La fin des barons corses de l'aprés guerre
LE MONDE | 04.11.06 | 14h27 • Mis à jour le 04.11.06 | 14h27
inq cents personnes, presque aucune femme, de grosses parkas et des mines fermées, barrées de lunettes noires. La vallée du Taravo, en Corse-du-sud, s'est retrouvée à Pila Canale, vendredi 3 novembre, pour l'enterrement de "Jean-Jé" Colonna, mort l'avant-veille par accident. Derrière le président (UMP) de l'assemblée de Corse, Camille de Rocca Serra, de très rares élus. Et, venu de Bastia, tout l'état-major de la Brise de mer, le gang le plus redouté de toute la Corse.
Presque dix mois auparavant, le 13 mars, Jean-Gé était déjà devant l'église baroque de Pila Canale. Mais vivant. Pour enterrer un ami. Ils formaient alors plus qu'un trio de vieux messieurs : presque un tableau, une parabole corse. L'un mort, les deux autres - encore - vivants. Dans le cercueil, sous les drapeaux français et gabonais, Robert Feliciaggi, ancien maire du village et conseiller territorial. Face à sa dépouille mortelle, cintré dans un manteau en alpaga beige et le visage déjà malade sous une raie impeccable, Roland Francisci, président (UMP) du conseil général de Corse-du-Sud, venu rendre hommage à son "paesanu" - compatriote de la vallée du Taravo. Un peu à l'écart, verres fumés et teint indécis, "Jean-Jé" Colonna, figure du grand banditisme corse. Un été a passé, puis un automne. Un cancer et un accident de voiture ont emporté les deux derniers, l'élu et le "parrain", refermant sur le village de Pila Canale une page de l'histoire corse.
Ni leurs vies ni leurs morts ne se ressemblent. Mais leur disparition, à huit mois d'intervalle, signe la fin d'une époque - d'une culture, disent certains. Même génération : les trois barons sont nés au début de la seconde guerre mondiale dans une Corse à l'ancienne, où l'on faisait le tour des marchés à dos d'âne avant de faire carrière dans les colonies ou dans les Postes. Une Corse couleur sépia qui, devant l'église comme sur les faire-part, se divise, ce vendredi 3 novembre, pour les funérailles de Jean-Jé, en "familles, parents, amis et alliés".
Même vallée, surtout. Pas n'importe laquelle : celle du Taravo. "C'est, aux portes d'Ajaccio, l'endroit où la Corse devient l'extrême-Sud", résume l'écrivain Gabriel-Xavier Culioli. Une île dans l'île, close sur elle-même, où les menhirs de Filitosa ont longtemps veillé sur les destinées des fameux "bandits d'honneur". En remontant la route depuis le sud-ouest, voici Sollacaro, où s'affrontèrent les "Frères corses" d'Alexandre Dumas. Plus haut, dans la montagne, on passe Zicavo, fief des Peretti, autre nom des jeux parisiens ; puis Tasso, berceau des Tomi dont Michel, autrefois associé à Robert Feliciaggi (et mis en examen avec lui et Charles Pasqua en 2002, dans l'affaire du casino d'Annemasse, en Haute-Savoie), a exporté la marque et le savoir-faire en Afrique. Quelques lacets plus tard et voilà Ciamanacce, le village de Roland Francisci, et enfin Pila Canale, chez Robert et Jean-Jé.
"La vallée des croupiers", dit-on souvent en Corse. Combien de valets de pied en proviennent en effet ! Combien de chefs de parties de casino y sont nés ! Au début des années 1960, les Francisci, grande famille proche du pouvoir gaulliste, trustent les prestigieux tapis verts de la capitale, comme les cercles Haussmann et Aviation. Un décor de feutrine, de boiseries et de volutes de cigare que percent les regards obliques des habitués - "beaux mecs", demi-sel, flambeurs invétérés. Pas tout à fait le Milieu, pas une kermesse de patronage non plus : en 1982, Marcel, l'aîné de la famille, le héros de la Résistance devenu "empereur des jeux", tombe à Paris sous les balles de tueurs dans un parking de l'avenue de la Grande-Armée.
Le Paris des Francisci, c'est aussi celui où Roland siège comme député. Elu, homme d'affaires : une double casquette rêvée pour tenir le guichet de l'embauche et "faire monter" les ziteddi - les gosses - de la vallée à la capitale. Mais "M. le maire" de Ciamanacce, "1984-2004", savait aussi puiser dans ses propres poches pour étoffer le budget de sa petite commune. "Il n'y a pas plus belle route que celle qui mène à ce village, s'amuse un Corse exilé, une super-couche d'enrobé sans aucun trou, rien à voir avec le travail des collectivités locales." Roland Francisci est mort rongé par un cancer, le 10 août, à l'hôpital américain de Neuilly.
