Les généraux allemands parlent, de Basil H. Liddell Hart
Commençons par le quatrième de couverture :
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Les succès spectaculaires et la longue résistance de la Wehrmacht demeurent un mystère. Pourquoi la campagne de France fut-elle aussi facilement gagnée ? Comment la guerre à l'Est fut-elle d'abord un succès éclatant avant de s'abîmer dans l'impasse de Stalingrad ? Le débarquement pouvait-il échouer ? La contre-offensive des Ardennes avait-elle une chance de réussir ? Pour raconter autrement l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, Basil H Liddell Hart, officier et stratège hors pair, est allé à la rencontre des principaux chefs militaires allemands. Leurs témoignages sont insérés dans un récit limpide qui raconte l'ascension et la chute militaire du IIIe Reich. Derrière la personnalité omniprésente de Hitler, le lecteur verra à la manoeuvre les chefs de file, comme Rommel, Guderian et Manstein, ainsi que des généraux oubliés, comme Model ou Manteuffel. Ce livre majeur n'avait jamais été traduit dans son intégralité. Sa publication comblera tous les amateurs d'histoire militaire et de stratégie.
Le livre s’appuie sur des sources truquées par l’auteur. Le texte fourmille d’approximations, d’hypothèses non étayées, de rumeurs et de jugements arbitraires.
Une des affabulations éhontées de Liddell Hart résume bien l’invraisemblance des thèses exposées dans ce livre très étrange :
il s’en est fallu de peu que l’armée reçoive l’ordre de marcher sur Berlin (fin 1939) pour renverser Hitler au lieu de marcher sur Paris.Citer :
Voici un livre populaire dont la lecture demande un effort particulier: celui consistant à garder en tête, chaque page, chaque ligne, que tout ce que le livre raconte est faux, que les sources sont truquées, qu’on ne peut accorder aucun crédit à l’auteur.
De conversations menées juste après la guerre avec quelques généraux allemands emprisonnés, Liddell Hart fait un volume de 500 pages en ajoutant de larges sections narratives et ses propres commentaires. Le texte connaît un gros tirage, surtout son édition américaine, et marque la perception populaire de l’armée allemande. Il crée plusieurs mythes, à l’époque où les mémoires des militaires allemands commencent à être publiés.
Les premiers chapitres laissent pantois: écrits aujourd’hui, ils ne pourraient l’être que par un parti révisionniste. Laissez moi illustrer le point. A en croire Liddell Hart, les officiers allemands sont fondamentalement pacifistes, tentent par tous les moyens d’éviter la guerre. L’ensemble des généraux essaya vainement d’éviter l’entrée en guerre de l’Allemagne dans le second conflit mondial (p.24); ils ont été insensibles à la propagande nazie, ne s’occupant guère de politique et encore moins du reste du monde (p.299); et de toutes les façons, protester était futile: il se trouvait toujours un autre ambitieux pour prendre la place et approuver les plans d’attaque répétés de Hitler (p.29); mais ne nous méprenons pas, les hommes qui signent des ordres pensent souvent le contraire de ce qu’ils écrivent (p.354) et on a des raisons de croire que certains généraux s’apprêtaient à exécuter des ordres qu’ils estimaient aussi téméraires que sans espoir de réussite en ayant pour but de saboter les projets de Hitler et de hâter ainsi la fin de la guerre (p.29).
Comment quiconque a jamais pu croire cela ?
Début 1940, Liddell Hart excuse l’invasion de pays neutres et l’agressivité allemande par les menaces alliées de "commencer la guerre"’ publiquement proférées par Winston Churchill. Pour lui, Hitler n’était plus maître des circonstances; la guerre elle-même, par sa vitesse acquise, commandait les événements (p.65). Personne n’est donc coupable... Ou alors, les alliés: En janvier 1940 la tension augmenta après le vibrant appel de Winston Churchill aux nations neutres, les engageant à se joindre à la lutte contre Hitler (p.66), où un discours a plus d’importance que des mouvements troupes. Et Liddell Hart enchaîne avec une étrange logique: comme les anglais n’ont pas hésité à violer la neutralité norvégienne pour délivrer des prisonniers, ils seront encore plus décidé à le faire pour couper le ravitaillement en fer (p.66). Tout d’un coup, qui peut le moins peut le plus...
Je peux reprendre chaque page, littéralement.
L’auteur a donc une vue très personnelle des événements et il ne faut pas s’attendre qu’il s’embarrasse de rigueur. Le texte fourmille d’approximations, d’hypothèses non étayées, de jugements arbitraires. A ce niveau, il n’est même plus la peine de demander, par exemple, la liste des généraux que Liddell Hart a rencontrés, pour ne pas parler d’indices méthodologiques sur les questions posées, des thèmes retenus lors de rencontres, voire - soyons fous - le verbatim des entretiens ou les références des documents mentionnés. Nous sommes ici dans un volume de pop history, sur lequel aucune recherche ne peut s’appuyer. Dans cet ouvrage, même les citations d’entretiens sont floues, des ’documents’ sont invoqués sans qu’il soit jamais précisés lesquels, les rumeurs sont prises pour argent comptant quand elles ne sont pas carrément lancées.
