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 Sujet du message : Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 26 Sep 2016 18:43 
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Marc Bloch
Marc Bloch

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Pierre Branda dans sa biographie de Joséphine note que le Prince Eugene a joué un jeu personnel à deux reprises. En 1809, il a refusé de soutenir sa mère contre son beau père et l'a encouragée à accepter le divorce peut être par peur de perdre sa propre position personnelle à Milan. En 1814 il a refusé de répondre à l'appel de Napoleon qui lui demandait de rejoindre la France avec son armée préférant préserver son pouvoir à Milan.

Cela nous donne un éclairage très négatif sur la personnalité du fils de Joséphine qui semble plus imprégné d'ambition personnelle que de solidarité avec sa mère en 1809 ou son beau père en 1814 !

Si je comprends bien sa position lors du divorce, position peu délicate à l'egard de sa mère mais assez rationnelle dans le contexte politique de l'empire, je comprends bien moins son attitude en 1814 : voulait il conserver pour lui la couronne de fer ?

Qu'en pensent les experts de la période ?


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 Sujet du message : Re: Eugene : un ambitieux ?
Message Publié : 26 Sep 2016 19:27 
Jerôme a écrit :
Si je comprends bien sa position lors du divorce, position peu délicate à l'egard de sa mère mais assez rationnelle dans le contexte politique de l'empire, je comprends bien moins son attitude en 1814 : voulait il conserver pour lui la couronne de fer ?
Il me semble qu'en 1814 de plus en plus de gens se rendaient compte que c'était plié depuis Leipzig. Et les Italiens avaient-ils envie de se battre pour la France ?


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 Sujet du message : Re: Eugene : un ambitieux ?
Message Publié : 26 Sep 2016 22:08 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Jerôme a écrit :
En 1814 il a refusé de répondre à l'appel de Napoleon qui lui demandait de rejoindre la France avec son armée préférant préserver son pouvoir à Milan.



La première lettre de Napoléon en ce sens date du 17 janvier :
« Le duc d'Otrante vous aura instruit que le roi de Naples se met avec nos ennemis. Aussitôt que vous en aurez la nouvelle officielle, il me semble important que vous gagniez les Alpes avec toute votre armée. »

Il ne s’agit donc pas là un ordre formel mais d’une instruction conditionnelle à laquelle Eugène répondit le 25 janvier suivant en ces termes :
«Sire, j'ai reçu, hier 24, la lettre chiffrée de Votre Majesté du 17 janvier, qui contient l'instruction pour le cas où le roi de Naples se déclarerait contre nous. J'agirai de manière à remplir les intentions de Votre Majesté.
Jusqu'à présent rien d'officiel à cet égard, et, en supposant que les Napolitains se déclarent, cela peut fort bien ne pas encore changer aussitôt ma position, surtout si ces troupes continuent à rester telles qu'elles sont placées en ce moment, échelonnées depuis Modène jusqu'à Ancône et Rome. Tout au plus, pour le moment, pourrais-je prendre la ligne du Mincio, qui me rapprocherait de mes ponts sur le Pô. Une des trois divisions de l'armée de réserve, quoique incomplète, s'est portée sur Plaisance; on travaille à mettre la ville à l'abri d'un coup de main, et, dans toute hypothèse, cette division suffira pour arrêter les Napolitains s'ils s'avançaient trop rapidement sur la droite. D'ailleurs je ne cache pas à Votre Majesté que l'armée serait bien aise de trouver l'occasion de pouvoir donner une leçon à ceux dont la conduite inspire tant de mépris et d'indignation.
« Dans le cas d'un mouvement rétrograde, j'exécuterai les ordres de Votre Majesté quant aux places fortes et aux garnisons à y laisser; mais je ne lui cache pas que l'esprit est tel en Italie que beaucoup d'officiers et surtout la troupe se laissent séduire par le moyen que l'ennemi emploie en ce moment : l'indépendance de l’Italie. II est fâcheux de le dire, et pourtant il le faut, puisque c'est la vérité, que, dès que l'armée de Votre Majesté aura quitté l'Italie, celle-ci sera perdue pour bien longtemps. Je n'envisage pas non plus sans effroi le mouvement rétrograde que je serai obligé de faire. Il est certain que, y compris les 7 000 conscrits que je viens de recevoir dernièrement, sur les 15 000 promis, je n'ai pas 1 200 Français de l'ancienne France. Tous les hommes que j'ai reçus pour commencer la campagne étaient Toscans, Génois, Piémontais. Votre Majesté doit donc s'attendre, même dans nos rangs, à une désertion considérable. »

Le même jour, il écrivait également à Clarke :
« J'ai fait porter une des divisions de l'armée de réserve à Plaisance pour mettre cette ville à l'abri d'un coup de main et couvrir le pont que j'y fais établir. J'ai fait défendre aux troupes napolitaines de dépasser le Taro sous peine de regarder leur démarche comme un acte d'hostilités. D'après cela, j'attends encore dans ma position qu'il y ait une déclaration officielle, ou que des hostilités aient été commises, et j'agirai pour le mieux et suivant les circonstances. »

Trois jours plus tard, les choses devinrent bien plus claires. Ainsi, Eugène lançait à Murat :
« Sire, mon aide de camp me remet à l'instant la réponse que Votre Majesté a bien voulu faire à ma dépêche du 14. Il est donc vrai que Votre Majesté a jugé indispensable aux intérêts de sa couronne, non-seulement de s'allier aux ennemis de l'Empereur, mais même de marcher contre ses troupes !
Sire, je l'avoue, je n'aurais jamais cru un tel événement possible, et j'éprouve le besoin de lui dire que j'en ressens une profonde douleur. Puisse Votre Majesté ne jamais regretter le parti qu'elle prend aujourd'hui, c'est le vœu de mon cœur.

Eugène, cette nouvelle officielle reçue, aurait donc du, en conformité avec la missive impériale du 17 janvier, gagner les Alpes avec toute son armée. Pourtant, le lendemain, 29, il écrivait ceci à Napoléon :
« « Sire, les mauvaises intentions du roi de Naples étant tout à fait déclarées
[…]
Votre Majesté m'a ordonné de me retirer, en cas de besoin, sur les Alpes; j'ose la prier de vouloir bien préciser davantage cette instruction, dans le cas où je devrais repasser ces montagnes ou en défendre les passages.
[…]
Je la supplie donc de me faire connaître, le plus tôt possible, ses ordres très précis, et elle peut être sûre que je les exécuterai ponctuellement. »

Le 6 février, un mouvement sur les Alpes n’était encore en rien d’actualité :
« Je suis sur le Mincio, placé de manière à observer les mouvements de l'un et de l'autre côté du Pô, et je compte, ainsi que vous le penserez bien, m'y arrêter le plus longtemps possible. »
(Eugène à Clarke)

De son côté, Napoléon réitérait ses ordres à Clarke (8 février) :
« J'ai donné ordre au vice-roi, aussitôt que le roi de Naples aurait déclaré la guerre, de se porter sur les Alpes. Réitérez-lui cet ordre par le télégraphe, par estafette et en triplicata par un officier. Vous lui ferez connaître qu'il ne doit laisser aucune garnison dans les places d'Italie, si ce n'est des troupes d'Italie, et qu'avec tout ce qui est français il doit venir sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le mont Cenis; qu'aussitôt qu'il sera en Savoie il sera rejoint par tout ce que nous avons à Lyon. »

Dès le lendemain, le ministre de la guerre transmettait les intentions impériales en ces termes :
« Monseigneur,
L'Empereur me prescrit, par une lettre datée de Nogent-sur-Seine, le 8 de ce mois, de réitérer à Votre Altesse Impériale l'ordre que Sa Majesté lui a donné de se porter sur les Alpes, aussitôt que le roi de Naples aura déclaré la guerre à la France.
D'après les intentions de Sa Majesté, Votre Altesse Impériale ne doit laisser aucune garnison dans les places de l'Italie, si ce n'est des troupes d'Italie, et elle doit de sa personne venir avec tout ce qui est Français sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le mont Cenis. L'Empereur me charge de mander à Votre Altesse Impériale qu'aussitôt qu'elle sera en Savoie, elle sera rejointe par tout ce que nous avons à Lyon. »

