raguse a écrit :
Narduccio a parfaitement répondu à vos questions et cette francisation n'a pas été sans lien avec la montée du mouvement autonomiste pendant l'Entre-Deux-Guerres en Alsace. S'il a été noyauté par les nazis dans les années 1930, il était plus spontané et sincère dans les années 1920 lorsque malentendus et incompréhensions avaient lieu entre "Français" et "Alsaciens".
Le paroxysme fut atteint lorsque le gouvernement Herriot voulu y faire appliquer les lois de la République dans leur intégralité : fin du Concordat et séparation de l'Eglise et de l'Etat, lois sociales et droit local.
Devant la mobilisation de la population et de ses élus, tout comme le fait d'une reconnaissance d'une francisation trop brutale, Herriot recula...
C'est très vite dit, mais je ne vous en veux pas, il y a peu de recherches là-dessus et c'est pour cela que j'en fais :-).
Herriot ne tenait pas à toucher aux lois sociales, et il n'était pas le premier à avoir dit que toutes les lois républicaines devraient tôt ou tard s'appliquer en Alsace. En fait, tous l'ont dit. Les Alsaciens de droite utilisaient souvent des citations de Joffre, Clemenceau et Millerand disant qu'ils "respecteraient les traditions et les libertés / les coutumes des pays recouvrés" mais outre le fait que les généraux étaient chefs de guerre, et non législateurs, on peut trouver les citations exactement contraires des politiques comme Millerand. Les correspondances entre évêques indiquent qu'eux-mêmes, dans le début des années 1920, estimaient qu'il fallait logiquement s'attendre à ce que la loi de 1905 s'applique bientôt en Alsace. C'était il y a 90 ans...
En passant, on parle de séparation "des Églises et de l’État"
.
pierma a écrit :
Je me demande si ce qui est dit pour l'Alsace reflète également la situation lorraine.
Comme vous l'avez développé avec l'exemple de votre grand-mère, il semble que non !
La question de l'autonomisme (et, plus tard, des rapports avec l'occupant allemand) se pose très différemment en Alsace et en Lorraine, pour ce que j'en sais. Il n'y avait quasiment aucun écho autonomiste en Lorraine. Lors des grandes mobilisations catholiques de 1924-25 contre le Cartel des gauches, les Lorrains restaient plutôt à l'écart, bien que leur presse était également catholique dans sa majorité. Les chanoines-patrons de presse ou chanoines-éditorialistes sont un type spécifique à la Lorraine, qui a été analysé notamment par François Roth (ROTH François,
Le temps des journaux. Presse et cultures nationales en Lorraine mosellane 1860-1940, Presses Universitaires de Nancy, 1983 ; ROTH François, « Henri-Dominique Collin : catholicisme messin et vie politique durant l’annexion allemande (1853-1921) »,
Annales de l’Est, 5e série, 31e année, n°1-4, 1979, p. 271-284). Parmi ceux-là qui avaient une influence extrêmement forte à l'époque, beaucoup étaient favorable à l'assimilation la plus rapide et la plus complète possible à la France, même au "prix" de l'école laïque et de la Séparation.
Toutefois en regard de ceux-ci, et des socialistes vite devenus importants en Lorraine, il y avait le très important réseau de De Wendel (voir notamment la thèse de Jean-Noël Jeanneney,
François de Wendel en République : l'argent et le pouvoir (1914-1940), Perrin, 1974, rééd. Seuil 1976) qui était opposé, dès 1914 et les premières préparations du retour de l'Alsace-Moselle à la France (voir la thèse de Joseph Schmauch dont le résumé était indiquée plus bas - elle peut être consultée aux AN de Paris, et M. Schmauch lui-même est très aimable, il a eu la gentillesse de me l'envoyer en format numérique), à ce que les lois laïques soient appliquées aux territoires désannexés. Aussi étrange que cela puisse sembler à certains, l'abbé Wetterlé (éditorialiste catholique alsacien majeur) était lui favorable à leur application !
Narduccio a écrit :
Au plus fort de la désaffection entre les Alsaciens et les autorités militaires françaises, les autonomistes et les pro-germanistes ne furent qu'une minorité. Je ne sais pas s'ils ont dépassé quelque part la barre des 10% à des élections.
L'autonomisme a tout de même été LE thème alsacien de 1926 aux années 1930 avec notamment la pointe du procès de Colmar. Vous pouvez trouver un certain nombre d'informations dans des livres de valeur, et différents articles (je n'en ai pas lu beaucoup car cela dépasse mon propre sujet mais je peux vous signaler GRAS Solange, « La presse française et l’autonomisme alsacien », in.
Régions et régionalisme en France du XVIIIe siècle à nos jours, dir. GRAS Christian et LIVET Georges, Paris : PUF, 1977).
L'autonomisme a été très fort avec le mouvement autour de la revue
Zukunft, critiqué ouvertement par Charles Ruch, évêque de Strasbourg, mais soutenu très activement par une bonne partie du clergé alsacien. D'ailleurs Ruch, tant adulé par les catholiques au moment des mobilisations contre le Cartel des gauches, est très vertement critiqué dans sa gestion des autonomistes par nombre de catholiques alsaciens (souvent en allemand, qu'il ne lit pas
).
L'UPRN, principal parti de droite de l'époque, a connu un schisme grave sur la question de l'autonomisme ; encore que cela me semble assez compliqué et que je n'ai pas sous les yeux mes archives concernant ce sujet, je soumets simplement le fait à votre sagacité.
Dans les archives du Commissariat général, de la police spéciale, des contrôles de la presse, etc., on retrouve beaucoup de littérature germanophone et germanophile, qui se diffuse beaucoup notamment par le fait que le Mark est extrêmement faible par rapport au Franc, donc l'importation de ces feuilles ne coûte quasiment rien. Le trait de la répression grossit bien sûr les menaces qu'ils pensaient percevoir, mais elles étaient réelles : l'autonomisme et la germanophilie à partir du milieu des années 1920 sont tout de même assez forts en Alsace, écho du prétendu "malaise alsacien", et, pour tout dire selon mon opinion, "chantage à l'autonomisme" de la part de la droite alsacienne et un peu lorraine (pour qui voit Schumann dans l'E2G, il est parfois difficile d'entendre vanter cet homme).
... c'était très long et parfois imprécis, en plus d'être une réponse tardive, mais j'espère que cela peut intéresser quelques lecteurs, voire relancer la discussion