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Autant votre post précédent était éclairant, autant celui-là régresse vers une polémique inintéressante et a-historique
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La discussion du roman de Weiss n'est évidemment pas a-historique puisque le problème est justement que Binion, Lewis & co ont conféré à ce livre (du moins à la partie qui concerne Pasewalk) le statut de document historique (car basé sur ce fameux dossier médical).
Or, après quelques recherches (que je continue), je pense de plus en plus que ce roman est essentiellement une fiction basée sur des éléments historiques, et que cette histoire de remise de dossier, qui repose sur UN SEUL témoignage , celui de Mehring, est une légende.
Et le meilleur moyen de le prouver, c'est de faire apparaître tout ce qui relève de la littérature et non du document historique dans ce livre, à savoir la thématique propre de
l'auteur, les archétypes littéraires qu'il recycle, ce qui est tiré de sa propre biographie et les emprunts qu'il fait à des textes préexistants comme la biographie d’Hitler de son ami Olden .
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Par ailleurs, puisque nous débattons, il faudrait essayer de monologuer le moins possible, c'est-à-dire de se répondre.
Il me parait difficile par définition de polémiquer en monologuant. Si je monologue, c'est justement pour éviter de polémiquer .
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Ainsi, j'aimerais savoir si je vous ai convaincu sur la très faible pertinence de l'objection : "pourquoi Forster aurait-il gardé le dossier ?"
Vous me répondez que Forster POUVAIT avoir gardé le dossier car il écrivait des articles en se basant éventuellement sur des dossiers. De même qu'il POURRAIT l'avoir remis à Schwartzschild, qui POURRAIT l'avoir remis à Weiss, qui POURRAIT l'avoir copié textuellement pour son livre ...
Cette histoire d’articles ne change rien au fond du problème.
Qu'est ce que le cas d'un soldat anonyme parmi des centaines d'autres traités pour "shellshock" pouvait avoir de particulièrement intéressant pour mériter spécialement un article? Et que Forster ait mis de côté son dossier médical à cet effet ? Et qu’il ait gardé ce dossier pendant 15 ans, alors que l’hôpital de Pasewalk a fermé en 19 ?
Oui, Forster écrivait des articles , sa spécialisation étant les effets du tréponème pâle sur le cerveau et le système nerveux et les tumeurs cérébrales. Ces articles étaient publiés dans des revues scientifiques/médicales allemandes, et ils ont été lus comme documents essentiels à connaître par ceux qui s'intéressent à cette histoire de Pasewalk, dont Lewis, qui cite plusieurs articles de Forster dans les notes de son livre.
Est-ce que Forster a publié un article qui pourrait évoquer, même de loin, le cas d’Hitler ?
Evidemment non, vous pensez bien que si Lewis avait rencontré quoi que soit, dans les articles de Forster (sur qui il semble avoir fait de sérieuses recherches) , qui aurait pu étayer sa thèse, il en aurait fait état.
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vous voulez absolument tenir à distance et Forster, et Binion. Or le premier a bel et bien soigné Hitler, et l'affaire a bel et bien trouvé une conclusion tragique en 1933,
après un voyage de Forster à Paris qui avait bien des chances d'être lié à cette affaire, et Binion a bel et bien recueilli des informations corroborant la chose.
De nouveau des hypothèses présentées comme des certitudes, des affirmations péremptoires que n’étaye aucun fait précis et vérifié.
Lewis écrit lui-même que Forster est allé à Paris non pas pour remettre un soi-disant dossier mais pour assister à la présentation faite par un collaborateur de son équipe médicale nommé Zador à l'occasion d'un colloque médical, présentation qui portait sur un nouvel appareil très contesté, une plate-forme basculante ("tilting platform") , une invention de Zador, pour la mise au point de laquelle Forster avait autorisé des sommes importantes sur le budget de l'hôpital.
Cette plate-forme permettait soi-disant d’étudier les réactions nerveuses des malades qui y étaient placés et de diagnostiquer les tumeurs cérébrales, sujet d’étude cher à Forster.
Ce qui est intéressant, c’est que Lewis, tout en soutenant la thèse du meurtre de Forster par les nazis, met en évidence, dans son livre, une série d'éléments qui font en fait pencher la balance du côté du suicide:
- Forster avait fait deux tentatives de suicide, une le 31 août par pendaison, l’autre le 4 septembre par empoisonnement (rapporté par sa femme Mila) avant la dernière, qui fut la bonne, le 12 septembre
- il était très mal vu par ses collègues, par les autorités de l'université et par les nazis pour les raisons suivantes: en 1933, alors que les administrations allemandes étaient « déjuivées » (c’est le mot qui était utilisé, signifiant que ces administrations devaient mettre à la porte leurs employés juifs), il n'avait pas voulu se débarrasser de ses collaborateurs médecins juifs.
