Elviktor a écrit :
Tous les historiens sont d'accord pour reconnaitre que l'intervention allemande dans les Balkans, en obligeant l'OKH à retarder le lancement de l'opération Barbarossa a eu des répercussions cruciales sur la conduite de la guerre à l'Est, et l'échec de la whermacht à remporter la victoire en Russie en une campagne pouvant y trouver pour une grande part sa source.
S'il serait plus que téméraire de nier un impact des opérations dans les Balkans sur "Barbarossa", je pense que plusieurs historiens, et les faits d'eux-mêmes quand on se donne la peine de les collationner et de les mettre en perspective, pointent que cet impact est à nuancer, et en tout cas est bien moindre que ce qu'on veut bien en dire en le répétant comme une vérité depuis les années 1950.
Mais tout d'abord, une correction factuelle :
- la 12. Armee opère avec trois corps d'armée, et non six : XXXX. Armeekorps (motorisiert), XVIII. Gebirgskorps, XXX. Armeekorps (pour un total de deux divisions blindées, deux divisions de montagne et quatre divisions d'infanterie). Les XI. et L. Armeekorps, en réserve d'armée, restent en Bulgarie et ne sont pas engagés dans la campagne, et il n'y a pas de sixième corps (peut-être sont-ce les divisions de la Deutsche Heeresmission in Rumänien que vous considérez là, mais elles restent en Roumanie et ne sont pas engagées non plus) ;
- la Panzergruppe 1 comprend, le 6 avril 1941, deux corps motorisés totalisant deux divisions blindées, une division motorisée SS, une division d'infanterie et deux divisions de montagne (et non une seule) ;
- la 2. Armee opère avec trois corps d'armée (XXXXVI. Armeekorps (motorisiert), XXXXIX. Gebirgskorps et LI. Armeekorps - encore ce dernier n'est-il rassemblé dans sa zone de déploiement opérationnel que le 10 avril, et sa 101. Leichte Division complète que vers le 15) et non quatre (le LII. Armeekorps n'étant pas engagé dans l'opération puisqu'il ne se déploie en Autriche méridionale qu'entre le 16 et le 18 avril, seule la 79. Infanterie Division étant partiellement déployée au sein du XXXXIX. Gebirgskorps à compter du 12 avril).
On en arrive à un total nettement inférieur à celui par vous donné, qui rejoint les chiffres que j'ai donnés plus haut.
En ce qui concerne l'impact sur "Barbarossa", quelques points méritent d'être mis en exergue :
1) la directive n°21 du 18 décembre 1940 n'établit pas de date pour le déclenchement de l'offensive. Elle dit juste que "Les préparatifs qui nécessitent un temps de préparation plus long seront, dans la mesure où ils ne sont pas encore engagés, immédiatement commencés, et devront être terminés au plus tard le 15 mai 1941" ("
Vorbereitungen, die eine längere Anlaufzeit benötigen, sind - soweit noch nicht geschehen - schon jetzt in Angriff zu nehmen und bis zu 15.5.1941 abzuschliessen"). En gros, les préparatifs les plus lourds (pour la grande majorité des unités concernées : mise en place sur leur zone de déploiement opérationnel, constitution des stocks logistiques, mise en condition opérationnelle des unités de premier échelon, reconnaissances des axes de pénétration et de la première série d'objectifs tactiques) doivent avoir été menés pour le 15 mai 1941. Cela sous-entend que d'autres doivent encore avoir lieu, et donc en rien que "Barbarossa" devait être déclenchée le 15 mai 1941 ;
2) les Allemands ont pris le parti de ne concentrer le gros des unités mécanisées qu'au dernier moment. Leur présence massive le long des frontières orientales du Reich ou de ses dépendances ne saurait manquer d'indiquer clairement aux Soviétiques l'imminence de l'attaque, ce qu'ils veulent retarder à tout prix. Il est donc vraisemblable qu'ils estiment ab initio que la mise en place de la majorité de leur force de frappe blindée doive être postérieure au 15 mai 1941. Ainsi, Halder estime que la constitution de la force "Barbarossa" doit s'effectuer selon le calendrier suivant :
- Janvier-mars 1941 : neuf divisions ;
- Mars à début avril 1941 : 18 divisions ;
- 8 avril au 20 mai 1941 : 17 divisions ;
- 23 mai au 2 juin 1941 : neuf divisions ;
- 3 au 23 juin 1941 : 24 divisions (douze blindées et douze motorisées).
Il en rend compte dans son journal le 30 avril 1941 (ce qui sous-entend qu'à ce moment, une quarantaine de divisions ont rejoint la trentaine de divisions déjà déployées sur les frontières orientales en deux vagues antérieures, juillet-août 1940 et septembre-octobre 1940, et qu'entre 60 et 70 grandes unités sont déjà en place peu ou prou au déclenchement de "Marita"/"25", ce qui représente plus de la moitié de leur nombre au 22 juin 1941). On voit bien que les forces mécanisées doivent être concentrées en dernier (même si au moins une des chiffres d'Halder semble inexact puisque du 3 au 23 juin, ce sont dix divisions blindées et six motorisées qui se concentrent, et non douze et douze respectivement).
