En effet, il ne faut confondre ces différentes "croisades".
La croisade des "enfants" (1212)
Les abus causés par les déviations multiples de l'esprit de croisade entraînent de nombreuses critiques dont on ne doit ni exagérer la portée, ni minimiser la signification. Ces critiques sont relativement rares chez les notables et les puissants ; elles sont sans doute plus fréquentes chez les humbles. Les nombreuses défections et désaffections en témoignent plus encore que les écrits critiques.
Dans la mentalité populaire, la croisade associait les notions de pèlerinage, de guerre sainte, de service du Christ, de don de soi et d'espérance eschatologique. Combinaisons politiques, atermoiements et tractations diplomatiques, compromissions et renoncements des puissants déconcertent souvent le petit peuple enthousiaste des croisés dans son élan de piété sincère, quoique souvent fanatique.
C'est cet esprit initial de la croisade, manifeste dans la première expédition, qui suscite quelques entreprises populaires ; elles n'ont pas été suscitées par le pape, n'ont pas été assorties d'indulgences, ont souvent rencontré son scepticisme, sa réprobation, voire sa condamnation, et n'ont pas été couronnées de succès. Elles n'en méritent pas moins le terme de croisade, au moins par leur intention délibérée d'aller délivrer Jérusalem.
C'est le cas, en 1212, de la "croisade des enfants" (pueri, qu'il faut sans doute plutôt traduire par "petits", "humbles"). Elle est suscitée par l'incapacité des puissants à s'unir pour reprendre Jérusalem et la Vraie croix, et par leurs rivalités, en particulier entre Capétiens, Plantagenêts et Impériaux. U ardente prédication de Jacques de Vitry et de Guillaume de Paris pour la "croisade albigeoise" soulève parfois l'enthousiasme, mais aussi des troubles en Rhénanie : la croisade prêchée par le pape n'est pas vraiment celle que la foule attendait.
En réaction à cet appel à combattre les hérétiques en Languedoc, ou les Sarrasins en Espagne, des prédicateurs populaires mettent en avant le thème de Jérusalem et de la croix captive des musulmans. Un jeune brassier de Cologne nommé Nicolas entraîne derrière lui des milliers de gens, humbles, pauvres et jeunes (plutôt qu'enfants), qui disent vouloir traverser la mer comme jadis Moïse traversa la mer Rouge, pour aller reprendre aux infidèles le Saint-Sépulcre que les rois et les princes sont incapables de reconquérir. Nicolas prétendait avoir reçu vision du Christ lui ordonnant de rassembler derrière lui ceux qui, par leur humilité et leur amour de Dieu, seraient dignes d'y parvenir. En juillet 1212, ils traversent l'Alsace et prennent le chemin de la Lombardie, en pleine canicule : ils subissent de nombreuses pertes par faim et soif. Pourtant, la population les accueille bien, semble-t-il, sauf le clergé, souvent hostile.
Parvenus à Gênes, le miracle attendu n'ayant pas lieu, ils se dispersent : les uns rentrent chez eux, d'autres vont à Rome pour obtenir d'être déliés de leurs voeux de croisade, certains sont détournés par l'Église vers la croisade albigeoise, d'autres enfin parviennent à s'embarquer pour la Terre sainte. Selon une légende d'origine contestable, des armateurs marseillais en auraient vendus un grand nombre aux musulmans d'Afrique du Nord.
À la même époque, en France, un autre visionnaire nommé Etienne, berger du village de Cloyes, prétend avoir vu le Christ lui appareitre, lui demandant d'aller porter une lettre à Philippe Auguste. Il rassemble lui aussi une multitude de petites gens, adolescents, jeunes, mais aussi adultes, qu'il conduit à Paris en chantant "Seigneur Dieu, exalte la chrétienté, rends-nous la Vraie Croix. " Des miracles ont lieu en chemin. Fort embarrassé, Philippe Auguste le reçoit à Saint-Denis et soumet pour examen la lettre à l'Université de Paris, qui doute de son origine divine. Il renvoie chez eux les pèlerins, qui se dispersent bientôt.
Ces deux mouvements ont en commun la volonté exprimée d'obtenir la libération de Jérusalem par l'humilité, l'amour et la pénitence (parfois poussée jusqu'à l'auto-flagellation) des petites gens, plutôt que par la puissance des princes laïques ou ecclésiastiques. L’Église se méfie de ces mouvements populaires spontanés et subversifs, proches de la nouvelle spiritualité de la pauvreté qui s'épanouit à la même époque. Comme pour les mouvements hérétiques, plusieurs écrivains ecclésiastiques ont dénigré leurs adeptes en les accusant d'ignorance, de supercherie, et même d'être suscités par le diable et ses suppôts, les infidèles.
La croisade des pastoureaux (1251)
Un phénomène semblable a lieu en 1251, suite à l'émotion populaire causée par la nouvelle de la capture de Saint Louis à Damiette. Un moine charismatique, nommé le "Maitre de Hongrie", prétend avoir reçu de la Vierge Marie une lettre affirmant que les puissants, les riches et les orgueilleux ne pourront jamais reprendre Jérusalem, mais que seuls y parviendront les pauvres, les humbles, les bergers, dont il doit être le guide. L’orgueil de la chevalerie, dit la lettre, a déplu à Dieu.
Des milliers de bergers et de paysans prennent la croix, et marchent vers Paris, armés d'épées, de haches, de couteaux et de bâtons. Ils sont 30 000 à Amiens, peut-être 50 000 à Paris, où Blanche de Castille les reçoit. Mais le message du Màitre de Hongrie est trop dangereux sur le plan social et religieux pour être accepté par les puissants : il accuse abbés et prélats de cupidité et d'orgueil, et s'en prend même à la a auté, accusée de mépriser les pauvres et de tirer profit de la croisade.
Des conflits s’ensuivent avec le clergé dans plusieurs villes (Rouen, Orléans, Tours). À Bourges, les pastoureaux s'en prennent aussi aux juifs, et sont réprimés par les forces royales. La mort du Mditre de Hongrie ne met pas fin au mouvement: des pillages ont lieu en France, par exemple à Bordeaux, où Simon de Montfort réprime les "bergers". Certains parviennent jusqu'à Marseille et s'embarquent pour la Terre sainte, où ils rejoignent les croisés.
Les croisades des pauvres (1309 ; 1320)
La perte totale de la Terre sainte, en 1291, soulève l'indignation du petit peuple : une fois de plus, de nombreux "pauvres", originaires de France, d'Angleterre, d'Allemagne et de Flandre (environ 40 000, diton) viennent trouver le pape à Avignon pour réclamer l'organisation d'une croisade. Elle ne parvient qu'à susciter une expédition qui renforce l'occupation de Rhodes par les Hospitaliers.
En 1320, une seconde "croisade des pastoureaux" appelle encore à une expédition vers Jérusalem. Elle n'aboutit pas davantage.
Tous ces mouvements ont en commun une ardente piété, un attachement "viscéral" à Jérusalem et au Sépulcre, une spiritualité mettant l'accent sur l'hunùlité et la pauvreté, une critique de la richesse et de l'orgueil de la noblesse et de l'Église, une dimension de fanatisme qui renoue avec les premiers élans populaires de 1096. Il ne semble pas, toutefois, que l'élément eschatologique y soit présent. On les connaît malheureusement assez mal, car les sources ecclésiastiques dénigrent et déforment très fortement ces mouvements doublement subversifs, sur les plans social et religieux.
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