Oui, il n'y avait au 10 mai 1940 que quinze divisions en Prusse-orientale et en Pologne occupée (206., 209., 213., 228., 231. et 311. Infanterie Divisionen de la 3. Welle, 351., 358., 365., 372., 379., 386., 393., 395. et 399. Landesschützen Divisionen de la 9. Welle), plus les unités de remplacement des régions militaires (Divisionen Nr.141 et Nr.151 en Prusse-orientale dans le Wehrkreis I ; Division Nr.166 à Bromberg dans le Wehrkreis XX, Division Nr.182 à Lodz dans le Wehrkreis XXI) et des commandements administratifs d'unités territoriales (Divisionskommando zbV 425). Toutes ces unités sont de valeur médiocre à très médiocre, et la situation empire avec la ponction des meilleures d'entre elles avant la fin du mois de mai (les 206. et 213. Infanterie Divisionen auront été déployées à l'ouest avant le 31 mai) malgré des mesures correctives destinées à "muscler" la présence allemande (création des Kommandeure der Ersatztruppen 100, 200, 300 et 400 entre la fin mai et le 4 juin 1940)*.
En réalité, le constat est clair : les Allemands sont alors incapables de s'opposer à une attaque soviétique, fut-elle aussi mal menée que celles que l'Armée rouge a lancé en Pologne le 17 septembre 1939 ou en Finlande entre novembre 1939 et mars 1940. Ils ont donc fait le pari - gagnant - que les Soviétiques resteraient au pire neutres, au mieux favorables. Et ont donc dégarni leurs frontières orientales au maximum, n'y laissant que des divisions de troisième rang pour mener leur politique de pacification plus que pour dissuader une attaque soviétique qu'ils ne craignaient pas. Pour souligner cette posture, à titre de comparaison, ils attaquent la Pologne avec 65 divisions, et en laissent 42 sur leurs frontières occidentales le 1er septembre 1939. Le 10 mai 1940, ils attaquent avec 138 divisions à l'ouest et n'en laissent guère qu'une quinzaine à l'est dans le même temps. En plus, sur les 138 divisions mentionnées, seules 93 sont réellement engagées avant la fin juin 1940. Les Allemands auraient donc pu maintenir une force bien plus conséquente à l'est au vu de la rapidité de la campagne à l'ouest.
Conclusion numéro 1 : les Allemands ont prévu des contingences qui ne se sont pas manifestées pendant la campagne à l'ouest. Par rapport à leur planification initiale, il y a tout lieu de penser qu'ils ont été surpris par la rapidité et l'ampleur de leur victoire à l'ouest. Ils conservaient encore 45 divisions prêtes à l'engagement à brève échéance si nécessaire, et encore sur les 93 engagées une partie non négligeable n'a "donné" que de manière marginale. Ils ont donc fait un effort maximum à l'ouest en abandonnant volontairement toute idée de se défendre à l'est, mais au vu des évènements et du rythme de leurs opérations, un autre choix aurait été possible. Par prudence, parce qu'ils n'étaient pas absolument certains à tous les niveaux d'une victoire-éclair à l'ouest, et aussi parce qu'ils étaient entièrement convaincus de la sûreté de leur dispositif à l'est, ils ne l'ont pas fait. Conclusion numéro 2 : à aucun moment les Allemands n'ont envisagé une attaque soviétique sur leurs arrières orientaux dégarnis, à tel point qu'ils ont fait dessus une impasse stratégique complète. Certes, le chef d'état-major de l'Oberbefehlshaber "Ost", le Generalmajor Hollidt, prépare un plan en cas d'agression soviétique à l'automne 1939 ou au cours de l'hiver 1939-1940 (intitulé "Sûreté à l'est contre la Russie pendant la poursuite de la guerre à l'ouest", Sicherung im Osten gegen Ruβland bei Fortdauer des Krieges im Westen - Hollidt tient ce poste du 23 octobre 1939 au 15 mai 1940, mais j'ai tout lieu de penser que son plan est développé avant avril 1940), mais a) il était consubstantiel de sa fonction que l'OB "Ost" planifie de telles hypothèses, même si elles avaient bien peu de probabilités d'advenir ; b) il n'y a rien qui permet de penser que cette hypothèse ait été envisagée sérieusement au plus haut niveau de l'armée allemande, encore moins au niveau de la décision politique (Hitler, pour être parfaitement clair). Et les faits ont donné raison à cette analyse. Conclusion numéro 3 : Manstein parle d'un sujet qui n'a été de son niveau que jusqu'au 20 octobre 1939 (à cette date, la Heeresgruppe "A", dont il était le chef d'état-major, quitte la Pologne où elle assumait le rôle d'Oberbefehlshaber "Ost", pour le front occidental, et Manstein n'a plus aucune raison professionnelle de s'inquiéter de ces arrières orientaux), et en parle sans mettre en perspective les enjeux, les signes, les tendances, bref, sans prendre en compte le contexte géopolitique créé par le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 (et les protocoles additionnels du 28 septembre 1939). Hitler savait parfaitement ce qu'il faisait en mettant une priorité absolue sur le front occidental dès octobre 1939, le risque stratégique pris était absolument mineur au vu des certitudes acquises et Manstein a l'air de l'oublier afin de justifier la posture d'après-guerre qui a été celle de la grande majorité de la Generalität ("Hitler a fait n'importe quoi malgré nos conseils de modération, nous on n'a jamais voulu cela !", cf. le cas d'école de Les généraux allemands parlent qui est un exemple parfait de désinformation, diffusant une image complètement déformée de la réalité dont Manstein est un ardent promoteur...).
J'aurais une vision différente si la campagne à l'ouest n'avait pas duré six semaines mais six mois. Mais voilà, le pari pris a été largement remporté, validant du même coup le "coup de poker" d'Hitler (mais en est-ce un ?).
Je doute que Manstein ait été jusqu'à compter le nombre de divisions présentes en Pologne en mai 1940, ce qui m'amène 1) à douter de la validité de ses mémoires dès lors qu'il "refait le match" ; 2) à penser que quoi qu'il en soit son analyse est partielle et partiale, et à ne prendre qu'avec des pincettes au-delà des quelques éléments factuels qu'il y égrène (à titre d'exemple, l'utilisation de sa 11. Armee vers Leningrad à la fin de l'été et à l'automne 1942 est si peu documentée que c'est un plaisir que de lire quelques paragraphes bien informés sur le sujet)...
* Oui, je sais, c'est fastidieux, mais que voulez-vous ? C'est ainsi qu'on valide ou invalide le jugement a posteriori d'une dramatis personae - ici somme toute secondaire. Par des faits.
CNE EMB
_________________ "Sicut Aquila"/"Ils s'instruisent pour vaincre"/"Par l'exemple, le coeur et la raison"/"Labor Omnia Vincit"/"Ensemble en paix comme au combat"/"Si Vis Pacem Para Bellum"/"Passe toujours !"
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