Notez bien que s'il est extrêmement précis le 30 avril 1941, il n'y a pas lieu de douter que "l'ordre de déploiement" (Aufmarschanweisung) pour "Barbarossa" du 3 février 1941 a été significativement altéré entre février et avril, puisque seules certaines grandes unités de la 2. Armee, au plus dix divisions, ont été redéployées en urgence pour traiter le problème yougoslave à compter de la fin mars 1941.
3) quelles sont les unités concernées par le "Barbarossatag" (qui entrent en action le 22 juin 1941) et qui sont engagées en Yougoslavie et en Grèce :
- Yougoslavie : 8., 11. et 14. Panzer Divisionen, 16. Infanterie Division (motorisiert), SS-Division "Reich", 1. et 4. Gebirgs Divisionen, 101. Leichte Division. Les trois divisions blindées rejoignent respectivement vers le 16 juin (Prusse-orientale), entre le 8 et le 15 juin (Pologne méridionale), à compter du 6 juin (Pologne méridionale) ; les deux divisions motorisées du 28 au 30 avril (Pologne méridionale) et du 11 au 17 juin (Pologne centrale) ; les deux divisions de montagne entre le 14 et le 16 juin (Pologne méridionale) ; la division légère dans la dernière décade de mai 1941. Les 132. et 183. Infanterie Divisionen sont insérées dans le dispositif offensif dans la dernière semaine de juin 1941 ou la première de juillet, la 294. Infanterie Division en août.
L'exemple de la 16. Infanterie Division (motorisiert) montre qu'il est physiquement possible de redéployer une grande unité en quinze jours de Yougoslavie en Pologne méridionale.
- Grèce : 9. Panzer Division, 50. et 72. Infanterie Divisionen. La 9. Panzer Division quitte la Grèce début mai pour l'Allemagne, et est redéployée en Pologne méridionale vraisemblablement en juin. La 72. Infanterie Division est redéployée en Roumanie dès la mi-mai, la 50. l'est à compter du 16 mai. La 73. Infanterie Division est insérée dans le dispositif offensif début juillet 1941.
L'exemple des 50. et 72. Infanterie Divisionen est également emblématique : engagées durement dans les combats pour la ligne "Metaxas" en Thrace, elles sont redéployées dans leur zone de déploiement opérationnel pour "Barbarossa" à peine un mois après la fin de leur engagement et un bon mois avant le déclenchement de "Barbarossa".
- Total : quatre divisions blindées, deux divisions motorisées, deux divisions de montagne, une légère et deux d'infanterie, qui seront toutes en place le 22 juin 1941.
Vu le volume (onze divisions représentant au pire 9% du potentiel offensif allemand le 22 juin 1941), je pense qu'on peut tomber d'accord sur le fait que cela n'a pas eu d'incidences importantes sur "Barbarossa".
Plus pervers, le fait que la conquête de la Yougoslavie et de la Crète oblige à maintenir des troupes d'occupation immobilise un certain nombre de grandes unités (en particulier la 5. Gebirgs Division et la 164. Infanterie Division), mais ça c'est le prix à payer pour sécuriser son flanc balkanique avant de se lancer à la gorge des Soviétiques - l'inverse est absolument impensable, avec une force britannique qui pourrait déboucher depuis la Grèce et rééditer la manoeuvre de l'Armée d'Orient en septembre 1918.
Encore plus pervers, l'affaiblissement de certaines unités "stratégiques" consécutivement à cette double campagne : les 2. et 5. Panzer Divisionen, la 7. Flieger Division. Elles auraient été des plus utiles en ligne dès le 22 juin 1941, mais a) leur volume est tout de même très réduit, donc il ne faut pas en exagérer l'importance ; b) les deux premières seront insérées en septembre 1941 et ce sont en partie elles qui permettront de relancer l'offensive, en l'occurrence "Taifun" : deux divisions blindées fraîches ne sont pas du luxe au début de l'automne 1941.
Ma conclusion sur le sujet, qui vaut ce qu'elle vaut : les effectifs concernés par "25", "Marita"
et "Barbarossa" sont quasiment échantillonnaires (9% au plus, je le répète), et l'impact de cette double campagne sur la génération de forces de "Barbarossa" est donc minime. Outre le faible volume de forces concerné, la majeure partie des grandes unités impliquées (onze sur 18) est en ligne le 22 juin 1941, et plusieurs de ces onze grandes unités auraient même pu être engagées dès la fin mai 1941 (à défaut d'une analyse plus poussée, je dirais au moins quatre, vraisemblablement cinq et potentiellement la quasi-totalité car rien ne prouve que c'est par manque de temps ou de moyens que les autres n'ont pas été redéployées plus tôt).
