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Message Publié : 30 Août 2014 10:47 
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Eginhard
Eginhard
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Inscription : 14 Avr 2011 21:37
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Bonjour,

On sait, depuis longtemps (voir par exemple la thèse de Cabanis, La presse sous le Consulat et l'Empire) que la liberté de la presse disparait sous le règne de Napoléon. L'arrêté du 27 nivôse an VIII (16 janvier 1800) limite le nombre de journaux parisiens à 13 (ils étaient 73 avant l'arrêté) - s'il n'y a pas encore de censure officielle, ce coup de sabre faisait comprendre aux journaux épargnés qu'il leur faudrait à l'avenir prendre garde à ce qu'ils imprimaient dans leurs colonnes.

Sous l'Empire, les lois successives vont museler la presse, qui va devenir une arme pour Napoléon (on connait le mot de Metternich, qui écrivait que les gazettes de Napoléon lui valaient une armée de 300 000 hommes).

Pour autant, je me demandais ce qu'il en était, sous le Consulat, de ces treize gazettes épargnées par l'arrêté du 27 pluviôse - on voit Bonaparte se plaindre régulièrement de commentaires ou de nouvelles, menaçant de faire fermer boutique à tel ou tel imprimeur s'il s'obtinait - c'est donc bien que pendant le Consulat, il y avait encore, quoique restreinte, une certaine "liberté" de la presse.

A partir de quel moment pensez-vous qu'on puisse dire que la presse française est aux mains de l'Etat, qu'on n'y trouve plus de résistance, d'opposition à la volonté de Bonaparte ? Après le Consulat à vie ? A l'avénement de l'Empire ?

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Message Publié : 30 Août 2014 13:34 
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Jean Mabillon
Jean Mabillon

Inscription : 07 Sep 2008 15:55
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Bonne question Jefferson mais l'affaire est complexe.

Dans la longue durée tout d'abord il n y avait en France ni tradition de liberté d'opinion ni éthique journalistique.

La presse libre qui se crée à l'été 89 est très politisée et souvent violente et approximative dans ses écrits . Très vite la presse d'opposition n'est pas censurée mais simplement interdite : les journaux monarchistes en 92, girondins en 93, ... Le directoire marque un relatif et temporaire assouplissement mais la presse royaliste est à nouveau interdite après fructidor.

Les journaux sont d'autant plus politisés et partiaux qu ils sont dirigés ou sont la propriété d'hommes politiques.

J'ai compris qu'à cette époque il n'y avait pas de censure tatillonne : les journaux qui ne sont pas interdits ne sont pas soumis à un contrôle préventif mais restent sous la menace d'une interdiction ex post si le pouvoir les juge dangereux et infidèles .

C'est dans cette logique que se place le consulat : pas de censure préalable, pas et directives précises du gouvernement sur le contenu des articles mais des propriétaires et des directeurs loyaux au régime .

Cyril Drouet vous trouvera des lettres de Bonaparte (ou de l'empereur) qui refuse d'établir la censure pour ne pas être responsable de " toutes les sottises " qui peuvent s'écrire en France !

Paradoxalement les patrons de presse me semble t il chercheront à créer la censure pour être " protégés " conte les critiques du susceptible empereur ...

Toute forme de liberté de la presse disparaîtra enfin avec le décret de 1810.

Par ailleurs Napoleon s'est beaucoup intéressé à l'actionnariat des journaux, les faisant souvent acheter par des proches.

Je ne sais pas si ceci peut vous être utile. Un spécialiste pourra corriger ou préciser .


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Message Publié : 30 Août 2014 21:25 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 06 Fév 2004 7:08
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Jefferson a écrit :
A partir de quel moment pensez-vous qu'on puisse dire que la presse française est aux mains de l'Etat


La décret du 17 janvier 1800 est un jalon très important dans la mise au pas. Si le décret en question ne concernait pas les journaux s’occupant exclusivement de sciences, d’art, de littérature, de commerce, d’annonces et d’avis ; ni la presse de province, il s’agissait d’un message particulièrement fort. A côté de la suppression de soixante titres parisiens () noter que des 13 de 1800, il n’en restera plus que 4 en 1811), l’article 2 demandait en effet au ministre de la police de rendre un rapport sur l’ensemble des journaux s’imprimant en province, et l’article 3 ordonnait qu’aucun nouveau journal ne puisse voir le jour à l’avenir sur l’ensemble du territoire de la république. L’article 5 apparaissait comme une véritable épée de Damoclès : « Seront supprimés sur-le-champ tous les journaux qui inséreront des articles contraires au respect dû au pacte social, à la souveraineté du peuple et à la gloire des armées, ou qui publieront des invectives contre les Gouvernements et les nations amis ou alliés de la République, lors même que ces articles seraient extraits des feuilles périodiques étrangères. »