La missive ministérielle fut accompagnée d’une lettre de Joséphine écrite le même jour :
« Ne perds pas un instant, mon cher Eugène, quels que soient les obstacles, redouble d'efforts pour remplir l'ordre que l'Empereur t'a donné. Il vient de m'écrire à ce sujet. Son intention est que tu te portes sur les Alpes, en laissant dans Mantoue et les places d'Italie seulement les troupes du royaume d'Italie; sa lettre finit par ces mots: « La France avant tout, la France a besoin de tous ses enfants !»
Viens donc, mon cher fils, accours; jamais ton zèle n'aura mieux servi l'Empereur. Je puis t'assurer que chaque instant est précieux.
[…]
Adieu, mon cher Eugène, je n'ai que le temps de t'embrasser et de te répéter d'arriver bien vite. »

Le ministre poursuivit dans le même sens le 17 février :
« J'espère que ma dépêche du 9 de ce mois, expédiée par triplicata, sera parvenue à Votre Altesse Impériale, et, qu'au moment où j'écris, elle s'occupe de l'exécution des ordres de l'Empereur pour évacuer l'Italie et se porter sur les Alpes. Cette mesure commandée par les circonstances devient de jour en jour d'une nécessité plus urgente, et j'attends avec une vive impatience d'apprendre que Votre Altesse aura commencé son mouvement. Il secondera j'espère bien efficacement les opérations que M. le duc de Castiglione a eu ordre d'entreprendre avec les troupes qui se réunissent à Lyon, et dont les dernières y arriveront le 24. L'Empereur a ordonné que ce maréchal attaquât sans différer le général autrichien Bubna, qui, de Genève, a poussé des colonnes sur Bourg, sur Lyon, sur Chambéry et qui menace Grenoble, du poste des Échelles dont il s'est emparé.
L'arrivée de Votre Altesse Impériale à Chambéry ou à Grenoble déciderait bien vite du succès des opérations du duc de Castiglione, s'il était balancé, et permettra au maréchal de se porter par la Franche-Comté sur les flancs et les derrières de la grande armée autrichienne, dont les têtes de colonne menacent à la fois Paris et Orléans. Votre Altesse Impériale saisira, par cet exposé rapide, toute l'importance des dispositions que son arrivée permettra de faire, et qu'elle sera immédiatement appelée à seconder. Je m'estimerai donc très-heureux d'avoir à transmettre à l'Empereur la nouvelle de son approche sur la frontière de France, et j'espère que cet événement sera pour l'armée d'Italie, comme pour les autres, le signal de nouveaux et de plus grands succès. »



En Italie, d’autres voix se faisaient entendre, Ainsi, le 9, le jour où Clarke écrivait sa première lettre, Fouché confiait à Eugène son espoir d’un retournement de Murat à sa cause et d’un partage de l’Italie entre eux…



Le 16 février, Eugène reçut la lettre du 9. Il y répondit en ces termes :
« Monsieur le duc de Feltre, je reçois à l'instant même votre lettre du 9 de ce mois, dans laquelle vous me faites part des instructions de Sa Majesté à l'égard de l'armée sous mes ordres, dès que le roi de Naples se sera déclaré contre la France. Vos instructions sont entièrement conformes à celles que l'Empereur m'a adressées, il y a environ quinze jours, par une lettre chiffrée. J'agirai ponctuellement en ce sens.
Jusqu'à présent, les Napolitains ne peuvent entrer en opérations, parce que, bien que le roi ait fait un traité avec l'ennemi, il en attend la ratification, et j'ai pris toutes mes mesures pour être prévenu à temps.
Ainsi donc mon mouvement rétrograde, qui n'est d'ailleurs que conditionnel, sera le plus lent possible, à moins que la présence de mon armée, étant jugée nécessaire en France, vous me fassiez parvenir l'ordre positif de m'y porter. »


Murat s’était pourtant bien déclaré… La lettre d’Eugène du 17 février était un écho de celle qu’il avait écrite le 29 janvier.

Vint ensuite, le lendemain 18, la lettre de sa mère. Eugène répondit immédiatement à Napoléon :
« Sire, une lettre que je reçois de l'impératrice Joséphine m'apprend que Votre Majesté me reproche de n'avoir pas mis assez d'empressement à exécuter l'ordre qu'elle m'a donné par sa lettre en chiffres, et qu'elle m'a fait réitérer le 9 de ce mois par le duc de Feltre.
Votre Majesté a semblé croire aussi que j'ai besoin d'être excité à me rapprocher de la France dans les circonstances actuelles, par d'autres motifs que mon dévouement pour sa personne et mon amour pour ma patrie.
Que Votre Majesté me le pardonne, mais je dois lui dire que je n'ai mérité ni ses reproches ni le peu de confiance qu'elle montre dans des sentiments qui seront toujours les plus puissants mobiles de toutes mes actions.
L'ordre de Votre Majesté portait expressément que, dans le cas où le roi de Naples déclarerait la guerre à la France, je devais me retirer sur les Alpes. Cet ordre n'était que conditionnel; j'aurais été coupable si je l'eusse exécuté avant que la condition qui devait en motiver l'exécution eût été remplie. Mais, cependant, je me suis mis aussitôt, par mon mouvement rétrograde sur le Mincio et en m'échelonnant sur Plaisance, en mesure d'exécuter la retraite que Votre Majesté me prescrivait, aussitôt que le roi de Naples, sortant de son indécision, se serait enfin formellement déclaré contre nous. Jusqu'à présent ses troupes n'ont commis aucune hostilité contre celles de Votre Majesté; le roi s'est toujours refusé à coopérer activement au mouvement des Autrichiens, et, il y a deux jours encore, il m'a fait dire que son intention n'était point d'agir contre Votre Majesté, et il m'a donné en même temps à entendre qu'il ne faudrait qu'une circonstance heureuse pour qu'il se déclarât en faveur des drapeaux sous lesquels il a toujours combattu. Votre Majesté voit donc clairement qu'il ne m'a point été permis de croire que le moment d'exécuter son ordre conditionnel fût arrivé.
Mais si Votre Majesté veut supposer un instant que j'eusse interprété ses ordres de manière à me retirer aussitôt que je les aurais reçus, qu'en serait-il résulté?
J'ai une armée de 36 000 hommes, dont 24 000 Français et 12 000 Italiens. Mais de ces 24 000 Français, plus de la moitié sont nés dans les États de Rome et de Gênes, en Toscane et dans le Piémont, et aucun d'eux assurément n'aurait repassé les Alpes. Les hommes qui appartiennent aux départements du Léman et du mont Blanc, qui commencent déjà à déserter, auraient bientôt suivi cet exemple des Italiens, et je me serais trouvé dans les défilés du mont Cenis ou de Fenestrelle, comme je m'y trouverai aussitôt que Votre Majesté m'en aura donné l'ordre positif, avec 10 000 hommes à peine, et attirant à ma suite sur la France 70 000 Autrichiens, et l'armée napolitaine qui alors, privée de la présence de l'armée française qui lui sert encore plus d'appui que de frein, eût été forcée aussitôt d'agir offensivement contre nous. Il est d'ailleurs impossible de douter que l'évacuation entière de l'Italie aurait jeté dans les rangs des ennemis de Votre Majesté un grand nombre de soldats qui sont aujourd'hui ses sujets.
Je suis donc convaincu que le mouvement de retraite prescrit par Votre Majesté aurait été très funeste à ses armes, et qu'il est fort heureux que, jusqu'à présent, je n'aie pas dû l'opérer.
Mais si l'intention de Votre Majesté était que je dusse le plus promptement possible rentrer en France avec ce que j'aurais pu conserver de son armée, que n'a-t-elle daigné me l'ordonner ? Elle doit en être bien persuadée, ses moindres désirs seront toujours des lois suprêmes pour moi; mais Votre Majesté m'a appris que dans le métier des armes il n'est pas permis de deviner les intentions, et qu'on doit se borner à exécuter les ordres.
Quoi qu'il en soit, il est impossible que de pareils doutes soient nés dans le cœur de Votre Majesté. Un dévouement aussi parfait que le mien doit avoir excité la jalousie; puisse-t-elle ne point parvenir à altérer les bontés de Votre Majesté pour moi, elles seront toujours ma plus chère récompense. Le but de toute ma vie sera de la justifier, et je ne cesserai jamais de mettre mon bonheur à vous prouver mon attachement, et ma gloire à vous servir. »