Le seul impact notable qui puisse être relevé, en fait, concerne les divisions blindées : six des 19 présentes sur le continent européen sont engagées dans "Marita" et "25", ce qui est loin d'être anecdotique. Cependant, les divisions qui opèrent contre la Yougoslavie (8., 11. et 14. Panzer Divisionen) n'ont que des pertes (y compris matérielles) minimales*, et la 9. n'est finalement que relativement peu engagée (du 6 au 19 avril 1941).
Le seul impact important porte donc, finalement, sur les 2.** et 5. Panzer Divisionen, ainsi que sur la 7. Flieger Division ("Merkür"). Il est vrai que ces trois divisions auraient pu avoir un impact non négligeable sur les opérations offensives contre les Soviétiques dès le 22 juin 1941. Cependant, le succès ou l'échec allemand n'ont pas tenu à la présence de trois divisions, fussent-elles mécanisées ou parachutistes, lors de la bataille aux frontières. C'est en novembre 1941 qu'il leur a manqué deux divisions blindées, et à ce moment-là, ces deux divisions avaient déjà rejoint le front oriental et permis de relancer l'offensive dans le secteur central. A ce titre, la diversion africaine me paraît tout autant problématique, voire plus (elle concerne trois divisions dont deux blindées et une motorisée en novembre 1941).
Donc, désolé d'être en désaccord avec "tous les historiens", mais non, "25" et "Marita" n'ont eu que peu de conséquences négatives sur "Barbarossa", très à la marge. Et les pertes capacitaires subies - très limitées par rapport au volume engagé le 22 juin 1941 - sont largement contrebalancées par le fait que la sécurisation du flanc balkanique était un impératif absolu.
Surtout, pour en revenir à la discussion initiale où il n'était pas question de "Marita" mais uniquement de "25" (les opérations contre la Yougoslavie), la neutralisation des Yougoslaves, réalisée en onze jours au prix de pertes incroyablement faibles (558 tués, blessés et disparus !), ne peut absolument pas être considérée comme ayant entraîné l'échec de "Barbarossa".
Sur ce sujet de l'échec de "Barbarossa" de toute manière, je préfère largement mettre en avant la faillite de la planification allemande, qui n'a pas su prendre en compte deux aspects pourtant décisifs : a) la capacité soviétique à la génération "spontanée" de forces ; b) l'incohérence entre le cadre spatial de l'opération, qui est une contrainte car imposée par la nature, et le cadre temporel, qui est un impératif fixé par le commandement allemand, et qui s'est révélé beaucoup trop étroit et exigeant. Au final, les Allemands vont se retrouver avec une chute progressive de leur potentiel qu'ils auront les plus grandes difficultés à maintenir, avant finalement qu'il ne s'effondre en les privant de l'initiative opérationnelle puisque celui des Soviétiques réussira, aussi incroyable que cela paraisse au vu des pertes enregistrées, à augmenter dans des proportions significatives. Et surtout, ils se retrouveront dans l'incapacité de donner du rythme dans des espaces aussi immenses.
On peut ajouter aussi le fait que la planification allemande partait de la présupposition que les Soviétiques se battraient ferme à l'ouest de la la ligne d'arrêt Dvina-Dniepr, qu'ils y seraient encerclés et détruits, laissant l'Ostheer libre de faire ce que bon lui semble. Cette présupposition s'est avérée erronée, puisque seule la bataille d'encerclement de Bialystok-Minsk (420 000 prisonniers tout de même), de manière collatérale celle de Smolensk (300 000 prisonniers) concrétisera cet espoir, déçu tant sur l'aile septentrionale (la Panzergruppe 4 fait sauter la ligne de la Dvina en trois jours, mais ne réalise aucun encerclement significatif) que sur l'aile méridionale (la Panzergruppe 1 est confrontée à une bataille frontale avec la majeure partie des corps mécanisés soviétiques - bataille de Brody-Dubno - et ne réussira que partiellement à réussir une "Kesselschlacht" à Ouman - 203 000 prisonniers tout de même - entre le 15 juillet et le 8 août 1941).
Bref, il y a assez à trouver pour expliquer les échecs allemands dans leur planification partiellement défaillante pour que "25" et "Marita" soient incriminées à tous crins. Je trouve en définitive ça très surfait comme explication. J'espère vous en avoir convaincu.
* La 8. Panzer Division comprend ainsi le 22 juin 1941 212 chars, la 9. en a 143, la 11. aussi, la 14. en dispose de 147 ; alors que les divisions qui n'ont pas participé à "25" ou à "Marita" possèdent entre 145 et 265 chars. Elles sont donc dans la fourchette basse, mais sans que ce soit rédhibitoire. La 2. Panzer Division en revanche n'en a aucun (cf. ci-dessous), et la 5. Panzer Division n'en compte que 23.
** Et encore la 2. Panzer Division n'a-t-elle subi au combat que des pertes minimes. C'est le torpillage des deux transports qui devaient acheminer une partie de son matériel à Brindisi, dans la nuit du 20 au 21 mai 1941, qui réduit considérablement son potentiel avec la perte d'un seul coup de 122 chars ! Mais il faut bien entendu considérer cela comme une conséquence de son engagement dans les Balkans.
CNE EMB