Jalon très fort pour ce qui est de la presse politique, qui sera suivi progressivement d’autres mesures comme celles relatives aux censeurs, aux augmentations de taxes, aux fusions autoritaires…

Le sort des départements (qui subirent aussi les suites du décret du 17 janvier 1800) fut réglé par le décret du 3 août 1810 :
« Art. 1er. Il n'y aura qu'un seul journal dans chacun des départements autres que celui de la Seine.
Art. 2. Ce journal sera sous l'autorité du préfet, et ne pourra paraître que sous son approbation.
Art. 3. Néanmoins les préfets pourront autoriser provisoirement, dans nos grandes villes, la publication de feuilles d'affiches ou d'annonce pour les mouvements des marchandises, pour ventes d'immeubles ; les journaux qui traitent exclusivement de littérature, sciences et arts ou agriculture. Lesdites feuilles ne pourront contenir aucun article étranger à leur objet. »

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" Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)


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Message Publié : 30 Août 2014 21:48 
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Jean Mabillon
Jean Mabillon

Inscription : 07 Sep 2008 15:55
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À vérifier mais je ne crois pas qu on puisse parler de décrets sous le consulat. On devait plutôt employer le mot d'arrêté me semble t il.


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Message Publié : 31 Août 2014 7:59 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 06 Fév 2004 7:08
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Il faut effectivement parler de l'arrêté du 27 nivôse de l'an VIII.

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Message Publié : 31 Août 2014 8:55 
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Marc Bloch
Marc Bloch

Inscription : 10 Fév 2014 7:38
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Localisation : Versailles
Il n'y a guère qu'un exemple connu d'opposition ouverte au régime et il se trouve sous la plume de Chateaubriand en 1807 . Extrait du site "Napoléon.org" :

"On connaît ces phrases citées comme un symbole de l'opposition à Napoléon : "Lorsque dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et de la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde". [Pétris de culture antique, les lecteurs du premier Empire décryptaient aisèment les noms de leurs contemporains qui se cachaient derrière les figures romaines : Chateaubriand prend le masque de l'historien Tacite qui osa écrire, ce que la population disait tout bas, que Germanicus, général populaire et héritier légitime d'une famille lontemps associée au pouvoir, avait été tué sur ordre de l'empereur. Germanicus devint alors le double du duc d'Enghien.]"

Il y a du avoir d'autres articles comparables mais moins repérés.

Le Mercure était un périodique crypto royaliste.


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Message Publié : 31 Août 2014 16:33 
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Jean Mabillon
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Inscription : 07 Sep 2008 15:55
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Jerôme a écrit :
Il n'y a guère qu'un exemple connu d'opposition ouverte au régime et il se trouve sous la plume de Chateaubriand en 1807 . Extrait du site "Napoléon.org"

Il y a du avoir d'autres articles comparables mais moins repérés.

Le Mercure était un périodique crypto royaliste.



Cette affaire illustre ce que je disais plus haut : Napoléon pour faire taire le Mercure l'a fait racheter par des fidèles de l'empire !


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Message Publié : 31 Août 2014 23:44 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 06 Fév 2004 7:08
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Jerôme a écrit :
Il n'y a guère qu'un exemple connu d'opposition ouverte au régime et il se trouve sous la plume de Chateaubriand en 1807 . Extrait du site "Napoléon.org" :

"On connaît ces phrases citées comme un symbole de l'opposition à Napoléon : "Lorsque dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et de la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde". [Pétris de culture antique, les lecteurs du premier Empire décryptaient aisèment les noms de leurs contemporains qui se cachaient derrière les figures romaines : Chateaubriand prend le masque de l'historien Tacite qui osa écrire, ce que la population disait tout bas, que Germanicus, général populaire et héritier légitime d'une famille lontemps associée au pouvoir, avait été tué sur ordre de l'empereur. Germanicus devint alors le double du duc d'Enghien.]"