De même, il écrivit à sa mère :
« Ma bonne mère, à mon retour d'une petite expédition que j'ai faite sur Salo, où j'ai battu l'ennemi, je trouve ta lettre du 9 février; elle m'a confondu ! J'en ai écrit à l'Empereur et je t'envoie, avec celle-ci, copie de ma lettre. Je joins aussi les copies de celle que j'ai reçue avant hier du duc de Feltre, et ma réponse.
Je ne croyais pas être arrivé jusqu'à ce moment pour avoir besoin de donner à l'Empereur des preuves de ma fidélité et de mon dévouement! Je ne puis, dans tout cela, voir qu'une chose : c'est que j'ai des ennemis, et qu'ils sont jaloux de la manière, j'ose dire honorable, dont je me suis tiré des circonstances les plus difficiles. A cela, je répondrai par le témoignage de la vérité. La voici tout entière :« Depuis plus de trois mois que je suis resté sans direction ni instruction de l'Empereur, je n'ai reçu de lui, vers le 1er février, qu'une lettre chiffrée, qui me disait que, dans le cas où leroi de Naples déclarerait la guerre à la France, je devais me retirer sur les Alpes. Cet ordre était donc conditionnel, et semblait me dire : « Alors vous ne pourrez plus tenir en Italie; alors il faut couvrir les débouchés de la France, etc. »
Mais je m'étais mis en relation directe avec le roi; je lui envoyai chaque jour, depuis son arrivée à Bologne, un officier qui lui faisait envisager la paix comme prochaine, qui lui confiait l'indignation que l'armée éprouvait, qui lui soutenait qu'il serait à jamais perdu dans l'histoire s'il trempait ses mains dans le sang français; enfin, qu'il était bien évident que l'ennemi se jouait de lui.
Tout cela a produit pour moi l'effet désiré, puisque le roi a arrêté le mouvement de ses troupes, m'a promis de m'avertir avant de m'attaquer, etc. Malgré toutes ses belles promesses, je n'ai pas voulu trop m'y fier, et pour me mettre plus en mesure, j'ai quitté la ligne formidable de l'Adige pour prendre celle du Mincio, beaucoup moins bonne, mais plus en arrière. L'ennemi ayant marché sur moi avec trop de confiance, je l'ai attaqué, et j'ai eu le bonheur de le battre le 8 de ce mois.
Pendant tout ce temps, le roi est resté à Bologne.
Il m'était donc permis d'espérer que la paix me trouverait encore guerroyant en Italie, et faisant tête à deux ennemis, très supérieurs en nombre, il est vrai, mais que la politique empêcherait de marcher d'accord. Et, enfin, je me réservai toujours ma retraite sur Alexandrie et les Alpes, en exécution de mes instructions.
Pourquoi donc aujourd'hui Sa Majesté semble-t-elle se plaindre de moi?
Est-ce parce qu'elle aurait besoin de mon armée?
Mais alors, je demanderai tout simplement: Pourquoi l'Empereur ne m'a-t-il pas écrit deux mots positifs : « J'ai besoin de vous; venez sans perdre de temps en France. » Il aurait vu si mon cœur ne répétait pas, d'accord avec le sien: « La France avant tout! »
Pourquoi ne m'a-t-il pas fait l'honneur de m'envoyer un de ses officiers, s'il n'a pas voulu risquer une lettre?
Non, je le répète, je n'ai reçu d'autres ordres que ceux cités plus haut, et je le demande à toute la terre, veulent-ils dire autre chose que : « Quand le roi de Naples se sera déclaré contre nous, vous n'aurez rien de mieux à faire que de vous retirer sur les Alpes? »
Certes, je ne prétends pas me plaindre de l'Empereur, et je ne choisirais pas d'ailleurs d'aussi douloureuses circonstances. Mais, quand on se voit attaqué, il est permis de se défendre. Ce que je puis te jurer, ma bonne mère, c'est que dans la conduite de ton fils, quoi qu'on puisse dire, il n'y aura jamais le moindre louche. Si tu veux bien jeter les yeux sur ma lettre à l’Empereur, tu verras les raisons qui m'ont porté à agir comme je l'ai fait. Ces raisons sont excellentes; j'en appelle à tous les militaires et à tout ce qui a le sens commun. Elles doivent céder et céderont au premier ordre positif que je recevrai. Mais j'aurai la bonhomie de croire, jusqu'alors, que j'aurai rendu quelque service à la France et à l'Empereur, en empêchant une armée de soixante-dix mille hommes d'entrer et d'envahir encore de nouvelles provinces de notre belle et malheureuse patrie.

Le 22 février, Eugène répondait à la deuxième lettre de Clarke, celle du 17 :
« Monsieur le duc de Feltre, j'ai reçu par l'estafette du 15 le triplicata de votre lettre du 17, contenant le renouvellement des ordres que l'Empereur m'avait donnés à la fin de janvier, pour l'évacuation conditionnelle de l'Italie. Je me réfère à la réponse que je vous ai faite et à la communication que je vous ai donnée de ma lettre à Sa Majesté. J'ai de plus à ajouter aujourd'hui que non-seulement le roi de Naples ne paraît pas disposé à se mettre en état d'agression contre nous; mais qu'après avoir paru un instant à Reggio, il vient de retourner à Modène. Un de ses régiments a même eu l'ordre de rebrousser de Reggio sur Modène: cette contre marche n'est rien moins qu'hostile. Je me suis mis en communication avec le roi; je lui dépêche, sous divers prétextes, le plus d'officiers que je peux; tous me rapportent que son intention ne serait d'agir offensivement contre les troupes que je commande qu'autant qu'il pourrait, ou pour parler plus exactement, qu'il serait forcé d'entrer en communauté d'opérations avec les Autrichiens, dont les démonstrations actuelles n'offrent, depuis la bataille du Mincio et les petits succès qui l'ont suivie sur ma gauche, rien qui paraisse devoir m'inquiéter beaucoup pour le moment. L'indécision dans laquelle le roi de Naples n'a point cessé de flotter me porte à penser que les triomphes de l'Empereur achèveraient de le replacer dans notre système: d'autant qu'il est loin d'avoir à se louer de s'être ainsi jeté dans les bras des Autrichiens.
Aussi longtemps donc que toutes les opérations du roi vers le Pô se réduiront à des allées et venues, je pense que je pourrai attendre tranquillement ici le résultat des heureux événements qui se développent de vos côtés, et ménager ainsi à l'Empereur les avantages attachés pour lui à la conservation de l'Italie. »


En France, de Nangis, quatre jours plus tôt, Napoléon, victorieux, avait finalement changé ses ordres (pourtant renouvelés la veille par Clarke) :
« Mon Fils, j'ai reçu votre lettre du 9 février. J'ai vu avec plaisir les avantages que vous avez obtenus. S'ils avaient été un peu plus décisifs, et que l'ennemi se fût plus compromis, nous aurions pu garder l'Italie. Tascher vous fera connaître la situation des choses‘. J'ai détruit l'armée de Silésie, composée de Russes et de Prussiens. J'ai commencé hier à battre Schwarzenberg.
[…]
Il est donc possible, si la fortune continue à nous servir, que l'ennemi soit rejeté en grand désordre hors de nos frontières, et que nous puissions alors conserver l'Italie. Dans cette supposition, le roi de Naples changerait probablement de parti. »

Le rapport de Tascher était sans équivoque :
« Tu diras à Eugène que je lui donne ordre de garder l'Italie le plus longtemps qu'il pourra et de s’y défendre; qu'il ne s'occupe pas de l'armée napolitaine, composée de mauvais soldats, et du roi de Naples, qui est un fou, un ingrat; en cas qu'il soit obligé de céder du terrain, de ne laisser dans les places fortes qu'il sera obligé d'abandonner que juste le nombre de soldats italiens nécessaire pour en faire le service; de ne perdre du terrain que pied à pied, en le défendant; et qu'enfin, s'il était serré de trop près, de réunir tous ses moyens, de se retirer sous les murs de Milan, d'y livrer bataille; s'il est vaincu, d'opérer sa retraite sur les Alpes comme il pourra, de ne céder le terrain qu'à la dernière extrémité.
Dis à Eugène que je suis content de lui; qu'il témoigne ma satisfaction il l'armée d'Italie. »



Les tergiversations (peut-être intéressées, mais bel et bien en contradiction avec les ordres des 17 janvier, des 9 et 17 février) d’Eugène sont finalement lavées par la lettre impériale du 9 février.

