Dans le cadre relation entre la grande criminalité et le pouvoir politique une vieille histoire politico-mafieuse refait surface :
EXPRESS a écrit :
L'Express du 13/04/2006
Affaire Ben Barka
Le pouvoir savait
par Jean-Marie Pontaut
Des rapports d'écoutes ont été rédigés pour le ministère de l'Intérieur quelques jours avant l'enlèvement de l'opposant marocain, à Paris, le 29 octobre 1965. Publié par l'ancien commissaire Lucien Aimé-Blanc, ce document prouve que les services de police ne pouvaient ignorer que quelque chose se tramait. Cette pièce inédite s'ajoute à ce dossier qui, à ce jour, n'a toujours pas été refermé
Le général de Gaulle avait voulu clore l'affaire Ben Barka, lors de sa conférence de presse du 21 février 1966, par cette phrase, demeurée célèbre: «Du côté français que s'est-il passé? Rien que de vulgaire et de subalterne. Rien, absolument rien, n'indique que le contre-espionnage et la police, en tant que tels et dans leur ensemble, aient connu l'opération, a fortiori qu'ils l'aient couverte.» Le message était clair: l'Etat français n'est en rien impliqué dans l'enlèvement - suivi du meurtre - de l'opposant marocain à Paris le 29 octobre 1965. Les Français mêlés à cette sale affaire, policiers ou agents des services spéciaux, n'avaient jamais prévenu leur hiérarchie de cette opération montée par les autorités marocaines.
Officieusement, le Général se montrait pourtant beaucoup plus réservé quant à cette version, ainsi que le montre le compte rendu du Conseil des ministres du 19 janvier 1966, rapporté bien plus tard par Alain Peyrefitte, avec un chef de l'Etat assez énervé. «Il tapait sur la table», raconte Peyrefitte - lançait au ministre de l'Intérieur, Roger Frey: «Je parle des services de police. Il y a des choses peu claires, des complicités. Je ne l'admets pas…» Frey, qui tente de soutenir ses hommes, est rembarré: «N'insistez pas sur vos policiers. Ils n'ont pas trouvé très vite. Ils étaient paralysés par le copinage. Ils sont restés entre le zist et le zest.» Frey savait sans doute très bien ce que voulait dire le Général.
Le livre d'un ex-grand flic, Lucien Aimé-Blanc, ancien as de la police judiciaire, apporte en effet des éléments inédits sur cette affaire, qui représente le plus gros scandale des débuts de la Ve République (1). Jusqu'ici, rien n'établissait que des responsables policiers de haut niveau avaient été informés de la préparation de ce rapt. Or Aimé-Blanc publie des extraits d'écoutes téléphoniques réalisées du 21 septembre au 23 octobre 1965 - la dernière date donc de six jours avant l'enlèvement de Ben Barka - et qui ne laissent aucun doute sur le projet des ravisseurs.
Ces «orions» (abréviation d'oreillons), comme on les appelait à l'époque, avaient été placés par un service du ministère de l'Intérieur travaillant directement sous la direction de Roger Frey. Le ministre avait d'ailleurs imposé son responsable, un ancien de la lutte anti-OAS, à la police judiciaire.
Pour bien comprendre ce document, il faut se replonger dans les méandres de l'incroyable histoire Ben Barka. De plus, L'Express a retrouvé des témoins, qui commentent ces révélations et restituent le climat de l'époque.
Le 29 octobre 1965, le leader de l'opposition marocaine, tiers-mondiste militant, doit déjeuner chez Lipp, boulevard Saint-Germain, avec le cinéaste Georges Franju pour préparer un film sur la décolonisation, qui devait s'intituler Basta!
En réalité, ce rendez-vous est un piège pour attirer Ben Barka à Paris. Il a été monté par un journaliste, Philippe Bernier, et surtout par un personnage interlope, Georges Figon. Ce fils de famille dévoyé fréquente les milieux intellectuels. Il est lié avec Georges Franju et Marguerite Duras, associée au projet du film. Mais Figon a une autre face: ancien taulard, surnommé «Lunettes» dans ce milieu, il travaille pour une bande de truands qui ont été recrutés par les services marocains. Plusieurs autres personnes participent à l'opération. Antoine Lopez, le chef d'escale d'Air France à Orly, par ailleurs correspondant du Sdece (le service de renseignement français) et très lié aux Marocains. C'est lui qui accueillera Ben Barka à l'aéroport et préviendra les ravisseurs de son arrivée.
Pour que l'enlèvement se fasse en douceur, et sans esclandre, Lopez fait appel à deux de ses amis, des policiers de la Brigade mondaine, Louis Souchon et Roger Voitot. Ils sont responsables de la section antistupéfiants de la préfecture de police, qui comprend, alors, sept enquêteurs! Un pseudo-diplomate, en poste à l'ambassade du Maroc à Paris, Ghali el-Mahi, participe également à la préparation du rapt.
