Je viens de terminer la lecture du roman de Weiss, "Le témoin oculaire". Excellent roman, il est injuste que Weiss, ami de Kafka, de Thomas Mann et de Stefan Zweig, et comme eux écrivain connu de son époque, ait été assez oublié, car il a un réel talent littéraire.
Et lui, à la différence de Binion, ne manie pas la théorie psychanalytique comme un marteau-pilon, non seulement il a des connaissances étendues en matière de psychanalyse, d'hystérie et d'hypnothérapie mais le décodage psychanalytique qu'il fait de l'ascension d'Hitler et de la subjugation subséquente du peuple allemand est pénétrant, subtil et pétri d'intelligence, même si l'on peut ne pas adhérer à toutes les thèses qu'il avance.
Je viens de terminer également « The Man Who Invented Hitler », de David Lewis. Nettement moins intéressant, des retours en arrière inutiles sur des épisodes ultra-connus de la biographie d’Hitler étirés en paraphrases interminables, le tout écrit dans un style journalistique donnant un tour romanesque, et donc décrédibilisant , à ce qu’il raconte. Et finalement une démonstration boiteuse et peu convaincante qui renforce mon scepticisme.
Donc, je rappelle la genèse de cette histoire : jusque vers les années 70, personne ne spécule sur ce qui s’est passé à Pasewalk, personne, sauf quelques individus directement intéressés, ne sait qui y a traité Hitler.
Dans MK, Hitler parle de ce séjour dans un hôpital à la fin de la guerre suite à une exposition au gaz moutarde qui lui a brûlé les yeux. Il évoque une période où il a eu des visions, où des voix l’ont assuré qu’il avait une mission à remplir, celle de sauver l’Allemagne des juifs et de leurs alliés, et où s’est cristallisée sa vocation politique. Il ne dit pas y avoir été soigné par un psychiatre, et il présente sa cécité temporaire comme due à une atteinte physique.
En 1963, le roman de Weiss, « Le témoin oculaire », dont le manuscrit avait disparu pendant plus de 20 ans, est enfin publié, sans attirer beaucoup d’attention, mais en 1972/1973, un nouvel élément intervient qui créée un intérêt pour cet ouvrage: un document de la US Naval Intelligence est déclassifié et diffusé, il s’agit de l’ interrogatoire d’un certain docteur Kroner, réfugié juif allemand, effectué en 1943 à Reykjavik par un officier de l’OSS (ancêtre de la CIA) , dans lequel Kroner fournit un certain nombre d’informations importantes : que Hitler à été soigné à l’hôpital de Pasewalk par le docteur Forster, neurologue, suite à son gazage et à la cécité dont il souffrait. Le docteur Forster l’aurait diagnostiqué comme « psychopathe à symptômes hystériques » et le suicide de celui-ci, survenu en 33 alors qu’il était directeur de la faculté de médecine de l’Université de Greifwald, aurait été en fait un assassinat commis par les nazis parce qu’il aurait diagnostiqué Hitler comme psychopathe . Ci-dessous le texte de ce rapport :
http://www.dredmundforster.info/karl-kr ... ss-officer Enfin et surtout, en 1975, Binion, recueille des confidences d’un ami de Weiss, Walter Mehring, qui affirme que lui et d’autres exilés allemands (Alfred Döblin, auteur de « Berlin Alexanderplatz», Joseph Roth et Leopold Schwartzschild) auraient présenté Forster à Weiss lors d’un voyage que Forster aurait fait à Paris en 33, et que Forster aurait remis à Schwartzschild, directeur du journal ‘Dans Neue Tagebuch » , journal des exilés allemands à Paris, le dossier médical d’Hitler qu’il aurait gardé chez lui depuis 1918. Schwartzschild, craignant la répression nazie s’il publiait ce document, le remit alors à Weiss, et celui-ci s’en serait inspiré directement pour son roman.