Le 16 avril, Napoléon, confiait à Joséphine :
« Ils m'ont tous trahi, oui, tous ; j'excepte de ce nombre ce bon Eugène , si digne de vous et de moi. »

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 Sujet du message : Re: Eugene : un ambitieux ?
Message Publié : 30 Sep 2016 16:20 
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Jerôme a écrit :
Eugène : un ambitieux


"Je suis loin d'être ambitieux, surtout d'une couronne, mais puisque mes enfants ont dans les veines un sang royal, je voudrais, pour eux et pour leur mère, régner sur un pays quelconque ; le plus petit serait certainement le meilleur."
(Eugène à son épouse, 21 février 1814)

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 Sujet du message : Re: Eugene : un ambitieux ?
Message Publié : 01 Oct 2016 8:51 
Drouet Cyril a écrit :
J'ai une armée de 36 000 hommes, dont 24 000 Français et 12 000 Italiens. Mais de ces 24 000 Français, plus de la moitié sont nés dans les États de Rome et de Gênes, en Toscane et dans le Piémont, et aucun d'eux assurément n'aurait repassé les Alpes. Les hommes qui appartiennent aux départements du Léman et du mont Blanc, qui commencent déjà à déserter, auraient bientôt suivi cet exemple des Italiens, et je me serais trouvé dans les défilés du mont Cenis ou de Fenestrelle, comme je m'y trouverai aussitôt que Votre Majesté m'en aura donné l'ordre positif, avec 10 000 hommes à peine, et attirant à ma suite sur la France 70 000 Autrichiens, et l'armée napolitaine qui alors, privée de la présence de l'armée française qui lui sert encore plus d'appui que de frein, eût été forcée aussitôt d'agir offensivement contre nous. Il est d'ailleurs impossible de douter que l'évacuation entière de l'Italie aurait jeté dans les rangs des ennemis de Votre Majesté un grand nombre de soldats qui sont aujourd'hui ses sujets.
Il me semble que c'est le ton de quelqu'un qui, tout en entendant rester fidèle, tout en évitant de parler de ce qui ne le concerne pas directement, espère convaincre que la guerre est perdue de toute façon.


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 Sujet du message : Re: Eugene : un ambitieux ?
Message Publié : 01 Oct 2016 9:44 
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Jean R a écrit :
Il me semble que c'est le ton de quelqu'un qui, tout en entendant rester fidèle, tout en évitant de parler de ce qui ne le concerne pas directement, espère convaincre que la guerre est perdue de toute façon.


Effectivement, on ne peut faire la guerre que si on a des troupes, or il semble bien que certains comprenaient que les "carottes étaient cuites" et, à toutes les époques, les soldats l'ont exprimé à leur manière en allant se mettre à l'abri et en refusant de risquer leurs vies pour des causes perdues.

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Une théorie n'est scientifique que si elle est réfutable.
Appelez-moi Charlie


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 Sujet du message : Re: Eugene : un ambitieux ?
Message Publié : 01 Oct 2016 11:02 
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Jean R a écrit :
Drouet Cyril a écrit :
J'ai une armée de 36 000 hommes, dont 24 000 Français et 12 000 Italiens. Mais de ces 24 000 Français, plus de la moitié sont nés dans les États de Rome et de Gênes, en Toscane et dans le Piémont, et aucun d'eux assurément n'aurait repassé les Alpes. Les hommes qui appartiennent aux départements du Léman et du mont Blanc, qui commencent déjà à déserter, auraient bientôt suivi cet exemple des Italiens, et je me serais trouvé dans les défilés du mont Cenis ou de Fenestrelle, comme je m'y trouverai aussitôt que Votre Majesté m'en aura donné l'ordre positif, avec 10 000 hommes à peine, et attirant à ma suite sur la France 70 000 Autrichiens, et l'armée napolitaine qui alors, privée de la présence de l'armée française qui lui sert encore plus d'appui que de frein, eût été forcée aussitôt d'agir offensivement contre nous. Il est d'ailleurs impossible de douter que l'évacuation entière de l'Italie aurait jeté dans les rangs des ennemis de Votre Majesté un grand nombre de soldats qui sont aujourd'hui ses sujets.
Il me semble que c'est le ton de quelqu'un qui, tout en entendant rester fidèle, tout en évitant de parler de ce qui ne le concerne pas directement, espère convaincre que la guerre est perdue de toute façon.


Par ces mots, Eugène présente avant tout ses arguments pour expliquer pourquoi il n’a pas exécuté les ordres du 17 janvier et des 9 et 17 février.

En ce début d’année 1814, la situation du vice-roi était particulièrement délicate. Surpassée en nombre, la position de son armée était difficilement tenable ; d’où l’abandon de la ligne de l’Adige pour celle du Mincio (en attendant une nouvelle éventuelle retraite). Cependant, l’Italie n’était qu’un front secondaire. Les grandes affaires avaient lieu en France, et Eugène pensait (tout du moins c’est ce qu’il avançait) que ses troupes (au regard des désertions prévues) n’y seraient que d’une aide négligeable, alors que le prix à payer à ce mouvement serait la perte de l’Italie.
Pour Eugène, il convenait donc de se défendre et de gagner du temps, en attendant les nouvelles militaires et diplomatiques venant de France, comme il s’en expliqué à sa mère :
« Il m'était donc permis d'espérer que la paix me trouverait encore guerroyant en Italie, et faisant tête à deux ennemis, très supérieurs en nombre, il est vrai, mais que la politique empêcherait de marcher d'accord. »

De plus, après les mots que vous avez rappelés Jean R, Eugène poursuit ainsi :
« Je suis donc convaincu que le mouvement de retraite prescrit par Votre Majesté aurait été très funeste à ses armes, et qu'il est fort heureux que, jusqu'à présent, je n'aie pas dû l'opérer. »

Eugène avait bien conscience de la difficulté de sa tache, mais restait convaincu qu’il avait bien fait de rester sur place et de se battre ; victorieusement d’ailleurs à la bataille du Mincio le 8 février. Tant et si bien, que quatre jours après la lettre du 18 février dont il est question ici, Eugène écrivait à Clarke :
« Aussi longtemps donc que toutes les opérations du roi [Murat] vers le Pô se réduiront à des allées et venues, je pense que je pourrai attendre tranquillement ici le résultat des heureux événements qui se développent de vos côtés, et ménager ainsi à l’Empereur les avantages attachés pour lui à la conservation de l’Italie. »

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 Sujet du message : Re: Eugene : un ambitieux ?
Message Publié : 01 Oct 2016 21:18 
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Marc Bloch
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Si je résume ces interventions, elles tendent à contredire Pierre Brenda et à considérer qu'Eugene fut fidèle ... Et réaliste !

Ai je bien compris ?


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 Sujet du message : Re: Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 02 Oct 2016 8:00 
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Fustel de Coulanges
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Pour ma part, je pense qu’on ne peut pas parler véritablement de trahison, et qu’Eugène, malgré la non exécution des ordres, est resté fidèle à l’Empereur, même si on ne peut écarter péremptoirement qu’il œuvra également à cette occasion pour son propre avenir.
Branda va trop vite quand il nous parle de l’attitude d’Eugène en 1814 pour qu’on puisse y voir un peu plus clair dans une situation aussi complexe (tant du point de vue diplomatique que militaire). Certes, le vice-roi (pour reprendre l’expression qui est dans le livre) « regimbait à quitter son royaume », mais sa désobéissance (qui fut finalement jugée comme une bonne chose par l’Empereur) ne peut pas se résumer à ces simples mots.