Il y a du avoir d'autres articles comparables mais moins repérés.

Le Mercure était un périodique crypto royaliste.



Non seulement, il était bien difficile de montrer son opposition au régime en place (les menaces de l’article 5 de l’arrêté du 17 janvier 1800 étaient suffisamment explicites sur ce point), mais les rappels à l’ordre pouvaient tomber pour n’importe quel article susceptible de desservir le pouvoir ou jugé comme tel.
On peut à ce sujet évoquer comment les censeurs ont vu le jour.


Le premier avertissement sérieux prenait son origine de cet article paru dans le Journal des débats, le 16 avril 1805 :
« Les préparatifs pour la réception solennelle de S. M. I. et R. en Italie, s'exécutant partout, avec la plus grande activité. Plus de trois cents ouvriers travaillent sans relâche au château de Stupinis, près de Turin où S. M. I. fera quelque séjour. On y admire les meubles précieux, bronzes dorés, lustres, girandoles, candélabres, statues, vases, pendules et services de porcelaine dont un des plus magnifiques de la manufacture de Sèvres, qui y sont rassemblés en très grande quantité. On ne peut se représenter rien de plus magnifique que l'appartement que l'on y prépare pour l’Empereur et l’Impératrice ; les parquets sont couverts des plus riches tapis des Gobelins. M. Salmatoris, chambellan impérial, arrivé dernièrement de Paris, a chargé M.Rasetti, grand-veneur sous le gouvernement du roi du Sardaigne de faire prendre des cerfs dans toute l’Italie pour la chasse de l'Empereur.
-Le ministre de France à Gênes M. Saticetti, a reçu du gouvernement de la Ligurie un présent de 200 000 fr., et son secrétaire de légation 30 000 fr. pour la convention conclue entre la France et la république ligurienne. »

D’Italie, le 22 avril suivant, aussitôt reçu le journal en question, Napoléon, déjà passablement courroucé par les nouvelles parues dans le Journal des débats concernant la concentration de forces russes en Pologne (31 mars) et la non venue du souverain autrichien en Italie (9 avril), fit connaître à Fouché son mécontentement :
« Les journaux se plaisent, dans toutes les circonstances, à exagérer le luxe et les dépenses de la cour, ce qui porte le public à faire des calculs ridicules et insensés. Il est faux que le château de Stupinigi soit si magnifique; il est meublé avec d'anciens meubles, que des serviteurs zélés du roi avaient cachés et qu'ils se sont empressés de restituer après le sacre. Faites faire des articles détaillés sur cet objet. On pourra même en tirer parti pour faire sentir l'amélioration de l'esprit public dans ce pays. Faites vérifier qui a fait mettre dans les journaux que M. Saliceti avait reçu un présent de 200 000 francs du gouvernement génois; ce fait n'est point à ma connaissance, et, fût-il vrai, les journaux n'auraient pas dû le publier, à moins qu'il ne leur ait été communiqué de Gènes. Réprimez un peu plus les journaux; faites-y mettre de bons articles. Faites comprendre aux rédacteurs du Journal des Débats et du Publiciste que le temps n'est pas éloigné où, m'apercevant qu'ils ne me sont pas utiles, je les supprimerai avec tous les autres, et n'en conserverai qu'un seul; que, puisqu'ils ne me servent qu'à copier les bulletins que les agents anglais font circuler sur le continent, qu'à faire marcher, sur la foi de ces bulletins, les troupes de l'empereur de Russie en Pologne, à contremander le voyage de l'empereur d'Autriche en Italie [Journal des débats du 9 avril 1805], à l'envoyer en Courlande pour avoir une entrevue avec l'empereur de Russie, puisqu'ils ne me servent qu'à cela, je finirai par y mettre ordre. Mon intention est donc que vous fassiez appeler les rédacteurs du Journal des Débats, du Publiciste, de la Gazette de France, qui sont, je crois, les journaux qui ont le plus de vogue, pour leur déclarer que, s'ils continuent à n'être que les truchements des journaux et des bulletins anglais, et à alarmer sans cesse l'opinion, en répétant bêtement les bulletins de Francfort et d'Augsbourg sans discernement et sans jugement, leur durée ne sera pas longue; que le temps de la révolution est fini, et qu'il n'y a plus en France qu'un parti; que je ne souffrirai jamais que les journaux disent ni fassent rien contre mes intérêts; qu'ils pourront faire quelques petits articles où ils pourront montrer un peu de venin, mais qu'un beau matin on leur fermera la bouche. Il faut avoir bien peu de discernement pour ne pas voir qu'en annonçant que les empereurs d'Allemagne et de Russie vont s'aboucher, une pareille nouvelle ne peut que faire un mauvais effet; que, pour la donner, il faut qu'elle soit sûre; que celle de la marche des Russes en Pologne ne peut pas faire un meilleur effet; et ce n'est point ni à Augsbourg ni à Francfort qu'ils auront des sûretés là-dessus, puisque cela est fait exprès. »

