Quelques éléments supplémentaires encore chez C. Baechler sur le développement de ce mythe dans la société allemande :
C. Baechler a écrit :
"Mais ce sont les déclarations de Ludendorff et surtout de Hindenburg devant la commission d'enquête parlementaire sur les responsabilités de la guerre et sur les causes de la défaite qui accréditent vraiment la thèse du coup de poignard dans le dos. Scheidemann l'ayant traité de "général, joueur de hasard" dans sa déclaration gouvernementale, Ludendorff exige la constitution d'un tribunal. L'Assemblée constituante décide, le 20 août 1919, de créer une commission d'enquête parlementaire. Témoignant devant la commission, le 18 novembre, Hindenburg rejette la responsabilité de la défaite sur l'arrière et, prétendant reprendre les paroles d'un général anglais, déclare que "l'armée allemande a été poignardée dans le dos". La force du mythe de l'armée invaincue est telle que l'idée du coup de poignard dans le dos se retrouve aussi, sous une forme atténuée, dans la gauche modérée. Carl Legien, dirigeant des syndicats indépendants, n'hésite pas à reprocher à l'opposition interne d'avoir affaibli, par son agitation, la force de résistance du peuple allemand et d'être responsable d'une paix dictée. Friedrich Meinecke, historien démocrate qui rejette la légende, estime néanmoins qu'elle contient "un petit noyau de vérité".
La formation du mythe du coup de poignard dans le dos est intimement liée à une flambée d'antisémitisme à la fin de l'année 1918. Nous avions déjà noté les accusations contre les "juifs planqués et profiteurs de guerre" à partir de 1915. A la mi-octobre 1918, la ligue pangermaniste lance une campagne contre les juifs et diffuse, à partir de décembre, des dizaines de millions de tracts antisémites, si l'on croit un rapport de police de septembre 1919. La participation des juifs à la révolution et leur émancipation politique permettent de les associer très étroitement à la défaite et au coup de poignard dans le dos. La Ligue construit sciemment une légende du coup de poignard dans le dos dans laquelle les juifs ont une responsabilité essentielle. Nous savons que Hitler a été profondément marqué par la thèse de la responsabilité des juifs dans la défaite et qu'il s'est promis de finir la guerre interrompue par la trahison des juifs.
La Ligue pangermaniste est aussi à l'origine de la fondation de la ligue raciste défensive et offensive (Völkischer Schutz-und Trutzbund) qui exige la création d'un tribunal du peuple pour juger les responsables de la défaite, en particulier des journalistes juifs comme R. Mosse, T. Wolff, M. Harden, mais aussi Walther Rathenau, l'organisateur de la Section de guerre des matières premières (Kriegsrohstoffabteilung). Plusieurs de ses membres participent à la vague d'assassinats politiques. Elle est l'expression d'un nouvel antisémitisme, produit de la guerre, fait de haines et de frustrations qui se polarisent sur les juifs. Ceux-ci occupent, avec les socio-démocrates, une place privilégiée dans le mythe du coup de poignard dans le dos."
L'Allemagne de Weimar, 2007, p. 126
Sur Wilson et les pourparlers de paix :
C. Baechler a écrit :
"La stratégie de paix de l'Allemagne est très largement définie dès la fin de l'été 1918 et ne varie guère jusqu'en juin 1919. Persuadé qu'il n'y a pas d'antagonisme fondamental entre l'Allemagne et les Etats-Unis, on met tous les espoirs dans la médiation du président Wilson pour obtenir une paix modérée. Cela signifie qu'on se place sur la base des Quatorze Points, en espérant pouvoir écarter, au cours de la négociation, leurs aspects les plus négatifs, en particulier la question de la restauration d'une Pologne avec accès à la mer. [...] Une note du comte von Bernstorff, ancien ambassadeur à Washington, résume les espoirs des dirigeants allemands :
"La position des Etats-Unis, en particulier du président Wilson, est devenue prépondérante du fait qu'ils ont fait la décision dans la guerre. Toute la terre dépendra économiquement et financièrement des Etats-Unis. C'est pourquoi nous nous sommes tournés vers Wilson, lorsque nous avons dû mettre fin à la guerre. C'est pourquoi nous devons aussi nous appuyer politiquement sur les Etats-Unis lors des négociations de paix pour reconstruire l'Allemagne avec leur aide. Cette décision nécessaire est facilité par le fait que M. Wilson est le seul dirigeant ennemi à avoir présenté un programme de paix honnête et à vouloir aussi l'appliquer. Tous les autres sont des impérialistes affichés ou cachés. L'Allemagne ne peut se relever des profondes blessures de la guerre qui si elle pratique, dans l'avenir immédiat, une politique entièrement pacifique. C'est pourquoi nous devons soutenir avec zèle tous les voeux de M. Wilson sur la SDN, le désarmement, l'arbitrage, la liberté des mers, etc., et même autant que possible, aller au-delà. Ce n'est qu'ainsi que nous pouvons espérer stopper l'impérialisme de nos autres adversaires et compenser en partie la faiblesse actuelle de l'Allemagne."
Cette stratégie de paix présente l'inconvénient de négliger les autres puissances alliées et de ne pas envisager d'alternative. Surtout, elle repose sur l'illusion que la paix sera négociée. Cette stratégie est complétée par la tentative d'exploiter la crainte du bolchevisme et de sa diffusion en Allemagne dans l'hypothèse d'une paix trop dure. Les réactions britanniques et le rôle de la peur du bolchevisme dans la signature rapide de l'armistice, malgré l'hostilité de Foch, et la clause d'armistice sur le maintien des troupes allemandes à l'Est encouragent les Allemands dans ce sens. [...]
On est frappé par les illusions des responsables de la diplomatie allemande qui raisonne comme si l'Allemagne n'était pas défaite après une guerre très dure."
L'Allemagne de Weimar, 2007, p. 105.
Enfin, sur les difficultés de la SPD, alors au pouvoir, de se désolidariser de la politique menée par un régime impérial défunt afin d'obtenir un bon traité de paix :
C. Baechler a écrit :
"Pour ne pas affaiblir la position allemande sur la "paix du droit", le gouvernement Scheidemann refuse, malgré les pressions du président Ebert, d'informer l'opinion allemande sur les circonstances immédiates de la guerre, mises en évidence par la sélection de documents sur la crise de juillet 1914 par Karl Kautsky et Max Quarck à la tête d'une commission créée dès novembre 1918. Ces documents présentent l'Allemagne comme la principale responsable de la guerre. Au premier congrès SPD de l'après-guerre, à la mi-juin à Weimar, Bernstein déclare qu'il faut faire honneur à la vérité, mais Scheidemann lui réplique qu'il se fait "l'avocat du diable qui défend les impérialistes adverses".
L'Allemagne de Weimar, 2007, p. 106
L'aveuglement et le déni développés par l'élite allemande alors au pouvoir - même la SPD ! -, on peut le constater ici, sont consternants.
Personne n'ose balayer véritablement la légende du "coup de poignard dans le dos", ni la responsabilité écrasante de l'Empire allemand dans le déclenchement du conflit, au point de s'allier avec les cadres militaires et diplomatiques wilhelmiens, pour espérer une paix négociée totalement illusoire.
On en revient à se demander s'ils ne se sont pas persuadés eux-mêmes de leur propre propagande, menée au moins depuis 1914