Un autre auteur a été bien plus précis et accusateur : Marmont. Les passages suivants de ses Mémoires ont été depuis (dès leur parution) largement critiqués :

« [Napoléon] avait donné l'ordre au prince Eugène d'évacuer l'Italie, après avoir fait un armistice, ou bien trompé les Autrichiens et fait sauter toutes les places, excepté Mantoue, Alexandrie et Gènes. J'ai eu, dans le temps, quelques doutes sur la vérité de ces dispositions; mais elles m'ont été certifiées et garanties par l'officier porteur des ordres et des instructions, le lieutenant général d'Antouard, premier aide de camp du vice-roi. Il est entré avec moi dans les détails circonstanciés dont je vais rendre compte.
Les armées françaises et autrichiennes en Italie étaient sur l'Adige. Eugène avait l'ordre de négocier un armistice en cédant les places de Palma-Nuova et d'Osopo; de faire partir la vice-reine pour Gènes ou Marseille, à son choix, en lui donnant deux bataillons de la garde italienne; de former les garnisons de Mantoue, Alexandrie et Gènes avec des troupes italiennes; de faire sauter les autres places simultanément, et de rentrer en France avec l'armée à marches forcées, après avoir tout préparé pour exécuter ce mouvement avec célérité.
Il aurait amené avec lui trente-cinq mille hommes d'infanterie, cent pièces de canon attelées et trois mille chevaux. Après avoir passé le mont Cenis, dont il aurait détruit la route, il aurait rallié quelques milliers d'hommes en Savoie et le corps d'Augereau, fort de quinze mille hommes. Ses forces se seraient alors élevées à plus de cinquante cinq mille hommes. Ensuite, après avoir battu et chassé devant lui le corps de Bubna, il se serait porté en Franche-Comté et en Alsace. En tirant des garnisons du Doubs, du Rhin et de la Moselle un supplément de troupes, son armée aurait été forte, de quatre-vingt mille hommes et placée sur la ligne d'opération de l'ennemi, avec l'appui de nos meilleures places.
Quand on pense à la résistance incroyable que nous avons opposée avec nos débris, qui jamais, en totalité, n'ont formé quarante mille hommes, on peut supposer ce qui serait advenu à l'arrivée subite d'un renfort pareil et par l'exécution d'un semblable mouvement. Eugène éluda les ordres de l'Empereur; il fit cause à part; il intrigua dans ses seuls intérêts. Il s'abandonna à l'étrange idée qu'il pouvait, comme roi d'Italie, survivre à l'Empire: il oubliait qu'une branche d'arbre ne peut vivre quand le tronc qui l'a portée est coupé. Il a été la cause la plus efficace, après la cause dominante, placée, avant tout, dans le caractère de Napoléon, la cause la plus efficace, dis-je, de la catastrophe; et cependant la justice des hommes est si singulière, qu'on s'est obstiné à le représenter comme le héros de la fidélité ! Je tiens à conscience d'établir ces faits, dont la vérité m'est parfaitement connue, et qui ne sont pas sans intérêt pour l'histoire.
La désobéissance du prince Eugène aux ordres formels de Napoléon a eu de si funestes conséquences, des conséquences si directes, et ses amis ont si habilement déguisé sa conduite, que l'historien sincère et véridique doit tenir à bien constater les faits tels qu'ils se sont passés. Non seulement Eugène n'a rien exécuté de ce qui lui était prescrit; mais il n'en eut jamais l'intention. Il s'est même occupé à se mettre dans l'impossibilité d'obéir, ou au moins à créer des prétextes pour s'en dispenser. De nouveaux documents tombés entre mes mains me donnent le moyen d'en apporter la preuve.
Les ordres de mouvements pour opérer sur les Alpes ont été, comme je l'ai déjà dit, apportés à Eugène par le général d'Anthouard, à la fin de 1813. Une lettre de l'impératrice Joséphine à son fils, très-pressante, pour accélérer son mouvement, a été envoyée par l'ordre de Napoléon par un courrier le 10 février. Le 3 mars, nouvelle lettre lui a été adressée dans le même objet par le ministre de la guerre. Ainsi il est démontré que jamais ni contre-ordre ni modifications aux premiers ordres ne lui ont été envoyés. On lui a dit de venir, de venir vite, d'accélérer son mouvement, et il n'a ni commencé ni même préparé ce mouvement. Il avait l'ordre de taire sauter simultanément toutes les places d'Italie, excepté Mantoue, Alexandrie et Gènes, et il n'a pas fait construire un seul fourneau de mine dans ce but.
Il avait l'ordre de chercher à conclure un armistice avec M. de Bellegarde, et il n'a entamé aucune négociation de ce genre avec le général autrichien. Il avait l'ordre de masquer son mouvement, de manière à pouvoir marcher sans embarras, sans être inquiété, et rapidement. Il devait donc cacher son projet avec soin à M. de Bellegarde, dont le devoir eût été, dans ce cas, de le suivre avec activité, avec ardeur, dans le but de le retenir et de l'empêcher, dans l'intérêt des opérations générales, de se joindre à Napoléon. Au lieu de cela, que fait-il ? Il écrit à M. de Bellegarde une lettre dans laquelle il annonce ses intentions, et le provoque ainsi indirectement à s'y opposer. Il lui mande que peut-être les événements de la guerre le mettront dans le cas d'évacuer l'Italie, et il lui demande s'il peut laisser en sûreté la vice-reine à Milan, en la confiant à ses soins. Quelle ridicule question ! Il a affaire à des ennemis civilisés: il est sur que protection, sécurité et soins ne lui manqueront pas. C’est une demande d'usage à faire, en pareil cas, quelques heures avant de quitter une ville, et en présence d'une avant-garde ennemie; ce n'est pas même une question à adresser; mais ici il est clair qu'une démarche aussi précoce, aussi inopportune n'a d'autre objet que de donner l'éveil au général autrichien. Eugène évacue Vérone, opère sa retraite lentement. Il est suivi par l'armée autrichienne avec mollesse, et sans que de la part de celle-ci il y ait aucun engagement; car le général autrichien, qui n'a pas soif de bataille, croit à une convention tacite d'évacuation, et, pour son compte, à une simple prise de possession. Mais les choses, se passant ainsi, ne remplissent pas les intentions d'Eugène. Il ne peut faire valoir, pour rester, les obstacles que les Autrichiens mettent à son départ. Leur conduite semble le favoriser. Aussi tout à coup il profite de leur sécurité pour les attaquer brusquement et d'une manière peu loyale. Il remporte sur eux un succès de peu d'importance. Il espère ainsi jeter de la poudre aux yeux de Napoléon, et égarer son jugement. Puis, après l’action de Valeggio, il reprend sa même impassibilité et reste étranger aux événements de la guerre de France, sur les résultats de laquelle il aurait pu avoir une si grande influence. La crise arrive, l'Empire croule, et Eugène s'empresse de se déclarer souverain. Il publie une proclamation aux habitants du royaume d'Italie, où il leur annonce que désormais le seul devoir de sa vie sera de s'occuper de leur bonheur. Mais, à cette démarche ambitieuse, les peuples répondent par une insurrection, Prina, ministre des finances, odieux pour sa dureté et ses exactions, est victime des fureurs du peuple. Eugène se réfugie à Mantoue au milieu des troupes françaises, et échappe à un sort semblable. Sa vie politique est terminée. Tels sont les faits. »

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 Sujet du message : Re: Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 02 Oct 2016 9:25 
Drouet Cyril a écrit :
Eugène éluda les ordres de l'Empereur; il fit cause à part; il intrigua dans ses seuls intérêts. Il s'abandonna à l'étrange idée qu'il pouvait, comme roi d'Italie, survivre à l'Empire: il oubliait qu'une branche d'arbre ne peut vivre quand le tronc qui l'a portée est coupé. Il a été la cause la plus efficace, après la cause dominante, placée, avant tout, dans le caractère de Napoléon, la cause la plus efficace, dis-je, de la catastrophe; et cependant la justice des hommes est si singulière, qu'on s'est obstiné à le représenter comme le héros de la fidélité ! Je tiens à conscience d'établir ces faits, dont la vérité m'est parfaitement connue, et qui ne sont pas sans intérêt pour l'histoire.
Il ne tient donc aucun compte de la protestation d'Eugène que les ordres en question étaient irréalistes, ou il l'ignore. Lui-même, au moment de défendre Paris, a bien considéré que les carottes étaient cuites et s'en est tenu au "minimum syndical", non ? Auto-justification ?


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 Sujet du message : Re: Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 02 Oct 2016 10:49 
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Fustel de Coulanges
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Jean R a écrit :
Il ne tient donc aucun compte de la protestation d'Eugène que les ordres en question étaient irréalistes


Plus exactement, d'après l'avis d'Eugène, ces ordres étaient prématurés au regard de la situation du front italien, et donc, du coup et du fait des particularités de son armée, très largement contre-productifs.


Jean R a écrit :
Lui-même, au moment de défendre Paris, a bien considéré que les carottes étaient cuites et s'en est tenu au "minimum syndical", non ?