Les menaces étaient lourdes ; elles furent renouvelées le 28 avril :
« Monsieur Fouché, la réforme des journaux aura bientôt lieu; car il est par trop bête d'avoir des journaux qui n'ont que l'inconvénient de la liberté de la presse sans en avoir les avantages, et qui, par malveillance ou ineptie, colportent tous les bruits propres à alarmer le commerce, et toujours dans le sens et dans la volonté de l'Angleterre. Dites aux rédacteurs que vous ne leur ferez aucune observation sur de petits articles; qu'il n'est plus question aujourd'hui de n'être pas mauvais, mais d'être tout à fait bons; car on ne les laissera pas jouir de bons revenus pour ne rendre aucun service, et au contraire pour nuire. En répétant cela aux différents journalistes et leur disant qu'ils ont encore trois ou quatre mois pour faire leurs preuves, ce sera à eux à faire leur profit de ces avertissements. »



Le 10 mai suivant, le Journal des débats, se fendait de ce rectificatif dans la droite ligne des instructions impériales du 22 avril :
« La source des faux bruits est infinie ; on ne cesse d'y puiser. On y puisera longtemps encore pour la tarir. Les uns sont l'effet de la malveillance, les autres de l'oisiveté. Ils sont recueillis par les journaux français, qui les propagent sans discernement, soit par irréflexion, soit par le désir de donner plutôt qu'aucun autre, des nouvelles fausses ou vraies.
[…]
D'autres bulletins avaient dit, et les journaux de Paris s'étaient empressés de le répéter qu'on faisait, dans toutes les parties de l'Italie, une battue de bêtes fauves pour les chasses de Stupinigi. On supposait donc que l'empereur qui vient de faire un voyage difficile dans les Alpes ; qui, dès le point du jour, est à cheval pour visiter les établissements publics, les forteresses, les positions ; qui voit partout les différentes autorités avec lesquelles il examine et discute tout ce qui importe au bonheur de ses peuples ; qui expédie régulièrement les nombreux portefeuilles qu'apportent les courriers qui se succèdent avec rapidité, trouve encore des loisirs et éprouve le besoin de l'exercice de la chasse dans ces journées si entièrement et si activement remplies ! On a parlé en même temps de la splendeur et de la magnificence des ameublements du château de Stupinigi. Tout cela est également controuvé : Stupinigi est une jolie maison de campagne meublée d'une manière convenable, mais sans faste, et avec des meubles du pays.
D'autres bulletins ont dit, que des ministres de l'empereur dans les cours étrangères reçoivent des présents de 2 et de 300 mille francs. On sait cependant que l'empereur ne souffre pas que ses ministres reçoivent, s'il ne les y a autorisés, même les présents qui sont d'usage dans les cours, et dont la valeur n'excède jamais plus de 20 à 30 mille francs.
[…]
Dans un ordre de choses plus important encore, on suit une marche absolument semblable. On a publié que l'empereur d'Allemagne devait venir à Venise, et ce prince n'a jamais pensé à ce voyage. On dit même à présent que le prince Charles doit se rendre à Milan ; mais à peine a-t-on publié ces fables, que l'on contremande les préparatifs. On se procure ainsi l'avantage de faire deux articles pour chaque fausse nouvelle; tandis qu'en s'en tenant à la vérité, on n'aurait rien eu à dire. On envoie le grand duc Constantin à Vienne ; et, peu après, c'est l'empereur d'Allemagne qu'on fait aller en Pologne pour avoir une entrevue avec l'empereur Alexandre.
Ces nouvelles, qui paraissent jetées au hasard, tiennent cependant à un système suivi. Elles se combinent tantôt avec l'annonce d'une alliance offensive et défensive entre les empereurs d'Autriche, de Russie, les rois de Prusse, de Suède, dont ce dernier serait déclaré généralissime. On met déjà les troupes en mouvement, ou désigne les camps où elles se réunissent, les places où les magasins sont formés; et, en faisant venir ces bruits de différent lieux, en les donnant à des dates diverses, en les répétant dans des articles successifs, on parvient à inspirer au lecteur peu instruit l'idée que tout est en combustion, et que la guerre est imminente.
[…]
A peine monté sur le trône d'Italie l'empereur Napoléon s'est empressé de faire part de cet événement à l'empereur d'Allemagne, au roi de Prusse et au roi d'Espagne ; il en a reçu des réponses également satisfaisantes; ces trois grandes puissances, ainsi que tous les électeurs du corps germanique, le régent de Portugal et la reine d'Etrurie, ont reconnu la nouvelle organisation de l'Italie.
On n'a pas rassemblé un corps de troupes, on n'a pas formé un magasin, on n'a pas fait un mouvement alarmant pour la tranquillité du Continent en Russie, en Prusse, en Autriche: l'Europe est tranquille; tout le monde y veut vivre en paix, excepté cependant les nouvellistes que solde la politique anglaise, et qui dupent si facilement les journalistes de France.»