A 12 h 30, ce vendredi 29 octobre, les deux inspecteurs interpellent donc Ben Barka boulevard Saint-Germain et lui demandent de les suivre pour «rencontrer un responsable français». Le leader du tiers-monde, qui se croit en sécurité à Paris, demande à voir leur carte professionnelle. Rassuré, il les suit en toute quiétude. Les policiers l'embarquent à bord d'un break 403 noir équipé d'un téléphone (voir le récit d'Aimé-Blanc) et le conduisent à Fontenay-le-Vicomte (Essonne) dans la villa d'un redoutable truand, Georges Boucheseiche, dit «Jo».
Cet ancien lieutenant de Pierrot le Fou, proche de la «carlingue» (gestapo française pendant la guerre), s'est recyclé dans le proxénétisme. Il possède un bordel rue Blondel. Sa femme est associée avec Lopez dans un hôtel de passe rue du Montparnasse et le couple possède plusieurs établissements au Maroc, dont le Bel Abri, à Casablanca, et le Sphinx, à Mohammedia. Il fréquente aussi une maison de rendez-vous, avenue Niel, qui apparaît dans les écoutes. De plus, «monsieur Jo» donne à l'occasion un coup de main aux services parallèles, les fameux barbouzes, qui combattent l'OAS. Il a participé, par exemple, à l'enlèvement, en Allemagne, du colonel Argoud, pour le déposer dans un coffre de voiture devant la cathédrale Notre-Dame de Paris. Toute la bande de Jo, composée de Jean Palisse, de Pierre Dubail et du tueur de l'équipe, André Le Ny, 1,90 mètre pour 110 kilos, attend Ben Barka dans la villa. Le leader marocain est enfermé dans une chambre au premier étage. Le lendemain, le ministre de l'Intérieur de son pays, le général Oufkir, débarque en personne à Fontenay. Que se passe-t-il alors? Ben Barka est-il tué accidentellement par l'un des voyous? Oufkir l'a-t-il torturé à mort? Il semble pourtant que l'enlèvement n'ait pas été destiné a priori à assassiner l'opposant tiers-mondiste. Il s'agissait peut-être de le «neutraliser» pour négocier les conditions de son retour à Rabat. Une hypothèse qui ne plaisait certainement pas à Oufkir. En tout cas, personne ne reverra Ben Barka vivant et son corps ne sera jamais retrouvé. Cette disparition tourne à l'affaire d'Etat lorsque L'Express publie, le 10 janvier 1966, le récit d'un témoin de l'enlèvement, sous le titre: «J'ai vu tuer Ben Barka». Ce membre de l'équipe affirme que l'opposant marocain aurait été transporté et tué dans la cave de la villa de Lopez, à Ormoy (Essonne).
La bande de voyous parviendra à s'enfuir au Maroc, où Boucheseiche continuera ses activités «bordelières», avant d'être exécuté avec deux de ses complices, pour avoir participé à un complot contre le roi Hassan II! Lopez, Souchon et Voitot seront, eux, arrêtés et condamnés en France. Mais, on l'a vu, l'affaire ne remontera pas plus haut. Roger Frey, couvert par le général de Gaulle, niera toute implication officielle. Une version démentie par les révélations de l'ex-commissaire Aimé-Blanc. Les comptes rendus d'écoutes de la résidence Niel, l'hôtel de passe où habitait l'un des voyous, sont sans ambiguïté (voir le document). L'équipe craint d'ailleurs que les services marocains n'interviennent lors de l'arrivée du leader marocain à Paris.
Reste à savoir d'où viennent ces écoutes, qui en a eu connaissance et pourquoi personne n'a réagi? Aimé-Blanc raconte d'abord, dans son livre, comment il a failli participer à l'enlèvement de Ben Barka. Et, ensuite, dans quelles circonstances il a découvert ces «orions».
Le récit de Lucien Aimé-Blanc
Ce vendredi 29 octobre 1965, j'étais dans mon bureau en train de lire les dépêches du jour, lorsque l'inspecteur principal Louis Souchon, chef du groupe des stupéfiants, et son adjoint Roger Voitot, un jeune inspecteur, pénètrent dans la pièce.
- Bonjour, Lucien. Dis donc, on doit interpeller un bic (sic) au drugstore Saint-Germain. J'ai besoin du break. J'étais responsable du pool de véhicules de la brigade, et je conservais les clefs et les papiers dans mon tiroir. Les formalités étaient très simples: je notais dans un cahier le nom du responsable du groupe qui empruntait la voiture, le jour et l'heure, ainsi que l'intitulé de la mission. Je leur affectai un break 403 noir qui servait généralement à ramasser les prostituées pendant les rondes. (…)
- Vous me le rapportez quand?
- On en a besoin pour la journée, je te le ramène en fin d'après-midi.
- C'est bon.
- Si ça t'intéresse, tu peux venir avec nous. On se fera une bonne bouffe après.
C'était tentant: Souchon avait l'habitude d'inviter ses collègues dans des restaurants gastronomiques; mais j'avais rendez-vous, par bonheur, ce jour-là, avec une fille de la rue Godot-de-Mauroy! Je préférais d'autres plaisirs à ceux de la table! Bien m'en prit.