Non ; la ragusade est postérieure :

« Tout semble perdu sur tous les points; les avenues de Paris se couvrent de la multitude de nos blessés qui se retirent; de tous côtés on crie Au secours ! Mais Marmont, inébranlable, domine encore tous ces dangers ! C'est la plus belle journée d'une vie dont tant de jours furent remarquables !
[…]
Malgré le départ [de Joseph], chacun tint ferme à son poste. Au dehors, Belliard, Mortier, Marmont, sans s'embarrasser de ce qui se passait derrière eux, sans s'émouvoir de cet abandon prématuré, et comprenant le prix d'un jour, ne songèrent qu'à faire payer à l'ennemi sa victoire le plus cher possible, et à retarder de quelques heures la catastrophe!
C'est à Marmont, surtout, qu'il faut rendre hommage de cette résolution magnanime. Il était au plus fort du péril; son corps d'armée, mutilé par six heures de combat, était presque anéanti; c'était enfin à lui seul que le Prince avait envoyé l'autorisation de capituler. Il n'en tint compte ! Et pourtant, à l'aspect de tant de formidables masses, et de leur développement complet, surchargé de la responsabilité qu'il prenait sur lui d'exposer aux horreurs d'une prise d'assaut la capitale, acculé à ses portes, et n'ayant pour les défendre qu'une poignée d'hommes, quel autre eût osé lutter encore ? Quel général n'eût alors cédé à la nécessité ? Qui de nous jamais eût songé à lui en faire un reproche ?
L'orgueilleuse, la noble valeur de Marmont l'éleva au-dessus de toute appréhension. C'était l'un des plus anciens compagnons du grand Capitaine; c'était le dernier combat des restes de la Grande Armée; le dernier moment d'indépendance de la capitale de la grande Nation; il comprit que toutes ces grandeurs ne pouvaient succomber comme tant d'autres; qu'il fallait là d'autres sacrifices, de plus sanglantes funérailles, et il se dévoua ! Il fit plus : ce dévouement héroïque, il sut le faire partager à tous les siens, car aucun ne l'abandonna !
[…]
[Marmont], assailli de toutes parts, allait enfin lui-même être écrasé par le nombre. Il n'avait eu à opposer aux masses ennemies que des tirailleurs. Ceux des Russes, plus nombreux que tout son corps d'armée, et suivis de colonnes profondes, inondaient, débordaient tous les obstacles. Vainement les nôtres se ralliaient en pelotons à tous les débouchés, aussitôt culbutés que formés, l'ennemi les suivait au pas de course. Déjà le bois de Romainville était perdu, l'étranglement du plateau de Brières, au moment d'être forcé. Et pourtant Marmont n'abandonne rien, il songe même à vaincre encore ! Il jette dans le parc de ce château Ghéneser et deux cents hommes; lui-même, avec la moitié de sa réserve, trois cent cinquante hommes seulement et son état-major, il s'avance, tête baissée et de front, contre l'ennemi, tentant un de ces efforts désespérés dont, quoi qu'il ait fait depuis, Paris ne doit jamais perdre le souvenir ! Mais il avait tenté l'impossible. Pendant qu'il s'enfonce au milieu des Russes, l'infanterie, l'artillerie de Pitzchitzki le foudroient de front; huit bataillons de grenadiers fondent sur son flanc gauche, les cuirassiers de Pahlen, sur son flanc droit; son cheval est tué sous lui, ses vêtements criblés de balles et de mitraille; son chef d'état-major, le général Clavel, la moitié des siens, tombent morts ou blessés; tout ce qui ne peut fuir demeure prisonnier, et Marmont, lui-même, est forcé de reculer sur le reste de sa réserve !
Cette réserve n'était plus que de trois cents hommes. Ce revers l'épouvanta ! Dans sa déroute, elle entraîna son chef jusqu'à la butte du télégraphe. Là, un bataillon de Compans et la voix du Duc de Raguse les ralliaient, lorsque Ghéneser, avec ses deux cents hommes, sortit impétueusement du parc de Brières, et surprit, en flanc et en arrière, la colonne Russe. Ce retour offensif, que Marmont avait préparé, rétablit le combat. L'ennemi lâcha prise, mais la seconde position, comme la première, était perdue !
[…]
[Marmont] voit ses flancs découverts, sa retraite menacée : l'infanterie ennemie, couronnant les hauteurs en arrière de sa droite et de sa gauche ! Déjà même, elle était maîtresse, entre lui et Paris, de la grande rue basse de Belleville, dont il défendait la crête. Dans une situation aussi désespérée, Marmont ne consentit pas encore à s'avouer vaincu ; il voulut, d'abord, reconquérir sa position, et s'assurer du moins sa retraite.
Ce maréchal appelle à lui les plus braves, ses officiers, les généraux Ricard, Pelleport, Baudin, Fabvier, etc. ; et ils accourent. Cette troupe d'élite redescent rapidement dans Belleville. A la vue des Russes, elle fond sur eux avec la fureur du désespoir ! Dans ce combat acharné, tous, comme le maréchal, sont criblés de coups ou de blessures, mais tout cède à ce dernier élan : la grande rue, les rues latérales sont ressaisies ! Alors, sans reprendre haleine, lui et ses braves compagnons, allant d'un péril à l'autre, remontent au sommet de la position, où ils arrêtent et repoussent encore Tchoglikow !
[…]
Que de sang! Que de combats! La plume se fatigue à les décrire; comment donc s'étonner que, enfin, l'épée elle-même se soit rebutée ?»
(Ségur, Mémoires)

"Deux colonnes ennemies marchèrent sur Belleville ; et déjà elles atteignaient la grande rue, lorsque le duc de Raguse nous fit dire, à Meynadier et à moi, de rassembler ce qui nous restait de combattants pour essayer de repousser l'ennemi. Nous réunîmes à la hâte 300 jeunes gens armés et habillés de la veille. On battit la charge, l'ennemi fut repoussé, et les communications rétablies avec la barrière.
Quel spectacle, un maréchal de France, deux généraux luttant avec 300 jeunes conscrits pour la défense de la capitale du grand empire, voilà ce qu'on aurait pu voir dans les rues de Belleville le 30 mars 1814."
(Pelleport, Souvenirs militaires et intimes)

"A peine avais-je descendu quelques pas dans la grande rue de Belleville, que je reconnus la tête d'une colonne russe qui venait d'y arriver.
Il n'y avait pas une seconde à perdre pour agir ; le moindre délai nous eût été funeste. Je me décidai à entraîner à l'instant même un poste de soixante hommes qui était à portée. Sa faiblesse ne pouvait être aperçue par l'ennemi dans un pareil défilé. Je chargeai, à la tête de cette poignée de soldats, avec le général Pelleport et le général Meynadier. Le premier reçut un coup de fusil qui lui traversa la poitrine, dont heureusement il n'est pas mort. Moi, j'eus mon cheval blessé et mes habits criblés de balles. La tête de colonne ennemie fit demi-tour."
(Marmont, Mémoires)

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 Sujet du message : Re: Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 03 Oct 2016 18:57 
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Fustel de Coulanges
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Jean R a écrit :
Auto-justification ?


Non, il s’agit avant tout d’une charge en règle vis-à-vis d’Eugène accusé d’avoir désobéi à Napoléon dans de dessein de servir ses seuls intérêts et de s’offrir la couronne d’Italie ; désobéissance étant la cause la plus efficace ayant provoqué la chute de l’Empire.
Cela pouvait cependant éventuellement jouer indirectement, par la mise en parallèle de ceux qui trahirent l’Empereur pour le bien de la France (Marmont dixit Marmont) et ceux qui le firent dans leur intérêt propre (Eugène dixit Marmont).

Question autojustification, il faut lire le « Mémoire justificatif du duc de Raguse, avec la réfutation », sorti lors des Cent-Jours en réponse à la proclamation de Napoléon au peuple français du 1er mars 1815 ; et les Mémoires de Marmont, publiées en 1856-1857.