Le roman de Weiss, à la suite de ces révélations, est alors présenté par certains (Binion, professeur d’histoire, Lewis, neuropsychologue et Hartmann ) comme étant , pour le chapitre se déroulant à l’hôpital de « P. »., un récit exact de ce qui s’est passé au véritable hôpital de Pasewalk, car basé sur ce dossier médical.
Et l’histoire s’enrichit de nouveaux détails et s’embellit à mesure qu’elle se propage : pour Lewis par exemple, un élément nouveau s’y ajoute : Hitler aurait subi une métamorphose totale à Pasewalk, passant du raté solitaire au leader politique charismatique, et cela serait du au traitement mis en œuvre par le docteur Forster, traitement qu’il prétend à base de suggestion hypnotique inspiré par les méthodes psychanalytiques, tout comme dans le roman. Et Forster serait donc, selon le titre sensationnaliste du livre de Lewis, « l’homme qui a inventé Hitler »
C’est donc essentiellement sur le témoignage de Mehring que cette histoire repose, le témoignage de Kroner recueuilli par l’US Naval Intelligence ne précisant, pour ce qui s’est déroulé à Pasewalk, que le nom du médecin traitant d’Hitler et sa spécialité, ainsi que son diagnostic.
J'ai déjà souligné certaines des objections majeures auxquelles se heurte cette thèse de Binion, Lewis & co :
- le vrai docteur Forster n'utilisait pas l'hypnose avec ses autres patients, 'il n'était pas un disciple de Freud et employait, pour faire repartir au front les soldats traumatisés, des méthodes autrement plus brutales et primitives que la psychanalyse.
- le docteur Forster, ayant quitté l’hôpital de Pasewalk peu après la guerre (et celui-ci ayant d’ailleurs été rapidement fermé) , n’avait aucune raison d’avoir, avant d’en partir, copié le dossier d’un parfait anonyme, un simple caporal parmi les nombreux soldats traumatisés qui lui étaient passés entre les mains.
D’ autres objections font apparaître cette thèse comme douteuse ; en voici quelques-unes :
- Mehring situe le contactWeiss/Forster à l'été 33, or il semble qu'en 33, et d’après sa correspondance, Weiss avait du rentrer à Prague et y rester de longs mois pour soigner sa mère très malade—il ne quittera Prague qu’après sa mort.
Et surtout, seul Mehring a rapporté ce contact Weiss-Forster, aucun des autres amis soi-disant impliqués dans cette rencontre—Döblin, Schwartzschild et Roth-- ne l'ont jamais mentionné à quiconque, et pourtant Schwartzschild a survécu une quinzaine d'années à Weiss ;
plus surprenant encore, Weiss entretenait avec des amis intellectuels allemands
en exil une correspondance importante et fréquente--certains d'entre eux d'ailleurs l'aidaient financièrement. Et pourtant, dans aucune des lettres qu’il leur écrit il ne parle de cette
rencontre avec le médecin d'Hitler, ni de remise du dossier médical, ce qui aurait pourtant été un scoop énorme dans le milieu des exilés allemands antinazis en 1933.
Mehring est donc la seule source de cette histoire de remise de dossier médical; ni Weiss, ni Forster, ni aucun des amis ayant soi-disant assisté à cette rencontre n'ont
jamais mentionné un tel événement à quiconque.
Comme indiqué plus haut, dans sa description de AH, Weiss s'est beaucoup inspiré des biographies de l'exilé allemand Konrad Heiden--dont il fit la connaissance à
Paris-- et de Rudolf Olden. Et bien entendu de MK.
Il est également important de savoir que le manuscrit définitif du roman de Weiss a été perdu (c'est cette version qu'il avait envoyée, sur recommandation de Stefan Zweig et dans l'espoir d'obtenir un prix littéraire, à l’American Guild for German Cultural Freedom, qui lui versait déjà une petite allocation).