L’alerte avait été sérieuse. Pourtant, le Journal des débats fit un nouveau faux pas. Le 16 mai, cet article mit le feu aux poudres :
« Il y a quelque temps que des feuilles publiques ont annoncé que l'Empereur des Français avait envoyé plusieurs décorations de la légion d'honneur à différentes cours d’Allemagne, nommément à celles de Berlin et de Munich. Aujourd’hui, l’une d’elles dit que parmi les décorations qui avaient été envoyées à Berlin, il y en avait une destinée pour le duc régnant de Brunswick ; mais que ce prince tout flatté qu'il se sentit de cette destination, n'a pu l'accepter, vu que les statuts de l’ordre de la Jarretière dont il est membre ne permettent point de se faire recevoir membre d'un autre ordre, sans l’autorisation expresse du grand-maître. Le duc a écrit lui-même à ce sujet à l’Empereur, en y ajoutant qu'aussitôt que la paix sera rétablie entre les deux puissances, il regardera comme son premier et son p!us cher devoir, de chercher à obtenir cette autorisation du grand-maître. »

Le 20 mai, de Milan, la sentence tombait :
« Monsieur Fouché, mon intention est que désormais le Journal des Débats ne paraisse pas qu'il n'ait été soumis la veille à une censure. Vous nommerez un censeur qui soit un homme sûr, attaché et ayant du tact, auquel les propriétaires du journal donneront 12 000 francs d'appointements. C'est à cette seule condition que je permettrai que ce journal continue de paraître. La censure, toutefois, ne doit pas s'étendre sur le feuilleton ni sur les articles littéraires, mais seulement sur la politique, et sur la partie littéraire qui pourrait être faite dans un mauvais esprit politique. Vous lui ferez contredire l'article relatif au duc de Brunswick; il eût été bien plus naturel de croire fausse une nouvelle aussi absurde, ou, dans le doute, comme cette nouvelle ne pouvait pas être agréable, d'en attendre la confirmation. Le plus mauvais esprit anime les rédacteurs. Si, malgré la censure, il leur échappe quelque bêtise de cette espèce, je n'aurai plus qu'à supprimer cette feuille. Faites connaître cette mesure aux journaux, et prévenez-les que, s'ils s'avisent de débiter des nouvelles par trop bêtes et dans de mauvaises intentions, j'en ferai autant de leurs feuilles. Toute nouvelle désagréable et désavantageuse pour la France, ils doivent la mettre en quarantaine, parce qu'ils doivent la soupçonner dictée par les Anglais. »