En voici deux extraits respectifs :

« Je suis accusé d'avoir livré Paris aux étrangers, lorsque la défense de cette, ville a été l'objet de l'étonnement général. C'est avec des débris misérables que j'avais à combattre contre toutes les forces réunies des armées alliées; c'est dans des positions prises à la hâte, où aucune défense n'avait été préparée, et avec huit mille hommes, que j'ai résisté pendant huit heures à quarante-cinq mille hommes qui furent successivement engagés contre moi ; et c'est un fait d'armes semblable, si honorable pour ceux qui y ont pris part, que l'on ose traiter de trahison !
[…]
Le décret sur la déchéance me parvint. La situation de Paris et celle de la France étaient déplorables; et l'avenir offrait les résultats les plus tristes, si la chute de l'empereur ne changeait pas ses destinées en faisant sa paix morale avec toute l'Europe, et n'amortissait pas les haines qu'il avait fait naître.
Les alliés, soutenus par l'insurrection de tontes les grandes villes du royaume, maîtres de la capitale, n'ayant plus en tête qu'une poignée de braves qui avaient survécu à tant de désastres, proclamaient partout que c'était à Napoléon seul qu'ils faisaient la guerre. Il fallait les mettre subitement à l'épreuve, les sommer de leur parole, et les forcer à renoncer à la vengeance dont ils voulaient rendre victime la France; il fallait que l'armée redevînt nationale, en adoptant les intérêts de la presque totalité des habitants qui se déclaraient contre l'empereur et appelaient à grands cris une révolution salutaire qui occasionnerait leur délivrance. Tout bon Français, de quelque manière qu'il fût placé, ne devait-il pas concourir à un changement qui sauvait la patrie et délivrait d'une croisade de l'Europe entière armée contre elle, de la partie de L'Europe même possédée par la famille de Napoléon ?
[…]
Dans l'état actuel des choses, il fallait se borner à assurer la libre sortie de différents corps de l'armée, pour les détacher de l'empereur et neutraliser ses projets, et les réunir aux autres troupes françaises qui étaient éloignées de lui.
Tel fut donc l'objet des pourparlers qui eurent lieu avec le prince de Schwartzenberg.
[…]
L'Empereur, en m'accusant, a voulu sauver sa gloire, l'opinion de ses talents, et l'honneur des soldats. Pour l'honneur des soldats, il n'en était pas besoin; il n'a jamais paru avec plus d'éclat que dans cette campagne ; mais pour ce qui le concerne, il ne trompera aucun homme sans passion; car il serait impossible de justifier cette série d'opérations qui ont marqué les dernières années de son règne.
[…]
Où donc est le principe de mes actions ? dans un ardent amour de la patrie, qui a toute la vie maîtrisé mon cœur et absorbé toutes mes idées. J'ai voulu sauver la France de la destruction, j'ai voulu la préserver des combinaisons qui devaient entraîner sa ruine ; de ces combinaisons si funestes, fruit des plus étranges illusions de l'orgueil, et si souvent renouvelées en Espagne, en Russie et en Allemagne, et qui promettaient une épouvantable catastrophe, qu'il fallait s'empresser de prévenir.
Une étrange et douloureuse fatalité a empêché de tirer du retour de la maison de Bourbon tous les avantages qu'il était permis d'en espérer pour la France; mais cependant on leur a dû la fin prompte d'une guerre funeste, la délivrance de la capitale et; du royaume, une administration douce et paternelle, et un calme et une liberté qui nous étaient inconnus.
[…]
J'ai servi l'empereur Napoléon avec zèle, constance et dévouement pendant toute ma carrière, et je ne me suis éloigné de lui que pour sauver la France, et lorsqu'un pas de plus allait la précipiter dans l'abîme qu'il avait ouvert. Aucun sacrifice ne m'a coûté lorsqu'il a été question de la gloire ou du salut de mon pays, et cependant que de circonstances les ont rendus quelquefois pénibles et douloureux ! Qui jamais fit plus que moi abnégation de ses intérêts personnels, et fut plus maîtrisé par l'intérêt général ? Qui jamais paya plus d'exemple dans les souffrances, dans les dangers, dans les privations ? qui montra dans toute sa vie plus de désintéressement que moi ? Ma vie est pure; elle est celle d'un bon citoyen ; et on voudrait l'entacher d'infamie ! Non, tant de faits honorables dans une si longue suite d'années démentent tellement cette accusation, que ceux dont l'opinion est de quelque prix refuseront toujours d'y croire.
Quelle que soit la destinée qui m'est réservée, que ma vie entière se passe dans la proscription , ou qu'il me soit encore permis de servir la patrie, que j'y sois rappelé ou que je sois repoussé de son sein, mes vœux pour sa gloire et pour son bonheur ne varieront jamais ; car l'amour de la patrie a été et sera toujours la passion de mon cœur ; et le roi a bien connu mes sentiments et rendu justice à la droiture de mes intentions, lorsqu'il a daigné ajouter à mes armes la devise Patria totus et ubique, qui fait en peu de mots l'histoire de toute ma vie. »