Personne même ne sait ( d'après l'Introduction ) d'où a ressurgi le manuscrit qui
a été mis en circulation en 1951 par l'agent littéraire américain Paul Gordon et présenté à plusieurs éditeurs européens. On sait par leur (importante) correspondance que Weiss a
soumis le manuscrit définitif à Stefan Zweig, sans mentionner à lui plus qu’à aucun autre une quelconque histoire de dossier médical.
En conclusion provisoire, et pour mettre en évidence le fait que la thèse de Mr Delpla est loin de faire l’unanimité parmi les historiens et critiques de l’œuvre de Weiss, je cite un extrait de l'excellente introduction à la traduction française du roman:
"il convient peut être d'accueillir avec prudence les indications que Walter Mehring donne de l'origine du roman. Il est difficile de comprendre les raisons qui auraient pu
pousser le docteur Forster, psychiatre qui aurait soigné Hitler à Pasewalk, à conserver le dossier d'un caporal insignifiant. ...Si sa cécité est attestée par "Mein Kampf",
rien n'indique qu'elle ait pu être d'origine hystérique... Enfin, il est surprenant que Weiss lui-même n'ait jamais ébruité cette fantastique histoire de rencontre avec le
médecin d'Hitler, qu'on n'en trouve aucune mention dans sa correspondance (ni de dossier remis par des exilés allemands), pas même dans ses lettres à Stefan Zweig".
Et en effet, comme le souligne aussi cette introduction, il est peu crédible qu'un exilé juif antinazi veuille à tout prix ne pas divulguer des informations
compromettantes sur Hitler pour respecter le secret médical.
"Fantastique histoire", c'est le mot.
Pourquoi Mehring aurait-il inventé cette histoire de dossier médical ? Ca n’est qu’une hypothèse , mais avant la guerre, dans le milieu des exilés allemands juifs et/ou antinazis, de nombreuses rumeurs très péjoratives circulaient sur Hitler, la plupart totalement ou partiellement calomnieuses. Le but de ces rumeurs étant évidemment de présenter Hitler comme un monstre, un fou, un malade, un pervers sexuel, etc aux yeux des opinions publiques occidentales.
Comment mieux étayer une rumeur comme quoi Hitler serait un dangereux malade mental qu’en affirmant qu’il avait fait un séjour dans un hôpital à la fin de la guerre, non pas pour une atteinte physique (une cécité due au gaz moutarde) mais pour une « cécité hystérique » (diagnostic que ne poserait plus un psychiatre moderne) , et qu’il avait été officiellement diagnostiqué comme « psychopathe à symptômes hystériques » (c'est-à-dire « à mi chemin entre la santé mentale et la folie », comme le dit le rapport du US Naval Intelligence Service) par un neuropsychiatre éminent, le docteur Forster?
Et qu’on en avait même la preuve écrite, Forster ayant conservé par devers lui pendant plus de 15 ans le rapport médical de ce patient, et qu’il aurait remis ce rapport à d’autres exilés allemands antinazis qui l’auraient remis à Weiss, qui l’aurait utilisé dans son roman…
On remarque d’abord un côté « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours » dans ce récit, qui est une caractéristique typique du processus de propagation des rumeurs.
Deusio, les déclarations qui « valident » l’histoire Forster/Weiss émanent toutes d’exilés allemands antinazis (Mehring, Kroner). J’ai souligné que Kroner a fait les déclarations en question en 43, aux autorités militaires américaines, dont il attendait un visa pour pouvoir émigrer aux Etats-Unis.
Il est très probable que Weiss, exilé allemand antinazi et qui fréquentait les milieux d’exilés allemands antinazis à Paris, était au courant des multiples rumeurs qui circulaient sur Hitler dans ces milieux. Il est aussi très probable qu’il ait utilisé certaines de ces rumeurs dans son roman, et même il est possible que certaines d’entre elles aient comporté quelques grains de vérité.
(…)