Robert Feliciaggi, lui aussi, est beau joueur. Naissance en Afrique du Sud, enfance au Congo entre un père fonctionnaire des Postes et une mère institutrice, il apprend, lors de ses fréquents retours en Corse, à "se souvenir de la fougère" - ne pas oublier sa terre et ses racines, comme dit le dicton du cru. "L'Africain" sait aussi cultiver les amitiés villageoises, surtout depuis qu'il s'est piqué de politique et veut s'investir - et investir - dans l'avenir de l'île. Aider un "petit parent" dans le besoin, faire un geste pour "l'ami d'un ami" en quête de subventions, avancer l'argent d'une affaire en train de se monter sans souvent s'y retrouver, il sait faire. "L'église de Pila Canale, les trois quarts, c'est l'argent du pauvre Robert", soupire un élu de la vallée devant les vitraux restaurés. Mieux que personne, il savait le prix des services rendus. Il se souvenait qu'il ne devait son fauteuil de maire de Pila Canale, en 1994, qu'à Jean-Jé Colonna, qui, dépassant la brouille historique entre leurs deux familles, avait expliqué au village que "Robert devait faire des voix". Les électeurs du Taravo ne refusaient rien à Jean-Jé, surtout pas un vote.
La politique, le parrain n'en a pourtant jamais raffolé. "Je ne me suis jamais inscrit sur les listes électorales et je ne vote pas", confiait-il au mensuel Corsica depuis l'une de ses cavales, en août 2002. Dans les 17 communes du canton, c'est à peine si Jean-Jé donnait, de temps en temps, quelques discrets coups de pouce. Pas le genre à ceindre une écharpe tricolore et s'installer dans un fauteuil de conseiller territorial, comme Robert Feliciaggi, un temps proche de Charles Pasqua. Pas le style, non plus, à fréquenter les barons du RPR et à pondre un communiqué indigné par jour, comme Roland Francisci, capable un jour de traiter un élu ajaccien de "travelo", un autre de témoigner des plus délicates attentions. "Merci pour l'excellent jambon", avait lancé à Ajaccio en 2002 le candidat Jacques Chirac à Mme Francisci, en pleine campagne présidentielle.
La prudence et le silence, chez Jean-Jé Colonna, ont toujours été une seconde nature. "Il avait cette capacité à s'isoler de tout comme les vrais bergers. Il aurait pu rester deux ou trois mois seul, comme il est resté dix ans en Amazonie sans donner de nouvelles", raconte une connaissance de la vallée du Taravo. "Chez les voyous, ce sont les plus discrets qui vivent le plus longtemps", corrigent gentiment ses amis.
Voyou : police et justice se sont pourtant toujours cassé les dents sur le "parrain". "Sur mon bureau, son dossier tient en deux pages", rappelle José Thorel, procureur d'Ajaccio. Jean-Jé Colonna passe certes pour un ancien poids lourd de la French Connection, il a certes fait exécuter les quatre assassins de son père, tué en 1955, mais son casier judiciaire est vierge, à l'exception d'une toute récente condamnation à six mois de prison ferme pour un emploi fictif dans l'hôtel et les supérettes gérés par sa femme. Peu avant son accident de voiture, il tentait de négocier le port d'un bracelet électronique, pour échapper aux barreaux. "Chez lui, lors des perquisitions, on n'a même pas trouvé une cartouche de chasse", rappelle le procureur. De mythe vivant, le voilà même ravalé au rang de triste et banale statistique : presque cinquantième mort, le 1er novembre, sur les routes de Corse cette année, au volant de sa petite Clio...
Pas de traces. Jamais. "Pas d'ennemis officiels non plus", siffle admiratif un notable ajaccien, au sortir du funérarium. "Il entretenait des rapports intelligents avec ses "collègues", savait ce qui se fait et ce qu'on ne fait pas, ajoute un autre. Avec lui disparaît un homme capable de faire entendre raison aux uns et aux autres." A Ajaccio, notamment. Au cours des douze derniers mois, neuf personnes y ont été assassinées dans des règlements de compte non élucidés. "Et beaucoup plus en trois ans", s'inquiète un politique. Bagarres pour les marchés publics, rachats en sous-main, trafic de drogue dans des bars, les policiers jugent "plombé" le climat de la cité impériale. Et personne n'imagine que la mort de Jean-Jé ne puisse pas faire encore "bouger les lignes".
"Il faisait partie de ces voyous qui respectaient les pactes et les amitiés et connaissaient leurs fondamentaux, comme la Brise de mer à Bastia, et à l'inverse des petits malfrats d'aujourd'hui, déplore, presque nostalgique, un haut responsable policier. Le Sud, désormais, est privé de son épine dorsale. Il jouait un peu les juges de paix." Tous les regards convergent notamment vers la façade rococo du casino municipal, sur le front de mer. Jean-Jé a toujours démenti contrôler l'établissement. Chacun redoute pourtant que sa mort ne relance les appétits de ceux qui lorgnent depuis longtemps cette "belle affaire". "N'oublions pas que c'est l'OPA sur ce cercle de jeu qui avait déclenché des graves tensions entre Jean-Jé et les nationalistes du MPA (Mouvement pour l'autodétermination), au milieu des années 1990", rappelle un connaisseur. "Le temps que les forces se comptent, on peut parier sur une guerre de succession", renchérit un policier en tournant son regard vers le nord de l'île. "L'absence de ce garçon peut précipiter la déflagration", approuve un ami du défunt.
Robert, Roland, Jean-Jé. Le nabab expatrié, le député gaulliste et le parrain, qui emportent avec eux un peu de la vieille Corse, "une Corse fatiguée de tous ses voyages aux colonies, de tous ses efforts et de toutes ces histoires qu'on fait autour d'elle, souffle un cousin de Robert Feliciaggi. Une Corse à bout de souffle, et dont la mort est programmée".
Antoine Albertini, Ariane Chemin, envoyés spéciaux
Article paru dans l'édition du 05.11.06