Alain Guerreau : Le féodalisme, un horizon théorique.
Paris, Le Sycomore, 1980. (page 74).
Arrivé à ce point, il me paraît possible de présenter une première esquisse de la dynamique féodale, qui me paraît fondée essentiellement sur la conquête, alternativement externe et interne.
L'arrivée des Francs en Gaule fut l'aboutissement d'un processus de désagrégation du système romain : disparition du commerce, de l'autorité publique, éclatement du pays en une poussière de domaines. Clovis, s'appuyant sur l'Église, reconstitua un semblant d'organisation générale fondée sur les principes tribaux germaniques, et, dans son élan, écarta les Wisigoths, écrasa les Burgondes et les Alamans et repassa de l'autre côté du Rhin ; après lui, et pendant deux siècles, la patrimonialité complète du pouvoir sur les terres et les hommes provoqua une succession infinie de partages et de guerres durant lesquels s'instaura ce qu'on pourrait appeler une première logique féodale : des grands domaines presque autonomes, aux mains d'aristocrates groupés en des sortes de confédérations très lâches, fondées sur la fidélité et des liens de parenté aussi peu nets les uns que les autres.
Au VIIe siècle, cette situation se dégrada, la logique tendant à isoler et à appauvrir de plus en plus les domaines, cependant d'ailleurs que l'Église prospérait relativement ; peut-être même la dégradation de l'autorité domaniale fut-elle l'occasion d'un certain essor démographique aux VIIe-VIIIe siècles. Au début du VIIIe siècle, un groupe de Francs non latinisés, s'emparant d'une grande partie des biens de l'Église, réussit ainsi à revitaliser le système en plaçant des membres du groupe familial (large) à la tête de domaines importants dans toute la Gaule et en leur confiant ce qui pouvait subsister de pouvoir et d'autorité générale. La reprise des expéditions guerrières contre l'extérieur, le resserrement très vigoureux du lien avec l'Église, l'utilisation même de celle-ci à des fins d'éducation et d'administration, permirent de restaurer une certaine cohérence. Mais la patrimonalité citée plus haut s'étant maintenue, partages et guerres intestines reprirent le dessus. Cependant, diverses modifications étaient intervenues : l'Église, sensiblement renforcée, avait à peu près réussi à imposer la fin de la personnalité des lois et la pratique du mariage et de l'exogamie que j'ai déjà évoquée ; l'endogamie et/ou les marques de fractionnement ethnique disparaissant, la société devenait beaucoup plus homogène, et les seules distinctions réelles subsistantes étaient les statuts attachés aux terres en même temps qu'aux pouvoirs. Dans la partie centrale du système, de la Loire au Rhin à peu près, ainsi que dans une bonne partie des zones méridionales du système, la logique de la guerre extérieure se bloqua, par effondrement d'une autorité générale, telle que celle qu'avaient incarnée les Carolingiens, de Charles Martel à Louis le Pieux ; la logique tribale ayant également cessé de fonctionner, plus rien ne liait efficacement les aristocrates, et le système du grand domaine se trouva lui-même ébranlé, se morcela, d'où un nouvel essor démographique dû aux installations //196// incontrôlées dans des zones jusque là non cultivées : les grands domaines, encore visibles au Xe siècle, disparurent au XIe.
L'aristocratie se réorganisa sur la base de la guerre interne à petite échelle, provoquant ainsi une sérieuse anarchie apparente, cependant que l'augmentation de la population nécessitait de plus en plus le recours aux échanges, d'où les heurts immédiats et brutaux entre les féodaux et les premiers marchands. Cependant l'Église, seule force organisée, prospérait plus que jamais et réussit, au XIIe siècle, à l'apogée de sa puissance, à ressusciter à son profit la logique des guerres externes, en l'occurrence les diverses croisades.
L'essor économique fut le plus précoce et le plus rapide en France du Nord et en Angleterre à la fois parce que les conditions naturelles étaient relativement favorables et parce que c'est là que s'étaient mises le plus tôt en place des structures différentes du grand domaine du Haut Moyen Age, plus souples, beaucoup moins orientées sur l'autarcie. L'organisation générale et solide des Normands en Angleterre montra son efficacité, de même que la monarchie capétienne, dès la seconde moitié du XIIe siècle. Au XIIIe siècle naquit l'État féodal : monnaie royale, tribunal supérieur, administrateurs locaux délégués, universités, langues vernaculaires élevées à la dignité de l'écrit.
Vue par en haut en quelque sorte, l'Europe féodale du Ve au XIIIe siècle me semble avoir été secouée par des phases successives d'anarchie interne et de guerres extérieures, ces dernières correspondant à des périodes de cohésion et de force plus grande de l'aristocratie ; cependant, d'une phase à l'autre, les rapports sociaux évoluaient notablement : un phénomène paraît à peu près continu, le renforcement de l'Église et de son influence ; la phase mérovingienne, introduisant, en la superposant au système romain, une structure de distinctions ethniques, revivifia de fait le grand domaine soutenu par des liens de cohésion ethnique et les pratiques de tutelle et de fidélité germaniques. Les Carolingiens s'appuyèrent sur des liens plus claniques qu'ethniques et surtout sur l'Église, ce qui leur donna une efficacité considérable et leur permit d'unifier un ensemble de territoire considérable. Mais cette construction ne réussit à se maintenir, en se transformant, qu'en Allemagne ; ailleurs, la cohésion aristocratique s'effondra, et du même coup le système domanial. C'est cet effondrement du carcan domanial qui me semble la cause immédiate des initiatives massives de la population rurale dans de nombreuses régions, qui entraînèrent le
fameux essor des XIe - XIIe siècles. I1 s'agit donc là d'une logique de tout le système faisant intervenir la parenté, la guerre, l'Église, le système domanial et même certaines propriétés de l'écosystème (taille, facilité plus ou moins grande des cultures) ; l'évolution technique joua sans doute un rôle, mais secondaire ; la lutte des classes aussi, mais seulement dans la mesure où l'on désigne de cette expression la pression permanente des agriculteurs sur les limites sociales du système et le fait qu'ils surent profiter rapidement du relâchement des contrôles sur les terres.
Ouvrage en Accès libre :
http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs ... alisme.pdfSa théorie sur la croissance des XI _XIIIe s se démarque de toutes celles que j'ai lu.Merci pour vos réflexions.