On désigna un censeur et le Journal des débats revint logiquement sur l’information qui avait provoqué la colère de l’Empereur :
-29 mai : « Des journaux allemands avaient prétendu que le duc de Brunswick avait jugé le grand cordon de la légion d'honneur incompatible, quand à présent, avec l'ordre de la Jarretière dont il est membre. Quelques feuilles de Paris, avaient inséré cet article que nous n'avions répété qu'après elles. Nous apprenons aujourd'hui que tout ce récit était entièrement dénué de fondement. Le duc de Brunswick a reçu la grande décoration de la légion d'honneur avec d'autant plus de joie, qu'étant un général distingué, il la tenait du premier capitaine du siècle ; et qu'ayant été conduit par les événements et par l'ordre de son souverain à faire la guerre à la France, il trouvait une occasion de se livrer à des sentiments qui n'étaient plus contrariés par ses devoirs. »
-31 mai : « La Gazette de Brunswick déclare, par ordre supérieur, fausse et controuvée, la lettre qu’on supposait dans la Gazette de Bamberg, avoir été écrite à l’Empereur des Français par S.A.S. le duc de Brunswick, relativement au grand cordon de la légion d’honneur. (Cette nouvelle est une confirmation de celle que nous avons insérée dans notre feuille d’avant-hier. »



Le 16 juillet suivant, le Journal des débats (dont le titre rappelait trop la révolution selon Napoléon dans sa lettre à Fouché en date du 1er juin) prenait le nom de Journal de l'Empire.

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Message Publié : 05 Sep 2014 16:08 
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Eginhard
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Inscription : 14 Avr 2011 21:37
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Merci pour ces retours très intéressants - je poursuis ma lecture du livre de Cabanis et les informations que j'y trouve vont dans le sens de vos interventions. Je manque de temps pour relancer la discussion. Je le ferai dès que possible.

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Message Publié : 24 Oct 2014 21:01 
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Marc Bloch
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Inscription : 10 Fév 2014 7:38
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Localisation : Versailles
Très curieusement il semble que le royaume d'Italie ait connu une trajectoire différente : la censure y aurait été supprimée en 1806 avant d'être rétablie en 1810...


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Message Publié : 24 Oct 2014 21:24 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 06 Fév 2004 7:08
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Un mot de Pillepich sur ce point (Napoléon et les Italiens) :
« Organisée sur des modèles français, [la censure] prit successivement trois formes : préventive par un magistrat de révision dépendant des ministères de l'Intérieur et du Culte (1803) ; à posteriori par un bureau de la liberté de la presse relevant de la direction générale de la police (1806) ; préventive de nouveau par une direction générale de l'imprimerie et de la librairie couplée avec celle de l'instruction publique (1810) »

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Message Publié : 25 Oct 2014 9:23 
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Marc Bloch
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Inscription : 10 Fév 2014 7:38
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Localisation : Versailles
Comment expliquer ces changements de méthode du royaume dItalie ?


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Message Publié : 26 Oct 2014 16:01 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 06 Fév 2004 7:08
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L'idée du décret de juillet 1806 remontait à l’année précédente.
Le 11 juin 1805, Eugène, fraîchement proclamé vice-roi, avertissait en effet Napoléon qu’il venait d’ordonner au ministre de l'Intérieur de retirer la censure des journaux, précisant que le gouvernement se réservait le droit de punir les rédacteurs, s'il y avait lieu.
D’une certaine manière, Eugène adaptait ici la législation italienne à celle de France où les journaux n’étaient pas soumis à une censure préalable (sauf le Journal des débats depuis la décision impériale du 20 mai ; voir à ce sujet mon post du 31 août sur ce fil) mais se trouvaient placés sous les menaces du décret du 17 janvier 1800 ; pour mémoire : « « Seront supprimés sur-le-champ tous les journaux qui inséreront des articles contraires au respect dû au pacte social, à la souveraineté du peuple et à la gloire des armées, ou qui publieront des invectives contre les Gouvernements et les nations amis ou alliés de la République, lors même que ces articles seraient extraits des feuilles périodiques étrangères. »

Napoléon, qui avait quitté Milan la veille, répondit dès le 12 en ces termes :
« La censure détruit les journaux; il faut déclarer que le Gouvernement ne peut répondre des sottises qu'ils peuvent dire, mais que les journalistes en répondront personnellement. Je ne me dissimule pas que cette mesure a quelque inconvénient, mais il y a aussi dans le vague de la liberté de la presse quelque chose dont il est bon de profiter, et, quoique mon intention ne soit point de laisser aux journaux la liberté que les constitutions anglaises laissent aux journaux anglais, je ne veux point qu'on la règle comme on le fait à Vienne ou à Venise. »