Zador avait été ainsi licencié par l’université mais Forster avait continué à financer ses (bizarres) recherches sur les fonds de l’hôpital.
- il avait scandalisé ses collègues en prenant une maitresse juive qu’il partageait avec un autre collaborateur juif, Zucker (ce n'était pas une calomnie, lui même l'a reconnu), qu’il avait aussi défendu et refusé de licencier.
- il avait dépensé beaucoup d'argent de l'hôpital en rénovations et aménagements considérés comme dispendieux; qui plus est, il avait fait décorer les lieux en faisant acheter les toiles d'artistes juifs plus tard inscrits sur la liste des auteurs d'art dégénéré.
Forster, selon Lewis lui-même, avait accumulé les imprudences et s'était fait beaucoup d'ennemis , il était vu comme "enjuivé", adonné aux "excentricités", dépensier, obstiné, trop familier avec le petit personnel, les infirmières en particulier, de mœurs relâchées, fréquentant des bohèmes et des gens peu recommandables, et mauvais gestionnaire.
Binion a interviewé plusieurs personnes qui ont connu Forster, plusieurs d’entre elles ont déclaré que « Forster était fou », un excentrique, un imprudent.
Et bien sûr, la calomnie s'est greffée sur ces imprudences: brodant sur la situation de ménage à trois avec Zucker et la familiarité excessive avec les infirmières , il a été la cible de dénonciations: des lettres adressées au Ministère de l'Education l’accusaient d'organiser des orgies à l'hopital—les fausses accusations de dépravation sexuelle étaient utilisées fréquemment par les nazis pour se débarrasser de ceux qui ne leur convenaient pas, dans ce cas particulier un haut responsable qui refusait d'appliquer les consignes de déjudaisation du parti. Donc Forster a bien eu maille à partir avec les nazis, mais pas pour la raison alléguée.
Car Forster n’était pas antinazi : plusieurs de ses confrères (cf les docteurs Krisch et Kroll) , tout en admettant que sa conduite était parfois bizarre, ont nié que celui-ci ait jamais exprimé des critiques envers Hitler et les nationaux-socialistes ; il était bien trop apolitique pour ça, selon eux.
Bien qu’il ait été blanchi des accusations de débauche et de malversations, le ministère de l’Education lui réclama néanmoins sa démission. Initialement, Forster accepta et envoya une lettre au ministère. Puis il se rétracta, sous l’influence de sa femme. Qui le trouva mort dans son bain d’une balle dans la tête peu après.
La théorie de Lewis est que les nazis ont tué Forster parce qu’il avait soigné Hitler et qu’il refusait de démissionner. Théorie absurde : s’il détenait en effet des informations compromettantes sur la santé mentale d’Hitler, le fait que Forster démissionne ne changeait rien au danger qu’il représentait à cause de ces informations.
Au contraire, les nazis pouvaient « tenir » bien plus facilement un homme occupant une position importante et craignant de la perdre qu’un homme qui l’avait perdue. Les hypothèses de Lewis relèvent d’ailleurs constamment de ce genre de logique fautive.
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Je voudrais en revanche, pour finir, relever dans votre argumentaire une objection de poids : le fait qu'Ernst Weiss n'ait pas parlé du dossier dans sa correspondance,
notamment avec Stefan Zweig. Je propose une piste : ces émigrés se méfient de tout, et notamment de la poste. Même si en définitive ils n'ont pas su tirer parti de ce
dossier en temps utile, ils savaient bien que c'était de la dynamite, mettant en jeu et leur droit de séjourner dans la France de Blum ou de Daladier, et leur sécurité vis-à-vis des
Et pourquoi les personnes impliquées ayant survécu comme Schwartzschild n'en ont pas davantage parlé après la guerre, alors qu'elles ne risquaient plus rien?
Cette remise du dossier médical d'Hitler—si elle avait vraiment eu lieu—était un événement peu oubliable et suffisamment sensationnel pour mériter d’être raconté après coup.
Et ce n'est pas seulement que Weiss ne parle pas du dossier dans sa correspondance, il ne parle pas même de la rencontre avec Forster, ce qui n'avait pourtant rien de très compromettant à révéler par lettre.
En fait, c'était nettement moins compromettant aux yeux de la police et du gouvernement français que de fréquenter des exilés allemands ouvertement antinazis voire même communistes, ce que Weiss n'avait pourtant pas peur de faire.