- Non, non merci. Ce sera pour une autre fois. Souchon rafla les papiers et s'en fut. Le jour même, devant le drugstore Saint-Germain, Souchon et Voitot embarquaient dans le break noir Mehdi Ben Barka, principal opposant au roi du Maroc et leader du mouvement tiers-mondiste.» (…) Quelques mois plus tard, après avoir été entendu par l'IGS (la police des polices), Aimé-Blanc est mis hors de cause et affecté à la Brigade de recherche et d'intervention (BRI), une promotion, puisque cette nouvelle brigade - surnommée «antigang» - va révolutionner l'enquête policière en pistant les gangsters connus avant qu'ils ne passent à l'acte…
«En fouillant dans les papiers de la BRI, écrit-il, je tombai par hasard sur une liasse de transcriptions d'écoutes téléphoniques, oubliée là, volontairement ou pas.» Le jeune commissaire est évidemment intrigué par leur contenu, mais aussi par leur présentation: ces comptes rendus d'écoutes manuscrits (les bandes étaient effacées très vite) étaient faits sur du papier glacé, au lieu du papier pelure habituel. Aimé-Blanc les recopie alors lui-même (voir le document). Ces écoutes étaient branchées à la Résidence Niel, un hôtel de rendez-vous du XVIIe arrondissement. «Cet établissement, d'un certain luxe, raconte-t-il, était tenu par un bordelier bien connu de la Mondaine, Marius Châtaignier. Elles avaient été demandées par la BCDRC (Brigade centrale de recherches criminelles), un service installé au ministère de l'Intérieur, 11, rue des Saussaies. La BCDRC était dirigée par un commissaire divisionnaire, un ancien de la DST, impliqué activement dans la lutte anti-OAS et placé à ce poste directement par Roger Frey, ministre de l'Intérieur. Je fus stupéfait en lisant ces écoutes de constater que la Résidence Niel était le lieu de résidence habituel de ceux qui furent ensuite identifiés comme les ravisseurs de Ben Barka (…) Ces écoutes ne seront transmises à la BRI que lorsque l'affaire aura éclaté et que les truands se seront dissipés dans la nature. Elles resteront dans les archives, sans être communiquées au juge Zollinger, chargé de l'instruction.
Pourquoi a-t-on laissé faire?
Intrigué par cette lecture édifiante, je fis une copie de ces écoutes administratives, répertoriées sous la référence “Orion 113”, et restées inconnues jusqu'ici.» Pour en savoir plus, L'Express a retrouvé l'ancien n° 2 de cette fameuse BCDRC, Claude Bardon, un jeune commissaire de la PJ à l'époque, qui avait atterri là un peu par hasard et fit ensuite une brillante carrière. «Ce service avait été créé en 1964, à la demande de Roger Frey lui-même, par un ancien responsable de la DST, le commissaire Boué-Lahorgue, qui s'était illustré dans la lutte anti-OAS. Il avait participé, entre autres opérations, à l'arrestation d'André Canal, l'un des chefs historiques de l'armée secrète. L'idée du ministre était sans doute d'appliquer les méthodes anti-OAS à la lutte contre le banditisme. Il s'agissait aussi de contrecarrer la BRI, créée par François Le Mouel à la préfecture de police, et qui était très efficace. Ce sera un échec complet. Boué-Lahorgue n'avait aucune expérience du banditisme et il était complètement rejeté par la PJ. Je n'ai jamais eu connaissance de ces écoutes concernant l'affaire Ben Barka, mais Boué-Lahorgue avait conservé une partie confidentielle, composée d'affaires réservées dont il rendait compte directement à Roger Frey, et qui m'échappait. J'avais juste appris, par exemple, qu'il continuait à rechercher Sergent, l'un des responsables de l'OAS en fuite.»
Très rapidement, Boué-Lahorgue est en effet remplacé par un vrai spécialiste de la PJ, le commissaire Bellemin-Noël. C'est peut-être lui qui a transmis, innocemment ou non, ces écoutes à la BRI du Quai des Orfèvres. Son patron de l'époque, François Le Mouel, contacté par L'Express, ne se rappelle rien. «Je n'ai jamais, bien sûr, été informé avant l'enlèvement de Ben Barka, explique-t-il aujourd'hui. La BRI n'a d'ailleurs pas suivi du tout cette affaire et je n'ai strictement aucun souvenir d'avoir reçu ou lu ces écoutes.»
L'affaire remonte maintenant, il est vrai, à plus de quarante ans, mais le dossier reste ouvert au tribunal de Paris. Un juge d'instruction a même eu très récemment quelques démêlés avec les autorités marocaines en tentant d'aller enquêter à Rabat…
Ces écoutes prouvent, en tout cas, que le ministre de l'Intérieur - au moins - savait qu'une mauvaise action se préparait contre Ben Barka. En outre, les doubles de ces écoutes étaient automatiquement transmis au cabinet du Premier ministre de l'époque, Georges Pompidou. Pourquoi a-t-on laissé faire? C'est la nouvelle énigme de l'affaire Ben Barka…
L'Indic et le commissaire, Plon, 242