Et on relit en se tordant de rire la préface de l’ouvrage: Mon ouvrage présente l’essence (des entretiens) de la manière la plus objective possible, et présenter ce matériel de manière brute, par une interminable série de questions est de réponses aurait eu pour effet (...) d’embrouiller le lecteur
Car, en plus d’une empathie prononcée pour ses témoins, Liddell Hart a un but personnel: établir la légende comme quoi lui-même fut un précurseur de la doctrine blindée mise en oeuvre par les allemands. Il ne rate aucune occasion de souligner qu’il avait déjà pensé à tout dans ses articles et recommandations d’avant-guerre. Il se complait à noter toute allusion des généraux sur ce qu’ils doivent à la pensée militaire britannique (p.90) et boit les paroles de Guderian quand celui s’affirme un simple disciple (p.90). Il y a là une lecture comique de Liddell Hart. Car au-delà de la simple politesse conduisant un prisonnier à flatter son interlocuteur, on sait maintenant que les thèses de Liddell Hart n’ont rien anticipé de la blitzkrieg: Liddell Hart préconisait l’approche indirecte, cad une stratégie à l’opposée de l’offensive brutale et concentrée. Pire: Liddell Hart a sollicité ses interlocuteurs, comme Guderian, pour qu’ils aient la gentillesse de mentionner son nom dans les traductions anglaises de leurs mémoires...
Une fois cela dit, et si l’on parvient à surmonter la colère devant un tel torchon, qu’en retire-t-on? D’abord un exposé des mythes et justifications des militaires allemands. Avec insistance sont soulignées toutes les erreurs d’Hitler. Liddell Hart en est réduit à des contorsions, parfois, quand il se trouve que les militaires ont tort et Hitler raison - typiquement sur l’ordre ’pas un pas en arrière’ devant Moscou en décembre 41 -, ou encore pour ne pas blâmer son interlocuteur favori, Rundstedt - ainsi la discussion sur l’arrêt de Dunkerque est-elle embrouillée pour mouiller Rundstedt le moins possible. Mais si on reprend le texte point à point, on a une large liste des ’erreurs d’Hitler’. Le lecteur éduqué peut alors déterminer lesquelles ont été confirmées depuis, lesquelles tiennent du mythe. Pour comprendre la façon dont l’histoire s’est écrite, cela peut servir.
De même, les propos des généraux sur leurs échecs construisent un ’mur des excuses’ intéressant à recomposer. La seule chose qui n’est jamais mentionnée est que les armées ont été battues par plus fortes qu’elles, que les militaires n’étaient pas au niveau, et surtout en URSS. Par contre, quand on ne met pas tout sur le dos d’Hitler, on blâme le fait d’avoir été prévenu trop tard du plan (tout en ayant évoqué qu’il était préparé dès l’été 1940...), l’état des routes en URSS (mais pas pour se plaindre de l’insuffisance des services de renseignement et de logistique), la tactique russe consistant à se dérober plutôt que combattre (tout en étant fier d’avoir encerclé des armées entières), les conflits de commandements (mais en aucun cas la résistance des troupes russes ou leurs contre-attaques) etc. Et aussi, Liddell Hart laisse un long développement à l’idée de la défense élastique, chère à Manstein, pour faire comprendre que cette technique aurait pu stopper les soviétiques. Il boit les paroles de Heinrici disant - tenez-vous bien - qu’il n’a pas subit une seule défaite pendant les 3 années de guerre défensive dont les plans appliquaient ces méthodes. De nouveau, le mythe.
Enfin, à mesure que l’on avance dans l’ouvrage, l’espace laissé aux témoignages augmente par rapport à celui que Liddell Hart prend pour noter ses commentaires et appréciations. Le court chapitre sur l’Armée Rouge est même bon: on y lit, et de façon plutôt pertinente pour 1948, une perspective sur les soviétiques, par exemple sur le choix d’avoir standardisé l’armement, et sur la capacité du commandement à monter en compétence à mesure des campagnes. Les lacunes et les erreurs sont intéressantes en elles-mêmes, par exemple le fait que les généraux allemands ne sont pas capables de citer plus de 2 généraux russes: ils ignorent largement comment fonctionne leur ennemi. Le dernier tiers du livre, malgré des lacunes béantes, est moins insupportable que le reste.
Au final, je ne peux recommander à quiconque de lire Liddell Hart, ne serait-ce que parce que vous devez nettoyer votre cerveau après l’avoir lu. Pour l’historiographie, ce texte reste, malheureusement, important.
Source :
mapiledelivres.org http://www.mapiledelivres.org/dotclear/ ... ddell-Hart