« MM. Denys de Damrémont et Fabvier, rentraient au quartier général. Ils apprirent à l’Empereur les démonstrations de joie et les transports qui avaient accueilli les troupes ennemies à leur entrée dans la capitale, l’exaltation des esprits, enfin la déclaration de l'empereur Alexandre de ne plus désormais traiter avec lui. Un pareil récit affligea profondément l’Empereur et changea le cours de ses idées. En effet, quoiqu'il fût familiarisé avec la pensée du mécontentement public, il ne pouvait prévoir l’accueil que recevraient les étrangers, à leur entrée dans Paris, de la part de l’immense majorité des habitants de cette capitale. La paix devenant impossible pour lui, il fallait continuer la guerre à tout prix. C’était une nécessité de sa position, et il n’hésita pas à me le déclarer; mais cette résolution, fondée sur le désespoir, avait rendu ses idées confuses : en me parlant de passer la Seine et d’aller attaquer l’ennemi la où j’avais combattu, il oubliait que la Marne, dont tous les ponts avaient été détruits, était sur notre route. En général, dès ce moment, je fus frappé du dérangement complet qui avait remplacé sa lucidité ordinaire et cette puissance de raisonnement qui lui était si habituelle.
[…]
MM. Denys de Damrémont et Fabvier me racontèrent toutes les circonstances du mouvement de Paris, et les transports de joie dont il était accompagné. Ainsi la fierté nationale, le sentiment d’un noble patriotisme, si naturel aux Français, disparaissaient devant la haine inspirée par Napoléon. On voulait la fin de cette lutte obstinée, commencée il y avait deux ans, sous des auspices si imposants, suivis de désastres dont l’histoire n’offre pas d’exemple, renouvelée ensuite par les efforts inouïs de la nation, mais rendus bientôt impuissants par un monde d’ennemis composé de l’Europe entière, et auquel s’étaient joints même des souverains de la famille de Napoléon. Cet état de choses, accompagné de la défection des provinces les plus anciennement réunies et de l’épuisement absolu de la France, avait changé les opinions et les sentiments de tous. On ne voyait plus le salut public que dans le renversement de l’homme dont l’ambition avait amené de si grands désastres.
Les nouvelles de Paris se succédaient avec rapidité. Le gouvernement provisoire me fit parvenir le décret du sénat prononçant la déchéance de l’Empereur. Cet acte me fut apporté par M. Charles de Montessuis, anciennement mon aide de camp en Égypte. Après être resté six ans près de moi, cet officier avait renoncé au service, s’était jeté dans la carrière de l’industrie et avait embrassé avec ardeur les idées dont toutes les têtes étaient remplies alors à Paris. Il était, en outre, porteur de lettres de diverses personnes dont j’appréciais l’esprit et j’honorais le caractère. Dans toutes, on s’accordait à me montrer la révolution qui s’opérait comme le seul moyen de salut pour la France. Au nombre des plus marquants de ces correspondants, étaient MM. Dessoles et Pasquier. Montessuis avait aussi diverses lettres pour Macdonald, entre autres de Beurnonville, et je les lui fis passer.
Il serait difficile d’exprimer ici la foule de sensations que ces nouvelles me firent éprouver et les réflexions qu’elles occasionnèrent. Cette agitation profonde était le signe précurseur des sensations que le souvenir de ces grands événements ne cessera de faire naître en moi pendant toute ma vie. Attaché à Napoléon depuis si longtemps, les malheurs qui l’accablaient réveillaient en moi cette vive et ancienne affection qui autrefois dépassait tous mes autres sentiments; et cependant, dévoué à mon pays et pouvant influer sur son état et sa destinée, je sentais le besoin de le sauver d’une ruine complète. Il est facile à un homme d’honneur de remplir son devoir quand il est tout tracé; mais qu’il est cruel de vivre dans des temps où l’on peut et où l’on doit se demander : où est le devoir? Et ces temps, je les ai vus, ce sont ceux de mon époque ! Trois fois dans ma vie j’ai été mis en présence de cette difficulté ! Heureux ceux qui vivent sous l’empire d’un gouvernement régulier, ou qui, placés dans une situation obscure, ont échappé à cette cruelle épreuve ! Qu’ils s’abstiennent de blâmer; ils ne peuvent être juges d’un état de choses inconnu pour eux ! Je voyais d’un côté la chute de Napoléon, d’un ami, d’un bienfaiteur, chute certaine, assurée, infaillible, quoi qu’il arrivait; car les moyens de défense avaient tous disparu, et l’opinion de Paris et d’une grande partie de la France, devenue hostile, complétait la masse des maux qui nous accablaient. Cette chute, retardée de quelques jours, n’entraînait-elle pas la ruine du pays, tandis que le pays, en se séparant de Napoléon, et prenant au mot la déclaration des souverains, les forçait à la respecter ? La reprise d’hostilités impuissantes ne les dégageait-elle pas de toutes les promesses faites ? Ce mouvement d’opinion si prononcé, ces actes du sénat, du seul corps représentant l’autorité publique, n’étaient-ils pas la planche du salut pour sauver le pays d’un naufrage complet ? Et le devoir d’un bon citoyen, quelle que fût sa position, n’était-il pas de s’y rallier afin d’arriver immédiatement à un résultat définitif ? Assurément il était évident que la crainte et la force seules étaient capables de vaincre la résistance personnelle de Napoléon. Mais fallait-il se dévouer à lui, aux dépens mêmes de la France ? Les débris de l’armée, en se réunissant au gouvernement provisoire ne donneraient-ils pas à celui-ci une sorte de dignité qui le ferait respecter des étrangers ? Ce gouvernement provisoire ne devait-il pas y trouver les moyens de négocier comme une puissance, tout à la fois avec eux et avec les Bourbons, et enfin un appui pour obtenir toutes les garanties dont nous avions besoin et que nous devions réclamer ?
Quelque profond que fût mon intérêt pour Napoléon, je ne pouvais me refuser à reconnaître ses torts envers la France. Lui seul avait creusé l’abîme qui nous engloutissait. Que d’efforts n’avions-nous pas prodigués, et moi plus que tout autre, pour l’empêcher d’y tomber ! Le sentiment intime d’avoir dépassé l’accomplissement de mes devoirs pendant cette campagne était d’accord avec l’opinion. Plus qu’aucun de mes camarades j’avais payé de ma personne dans ces cruelles circonstances, et montré une constance et une persévérance soutenues. Ces efforts inouïs, renouvelés tant qu’ils pouvaient amener un résultat utile, ne m’avaient-ils pas acquitté envers Napoléon, et n’avais-je pas rempli largement ma tâche et mes devoirs envers lui ? Le pays ne devait-il donc pas avoir son tour, et le moment n’était-il pas venu de s’occuper de lui ? N’y a-t-il pas des circonstances tellement importantes, qu’un homme d’un caractère pur et droit puisse et doive s’élever au-dessus de toutes les considérations vulgaires et comprendre de nouveaux devoirs ? Le sentiment de ce qu’on a fait ne doit-il pas donner la force de les envisager ? Et quand une fois ils sont reconnus, ne faut-il pas agir ?
Dans la circonstance, la première chose à faire était de suspendre les hostilités, afin de donner à la politique le moyen de régler nos destinées. Pour atteindre ce but, il fallait entrer-en pourparler avec les étrangers. Cette démarche était pénible, mais nécessaire. Les étrangers eux-mêmes n’avaient-ils pas changé de caractère et de physionomie depuis qu’ils avaient été adoptés, pour ainsi dire, par la masse des habitants de la capitale, par le sénat, par toutes les autorités, et lorsque, sous leur appui, une opinion puissante et universelle se manifestait ? On se rappelle mal, aujourd’hui, de ce temps si extraordinaire, si près de nous encore par le nombre des années, mais si éloigné par le sentiment. On est oublieux en France. On renie promptement ses principes, ses paroles et ses actions; mais les faits n’en sont pas moins constants, et l’histoire impartiale, écrite dans des temps plus reculés et hors de l’influence des partis, consacrera la vérité. Or cette vérité, la voici : l’opinion d’alors considérait Napoléon comme le seul obstacle au salut du pays. Je l’ai déjà dit : ses forces militaires, réduites à rien, ne pouvaient plus se rétablir. Un recrutement régulier était devenu impossible. Au moment où Paris était perdu, tout tombait en lambeaux.
On voit donc ce qui se passait en moi. Si les sentiments se combattaient, tous les calculs se réunissaient pour faire pencher la balance en faveur de la révolution qui venait d’éclater à Paris et pour mettre, autant que possible, mes devoirs de citoyen en harmonie avec mes sentiments personnels et mon affection pour Napoléon.
[…]
Je l’ai déjà dit et je le répète, ce qui m’a donné la confiance d’agir ainsi était, particulièrement le sentiment intime de ce que j’avais fait pendant la campagne où j’avais dépassé mes devoirs et montré un tel dévouement, que je croyais m’être placé au-dessus de toute accusation et de tout soupçon possible. Ma conviction fut si intime alors, et mes intentions si droites, que jamais depuis je ne me suis reproché rien de ce que j’ai fait. »

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 Sujet du message : Re: Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 16 Oct 2016 6:48 
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Marc Bloch
Marc Bloch

Inscription : 10 Fév 2014 7:38
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Et que penser de son attitude lors des Cent Jours ?


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 Sujet du message : Re: Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 16 Oct 2016 9:46 
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Fustel de Coulanges
Fustel de Coulanges
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Inscription : 06 Fév 2004 7:08
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Lorsque l'Empereur débarqua en France, Eugène était à Vienne où le Congrès travaillait à lui fournir un établissement convenable. Délié de tout serment vis à vis de Napoléon, Eugène resta donc neutre. On peut à ce sujet lire sa correspondance avec son épouse :


9 mars :
"Ma bonne Auguste, conçois-tu rien de plus extraordinaire que ce qui vient d'arriver ? L'empereur Napoléon est parvenu à quitter l'île d'Elbe, les uns disent qu'il va en France, d'autres qu'il va rejoindre le roi de Naples. Certes aucun événement plus malheureux pour nous ne pouvait avoir lieu ! Nous touchions à la réalisation de nos espérances, le congrès allait se terminer, fixer notre sort et celui de nos enfants. A présent, les affaires vont probablement se signer à la hâte ; mais je crains bien qu'on ne soit assez injuste pour se servir de la fuite de l'Empereur comme d'un prétexte pour ne rien faire pour moi. On ne manquera pas de mettre en avant mon ancien attachement, mes bons services à son égard. Personne ne réfléchira que, tant que mon devoir a été de le servir, je l'ai fait fidèlement, et que, si on m'impose aujourd'hui de nouveaux devoirs, je saurai les remplir également avec fidélité, excepté de servir contre la France."


13 mars :
"Tu peux te tranquilliser un peu sur le résultat pour nous du dernier événement, qui préoccupe tout le monde. J'ai vu tous les souverains et leurs ministres, et ils m'ont paru convaincus de la droiture de la conduite que je tiendrai en cette occasion. Je suis heureusement en ce moment libre, délié de tout serment envers personne, et je ne prendrai aujourd'hui aucun engagement qui puisse être contraire aux intérêts de mes enfants. "


19 mars :
" On ne peut savoir comment tout ceci finira, on regarde déjà les Bourbons comme perdus, et l'empereur Napoléon de nouveau sur le trône. On ne pense qu'à la haine personnelle qu'on lui portait, et, sans trop savoir si c'est bonne ou mauvaise politique, on se prépare à porter de nouveaux coups en France. Moi je reste calme au milieu de cet orage, je demande un sort pour mes enfants et je ne servirai jamais contre mon ancienne patrie !"


28 mars :
"Je ne prendrai aucun parti dans cette lutte, et je resterai neutre, archineutre."

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 Sujet du message : Re: Eugène : un ambitieux ?
Message Publié : 22 Oct 2016 18:13 
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Marc Bloch
Marc Bloch

Inscription : 10 Fév 2014 7:38
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Localisation : Versailles
En résume : Eugene un opportuniste ? Bonapartiste quand ça l'arrange et neutre quand ca l'arrange aussi ?


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