De Godefroy de Bouillon, le grand public connaît surtout l'image forgée par l'historiographie romantique du 19e siècle : le héros chrétien désintéressé qui refusa la couronne de roi de Jérusalem, le vaillant croisé qui libéra la Ville Sainte et pourfendit moult infidèles. La réalité laissera pantois la plupart de nos lecteurs, car Godefroy était en fait un bien triste sire. En effet, il n'y a pas que les fientes de pigeons qui souillent la statue équestre érigée en son honneur à Bruxelles.
Godefroid, Godefroi ou Godefroy (selon l'orthographe ancienne) naquit vers 1059/1060. En réalité, il se nommait à l'origine Godefroy de Boulogne. Il était le fruit des amours d'Eustache II, comte de Boulogne et Ide, soeur de Godefroy le Bossu, duc de Basse Lotharingie (les territoires dépendants du Saint Empire Romain de la Nation Germanique situés entre la Meuse, le Rhin et l'Escaut). Godefroy le Bossu, qui n'avait pas d'héritier direct, adopta son neveu et le mit sous la tutelle de l'évêque de Liège, Henri de Verdun. Après le décès de Godefroy le Bossu, l'Empereur Henri IV confia le duché de Basse Lotharingie à son fils Conrad (1076) et Godefroy de Boulogne dut se contenter de la Marche d'Anvers. Le vice-duc de Basse Lotharingie, le comte Albert II de Namur, et l'archevêque de Verdun, l'évêque de Reims ainsi que Mathilde, la veuve de Godefroy le Bossu, se liguèrent afin de s'emparer de l'héritage du jeune Godefroy qui leur livra bonne guerre et les vainquit. Comme il avait fait preuve d'énergie, l'Empereur lui confia le duché de Basse Lotharingie après la mort de Conrad (1087). C'est alors qu'il hérita des terres de Bouillon qui appartenaient auparavant à son défunt oncle.
Godefroy de Bouillon exerça un pouvoir réel sur les territoires du duché. En tant que représentant de l'Empereur il devait maintenir la paix et la justice entre les seigneurs territoriaux. Cela ne signifie pas qu'il fit bon usage de ce pouvoir. En effet, quelles furent les grandes actions de notre héros avant son départ en croisade ? Les faits parlent d'eux-mêmes :
En 1093, Godefroy contraignit les moines de Saint-Trond à élire un abbé simoniaque qui avait acheté son appui. Deux ans plus tard, il intervint, moyennant une forte somme d'argent, en faveur de Thierry II, afin que l'évêque de Liège Otbert lui rendît la dignité abbatiale de Saint-Hubert dont il l'avait privé. Bientôt, Godefroy délaissa la cause de son protégé. Ce n'était pas la dernière fois qu'il faillirait à ses engagements. Durant la même année 1095, le prosélytisme de certains prêcheurs de croisade en pays rhénan provoqua une série de massacres de Juifs. La communauté se tourna vers le duc Godefroy qui leur vendit sa protection, mais se garda bien d'empêcher de nouveaux lynchages. Enfin, peu avant son départ pour la Terre Sainte, il circonvint sa mère afin qu'elle liquidât sa dot à son profit.
L'historiographie belgicaine rendit souvent grâce à Godefroy d'une bonne action : cet homme désintéressé aurait vendu ses terres pour financer sa croisade. En fait, il vendit ses biens "à réméré" (il les cédait contre une somme d'argent, mais conservait la faculté de les racheter au même prix et sans intérêts lors de son retour) . C'est dire qu'il avait bien l'intention de les récupérer après s'être enrichi en croisade ! Son comportement ultérieur ne nous fait pas accroire qu'il fut subitement atteint par la Grâce avant de partir en croisade...
Avant de fouler les Terres saintes, les armées des croisés devaient converger vers Byzance. Le basileus Alexis Commène souhaitait que les chefs croisés lui prêtassent serment de vassalité; il espérait ainsi contrôler les futures conquêtes des croisés. Grugé, Godefroy, s'exécuta, entraînant à sa suite tous les autres, sauf Raymond de Saint-Gilles. En l’occurrence, nous constatons que Godefroy exerçait une certaine influence sur les autres seigneurs croisés, mais elle fut des plus néfastes. Après le départ de Byzance, Raymond de Saint-Gilles s'affirma de plus en plus comme le véritable chef des croisés.
