Un régime paisible, on dirait même agréable et sympathique... Pierre Milza pour l'Histoire :
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QUEL EST LE BILAN DE LA RÉPRESSION FASCISTE ?
On comprend dès lors la faible représentativité des opposants à la dictature - qu'il s'agisse des antifascistes en exil ou des quelques milliers de militants engagés dans une résistance intérieure qui ne trouvera une audience importante qu'avec l'occupation allemande. Cette relative faiblesse est-elle le résultat du système terroriste imposé aux Italiens pendant plus de vingt ans ? La réponse allait de soi, il y a un quart de siècle, pour la gauche marxiste et marxi-sante, dominante à cette date dans le paysage historiographique italien, incapable d'admettre qu'il pût y avoir consensus, au moins passif, des masses, à l'égard d'un régime « piloté par le capital ». Une position brutalement remise en cause par Renzo De Felice qui fit scandale, il y a une vingtaine d'années, en établissant l'existence d'une adhésion à peu près unanime des Italiens au fascisme.
Soyons clair. Le régime fasciste n'a pas été tendre pour ses ennemis. Son histoire commence et s'achève par des épisodes d'une extrême violence, et la chape de plomb qui s'est abattue sur le pays à partir de 1926 est bien réelle. Au début des années 1930, lorsque se développe une agitation sporadique provoquée dans certaines villes par la hausse des prix et par la montée du chômage, on évalue à environ 20 000 par semaine les interventions policières - visites d'édifices publics et privés, perquisitions, saisies d'armes et de matériel destiné a la propagande antifasciste, etc. Du milieu de 1930 à la fin de 1934, période qui coïncide avec la phase aiguë de la grande dépression, la police politique (l'OVRA*) a procédé à près de 6 (XX) arrestations, pour la plupart des militants du PCI et du mouvement antifasciste Giustizia e Liberté.
Toutes ces arrestations ne donnaient pas lieu à un procès devant le Tribunal spécial (chargé de juger les délits contre l'État fasciste, depuis la simple manifestation d'opposition individuelle jusqu'à la tentative d'assassinat du chef du gouvernement), moins encore à une condamnation, bien que, jusqu'au début des années 1930, le nombre des prévenus politiques frappés d'une peine de prison (d'une durée moyenne d'un peu plus de cinq ans) fût resté relativement élevé : 219 en 1927, 636 en 1928, 519 en 1931. Il tombera ensuite à quelques dizaines par an, avant d'atteindre un nouveau pic à la veille de la guerre, dû à un certain réveil de l'antifascisme, en liaison avec la guerre d'Espagne, plus qu'à une aggravation de la répression.
Les très rares sentences qui furent prononcées, et exécutées, le furent à la suite d'une tentative ou d'un projet d'attentat contre Mussolini (Michèle Schirru, Angelo Sbardellotto), ou encore d'une action terroriste d'envergure (Domenico Bovone). Quant aux déportés (confinati) dans les îles ou dans des régions isolées du Mezzogiorno, leur effectif global se serait élevé, selon une statistique de décembre 1940, à 12 310 personnes : 9 806 avaient été libérées, 97 étaient décédées, 2 504 restaient privées de liberté, dont 719 « apolitiques » c'est-à-dire condamnés pour un délit de droit commun, pour leur présumée appartenance à la mafia, ou pour homosexualité.
Cela étant, le maintien officiel de l'État de droit, qui est l'une des caractéristiques du régime fasciste, ne protège pas ses adversaires supposés contre d'éventuelles représailles exécutées par des membres du parti ou de la Milice, et généralement couvertes par le pouvoir. Jamais plus ces actions punitives n'atteindront l'étendue et la violence des premières années du fascisme. Il s'agit le plus souvent de passages à tabac ou de l'administration d'huile de ricin - une invention des fascistes - à un individu isolé, ayant manifesté, par son comportement ou par ses propos, son hostilité envers le régime ou envers son chef. Témoignages divers et rapports de police révèlent néanmoins que ces règlements de comptes peuvent aboutir à des lynchages, donc à mort d'hommes. De toute manière, ils suffisent à entretenir une menace larvée de recours à la violence généralisée.
Mussolini n'est pas le dernier à jouer tactiquement du souvenir de la terreur squadriste pour décourager d'éventuels opposants.
A la fin de 1929, alors qu'il vient tout juste de s'installer au palazzo Venezia, il déclare regretter de ne pas avoir « mis au poteau » ses ennemis au lendemain de la « marche sur Rome », mais ajoute qu'il est temps encore de reprendre en main un vieil instrument : « C'est un outil, précise-t-il, qui vous était très sympathique, et peut-être avez-vous déjà compris de quoi je veux parler ? » Et la foule de scander : « Il manganello ! il manganellos !» - le gourdin qu'utilisaient les fascistes pour frapper leurs adversaires.
Certes, l'État fasciste, on le sait aujourd'hui, met en place, à partir de 1938, un véritable antisémitisme d'État (cf. encadré, p. 42). On est loin toutefois de la terreur de masse et des procédures d'élimination non seulement des opposants politiques les plus déterminés, mais de pans entiers du corps social, qui caractérisent, à la même époque, les régimes hitlérien et stalinien.
Quant à Mussolini, s'il peut se montrer inexorable quand il s'agit de faire exécuter des adversaires qui ont voulu attenter à sa vie, il n'a rien d'un tyran sanguinaire. Plus le temps passe, plus le fossé qui sépare sur ce point le Duce d'un Hitler, d'un Staline, ou même d'un Franco, tend à se creuser. Plus nombreuses sont, dans le domaine judiciaire, les interventions du chef du gouvernement visant à faire prononcer des remises de peine ou à accorder des grâces : pour la seule année 1938, plus de 500 condamnés à la réclusion ou à la déportation seront ainsi libérés.