Dans une interview du nouvel obs. Pierre Lefranc , ancien proche collaborateur, comme chef de cabinet, du général de Gaulle, a précisé : N. O. Vous travailliez à préparer le retour de De Gaulle? P. Lefranc. Notre but, c'était de changer les institutions. Et je dois dire que nous commencions à être un peu découragés. Nous ne voyions pas bien comment le Général pourrait revenir. Jusqu'à ce 13 mai. Immédiatement, le climat a changé. Le 13, je suis à Bruxelles. Je rentre à Paris dans la soirée. Le soir même, je retrouve Foccart rue de Solférino. Nous nous disons: ça y est, c'est l'occasion. N. O. C'est aussi le sentiment de De Gaulle? P. Lefranc. Je le vois le 14, à 10 heures, dans son bureau. «Que pensez-vous du coup de Massu? me demande-t-il avec un petit sourire. Il me semble que cette fois ils ne peuvent pas s'en tirer par des expédients. Croyez-vous?», me répond-il. Il faisait le sceptique. Au fond de lui, il vibrait. Mais il affectait de penser que ce n'était qu'une péripétie de plus. Depuis 1947, nous avions si souvent espéré. Et chaque fois les partis avaient réussi à se maintenir. On pouvait craindre qu'ils ne s'en sortent encore une fois.
N. O. Qui étaient vos contacts à Alger? Qui vous informait? P. Lefranc. Personne. Nous n'avions pas de représentant sur place. Nous suivions les événements par la radio, comme tout le monde. N. O. 'Vous aviez pourtant au moins un homme à vous, Léon Delbecque, envoyé spécial de Chaban. Avec Massu, il a joué un rôle capital dans les journées de mai, donnant un objectif politique "le rappel de De Gaulle " à cette insurrection qui ne savait pas où elle allait. Il s'active au sein du Comité de Salut public, pousse les gaullistes en avant. Et souffle à Salan, le 15, le fameux «Vive de Gaulle!» qui changera le cours des choses P. Lefranc. Je connaissais Delbecque. Et de Gaulle n'ignorait pas son existence. Il avait été un des délégués du RPF, responsable pour le Nord. Mais nous n'étions pas en rapport avec lui à ce moment-là. Je ne l'avais pas vu depuis dix ans. Il a sans doute pris des initiatives qui se sont révélées très utiles. Mais même s'il était en contact avec Chaban, c'était des initiatives personnelles. Tout est allé si vite. Il faut faire la part du hasard et de l'improvisation. N. O. ' Vous récusez donc la thèse du complot. P. Lefranc. Je peux témoigner que nous n'avions pas vu venir le coup. Nous étions convaincus de longue date que la IVe République était incapable de résoudre la crise algérienne, le Général l'avait dit publiquement. Mais cette explosion, sous cette forme-là, et à ce moment-là, nous ne l'avions pas prévue. Et le Général pas davantage. «Surtout, me dit-il le 14, qu'ici on ne se mêle de rien.» Nos possibilités d'action étaient d'ailleurs restreintes. Le ministre de l'Intérieur, Jules Moch, avait mis les grands moyens pour nous surveiller. Au point que pendant quelques jours, par prudence, nous sommes allés dormir chez des amis. Lorsque Soustelle, qui était une pièce importante du dispositif gaulliste, a décidé de gagner Alger, il a dû quitter son domicile caché dans le coffre de la voiture de Roger Frey. De Gaulle n'a d'ailleurs pas apprécié. Il ne voulait pas avoir l'air de se mêler de ce qui se passait à Alger. Après son communiqué du 15 «Devant les épreuves qui montent à nouveau vers lui, qu'il [le pays] sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République», il prend du champ.
N. O. A ce moment, il est beaucoup question d'une intervention de l'armée destinée à imposer le retour de De Gaulle. A Alger, certains travaillent à cette opération, baptisée Résurrection. P. Lefranc. Le débat entre nous a été très vif. Pour Foccart, Guichard et moi, il ne pouvait être question que le Général revînt dans les fourgons de l'armée. Ç'aurait été une erreur politique énorme. D'autres, comme Michel Debré, pensaient qu'il valait mieux tout renverser. De Gaulle a tranché. Il entendait respecter strictement les règles démocratiques. Il a publiquement exhorté l'armée à ne pas sortir de la légalité. Il l'a signifié au général Dulac, adjoint de Salan, quand il l'a reçu à Colombey: l'intervention de l'armée ne pouvait que compromettre les chances de son retour. Dans cette affaire, la marge de manœuvre du Général était extrêmement étroite. La pression de l'armée était très importante pour faire céder les politiciens, qui n'avaient aucune envie de renoncer à leurs jeux. Mais elle devait rester une simple menace. C'est là que de Gaulle a manœuvré de façon magistrale, se servant de cette menace, tout en faisant en sorte qu'elle ne se réalise pas
_________________ Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses. Virgile.
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