Par la suite, le comportement de Godefroy ne contribua certainement pas au succès de la croisade. Après la prise d'Antioche (28 juin 1098), une partie des croisés s'installa en Syrie, renonçant à poursuivre vers Jérusalem. Parmi ceux-ci, Bauduin de Boulogne et son frère Godefroy de Bouillon qui s'établirent à Edesse afin d'y couler des jours paisibles. Il fallut toute l'insistance de Raymond de Saint-Gilles pour qu'ils reprissent campagne. L'armée partit en janvier 1099. Quant au cupide Godefroy, il ne quitta Edesse qu'en février. Raymond de Saint-Gilles avait dû acheter ses services pour 10000 sous. S'étant vendu, il devenait en quelque sorte le fort peu fiable féal de Raymond de Saint-Gilles. Notre preux croisé se muait ainsi en vil mercenaire. De surcroît, Godefroy abandonna avec ses troupes le corps principal en mars, afin d'assiéger la ville de Geblet. Rappelé à l'ordre, il rejoignit les rangs en maugréant.
Selon une légende fort répandue, Godefroy aurait refusé le trône de Jérusalem parce qu'il ne voulait pas porter une couronne d'or là où Jésus avait porté une couronne d'épines... Une fois de plus, la légende et l'histoire empruntent des chemins divergents.
Jérusalem ayant été pillée et nombre de ses habitants massacrés dans l'Amour du Christ en juillet 1099, les chefs croisés s'intéressèrent aux partages des dépouilles.
Au départ, le but de l'expédition consistait dans la création d'un Etat pontifical en Terre Sainte. Le Pape aurait deux représentants : un légat qui détiendrait le pouvoir réel, tant au temporel qu'au spirituel, et son adjoint, un avoué qui serait chargé des affaires militaires et judiciaires. Les chefs des croisés se partageraient les territoires conquis et deviendraient des vassaux du légat et donc du Pape. En fait, ils ne l'entendaient pas ainsi : ils voulaient ériger un royaume laïc. Les tractations s'étaient déroulées du 17 au 22 janvier 1099, avant la prise de la vile sainte. Finalement, les chefs croisés élurent roi de Jérusalem Raymond de Saint-Gilles qui refusa la souveraineté du Saint-Siège. En revanche, l'ambitieux mais peu fier Godefroy, sans doute marri de n'être point couronné, accepta la fonction subalterne d'"avoué du Saint Sépulcre" dont nul ne voulait. Ainsi, il fut le seul chef croisé qui capitula devant les exigences du Pape. Dieu, dans son incommensurable commisération pour le genre humain, nous enleva Godefroy en 1100. Alléluia ! Grâce lui en soit rendue !
Le Godefroy de l'Histoire diffère donc sensiblement du « parfait chevalier croisé, brave et loyal » de la légende. Certes, il ne manquait pas de courage physique, mais il ne possédait aucune des autres vertus que lui prête l'historiographie romantique. Voilà donc un beau héros qui ne tenait jamais la parole donnée et abandonnait ses compagnons de combat, un félon calculateur qui aurait vendu ses alliés pour une place ou quelque monnaie sonnante et trébuchante, un drôle de chrétien qui massacrait juifs et musulmans, un bretteur indiscipliné sans autre conviction que son égoïsme,
un homme sans fierté.
Voir les travaux de Georges DESPY, Godefroid de Bouillon : mythes et réalités, dans "Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, 5e série, t. LXXI, 1985, fasc. 6-9, p. 249-275 (Académie royale de Belgique);
La date de l'accession de Godefroid de Bouillon au duché de Basse-Lotharingie, dans "Revue belge de philologie et d'histoire, t. XXXVI, n° 4, 1958
La fonction ducale en Lotharingie puis en Basse-lotharingie de 900 à 1100, dans "Revue du Nord" t.XLVIII, 1966
Frédéric