Le 14 et 19 juin suivants, l’Empereur précisa sa pensée, élargissant la question de la censure aux livres :
« Je désire que vous supprimiez entièrement la censure des livres. Ce pays a déjà l’esprit assez étroit sans l'étrécir davantage. Bien entendu que la publication de tout ouvrage qui serait contraire au Gouvernement serait arrêtée. Il faut exiger seulement que, lorsque les libraires auraient à mettre en vente un ouvrage, ils en envoient, sept jours avant, un exemplaire à la police. »

« Mon Cousin, je reçois votre circulaire au ministre de l’intérieur […] Vous auriez mieux écrit en six lignes : « Monsieur Felici, Ministre de l’Intérieur […], l’intention de Sa Majesté est que la magistrature de révision soit supprimée et qu’aucune espèce de censure ne soit exercée sur la presse; et que, dans le cas de la non connaissance de l’auteur, le libraire soit responsable de ce qu’il y a dans l’écrit qu’il débite de contraire à l'ordre public, à l'intérêt ou à l’honneur des particuliers. Sa Majesté entend cependant que, sept jours avant de mettre un ouvrage en vente, une copie en soit envoyée au ministre de l’Intérieur, afin que, s’il contient quelque chose de contraire à l‘ordre public, la publication en puisse être arrêtée; l’ouvrage pourra aussi être arrêté toutes et quantes fois qu’il sera reconnu contraire au Gouvernement et au bien public. Présentez-moi donc un projet de décret pour atteindre à ce but. »

Si la suppression de la censure sur les journaux rapprochait les législations italienne et française, l’abandon de celle concernant les livres était une nette différence entre les deux pays, puisqu’à cette date les ouvrages non périodiques en France étaient toujours soumis à l’arrêté consulaire du 27 septembre 1803 :
« Pour assurer la liberté de la presse, aucun libraire ne pourra vendre un ouvrage avant de l'avoir présenté à une commission de révision, laquelle le rendra, s'il n'y a pas lieu à la censure. »


Le décret fut rendu le 17 juillet 1806.
Le 31 mars précédent, Napoléon donnait son avis sur ce texte à Eugène :
« L’article 3 de votre décret d’abolition de la censure est un peu vif. Tout homme est libre d’écrire et d’imprimer ses pensées, mais avec bien des restrictions. Il n’y a pas plus de loi en Italie qu’en France contre la calomnie. D’ailleurs, par un article, vous établissez la censure, car votre bureau de la liberté de la presse n’est pas autre chose qu’une censure. Mais je crois que tout cela n’a pas le même inconvénient à Milan qu’à Paris. »

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Message Publié : 28 Oct 2014 19:16 
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Marc Bloch
Marc Bloch

Inscription : 10 Fév 2014 7:38
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Localisation : Versailles
Je remercie cyril Drouet de ces extraits.
Mais je reviens à ma question : comment expliquer cet apparent libéralisme de Napoléon ? Et pourquoi a t il finalement institué un vrai régime de censure en Italie en 1810 ?


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Message Publié : 29 Oct 2014 10:47 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 06 Fév 2004 7:08
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L’écart entre la législation italienne et française est tout relatif ; Napoléon en convenait : « votre bureau de la liberté de la presse n’est pas autre chose qu’une censure ».
Mais finalement, le décret du 17 juillet 1806 fut mis à bas par celui du 30 novembre 1810 par lequel Eugène ordonnait d’exécuter les règlements établis par le décret impérial du 5 février 1810 relatif à l’imprimerie et la librairie. Cette harmonisation législative se retrouve également dans la presse : ainsi, le décret italien du 27 novembre 1811, limitant le nombre des journaux politiques à un par département et deux pour la capitale, n’est pas sans rappeler le décret français du 3 août 1810 portant sur le même sujet.
Comment expliquer cette évolution ? Napoléon voyait des différences entre la France et l’Italie (« Ce pays a déjà l’esprit assez étroit sans l'étrécir davantage », « tout cela n’a pas le même inconvénient à Milan qu’à Paris ») qui pouvaient autoriser une législation moins dure. Le contrôle s’intensifiant progressivement en France, il était sans doute difficile pour Eugène de maintenir les bases établies en 1806 qui, du coup, auraient présenter des différences bien grandes avec ce qui pouvait se passer de l’autre côté des Alpes.
A creuser…

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