Robert Spierre a écrit :
Votre analyse est fort intéressante (et je vois là le passionné de foot !) mais dans ce cas dites-moi pourquoi Christophe Dugarry se faisait siffler dans tous les stades ?
Principalement parce que c'était un joueur très surcoté, surtout par rapport à son arrogance. Mais bon, là je ne réponds pas à la vraie question. Pourquoi ? tout simplement parce qu'il s'est fait tailler une réputation (juste ou injuste, ce n'est pas du tout le sujet) et que beaucoup aimaient la propager. Ensuite, et surtout, parce que siffler un joueur qu'on ne peut pas blairer, c'est rigolo, ça défoule, et ça ne fait de mal à personne. Un poncif très politiquement correct consiste à dire qu'une masse de supporters est à un niveau de conditionnement tel qu'on peut lui faire faire n'importe quoi; j'ai passé quelques années au voisinage de groupes ultras, je sais donc à quel point c'est faux. Prenons le cas extrême d'un joueur fraîchement recruté en provenance du club rival et qui accumulerait les matchs miteux, même là vous n'aurez pas consensus pour le huer. Le degré d'investissement est tellement variable entre les 30 à 40 000 personnes qui remplissent un stade que l'effet-groupe est extrêmement dilué et finalement, toujours l'histoire de plus petit dénominateur commun, il est rare, très rare que l'on se
laisse entraîner à des actes auxquels, seul et à froid, on ne consentirait pas. Ceux qui se rencardent pour aller se castagner sur un terrain vague en marge d'un match, ils n'ont été endoctrinés par personne, ils savent ce qu'ils font là. Du reste, une fois sorti du stade, l'effet disparaît immédiatement et chacun se retrouve avec lui-même.
L'approche est de toute façon radicalement différente parce que les buts sont différents. Les grandes démonstrations des totalitarismes sont là pour "recruter", obtenir le consentement en impressionnant, donner le poids de la force - de la masse militairement organisée - à une doctrine pour la faire triompher, obtenir des troupes disciplinées pour cette doctrine. Celles des supporters ont un seul double but : galvaniser son équipe et intimider l'adversaire, et c'est tout. On ne recrute pas, on ne fait pas consentir, puisque personne ne choisit le club dont il est supporter. On ne diffuse pas une doctrine puisque celui qui est là adhère à la seule chose qui relie tout le monde (parcage visiteur excepté) : encourager l'équipe.
Le but de mon propos n'est pas de juger de l'intelligence ou pas du phénomène supporter, mais uniquement de montrer que jamais on n'y atteint un niveau d'embrigadement comparable à ce que cherchent les grands totalitarismes, entre autres, parce que la démarche et les buts sont radicalement différents.
En ce qui me concerne, j'ai fréquenté des groupes ultras en tenant ouvertement une ligne bien à moi - pour simplifier à l'extrême : "ultra-non-violent" - en choisissant, seul, et libre, ce que je faisais, jusqu'où et pourquoi, et je n'ai rencontré aucun obstacle dans cette liberté de choix, de m'engager, de ne pas m'engager, de me désengager. Ni abdiqué mon libre arbitre à quelque moment que ce soit.
Je n'en remets pas encore une tartine, mais j'ai réagi, non seulement parce que cette comparaison me semblait injuste envers le milieu supporter, mais surtout parce qu'à mon avis elle amène à une approche du rôle des grandes gesticulations collectives des totalitarismes qui me semble fausse, en particulier à surestimer leur poids en tant que telles dans l'embrigadement. Pour que celui-ci ait lieu à un degré pareil, il faut un travail autrement plus en profondeur où le fait de réunir les troupes sur un stade n'est qu'un interlude coloré.
Si c'était si simple, d'ailleurs, il suffirait de parachuter un vague fan au milieu d'une tribune active pour en faire illico un ultra bien motivé. Ah, si c'était si simple...