Jerôme a écrit :
En 1814 il a refusé de répondre à l'appel de Napoleon qui lui demandait de rejoindre la France avec son armée préférant préserver son pouvoir à Milan.
La première lettre de Napoléon en ce sens date du 17 janvier :
« Le duc d'Otrante vous aura instruit que le roi de Naples se met avec nos ennemis. Aussitôt que vous en aurez la nouvelle officielle, il me semble important que vous gagniez les Alpes avec toute votre armée. »
Il ne s’agit donc pas là un ordre formel mais d’une instruction conditionnelle à laquelle Eugène répondit le 25 janvier suivant en ces termes :
«Sire, j'ai reçu, hier 24, la lettre chiffrée de Votre Majesté du 17 janvier, qui contient l'instruction pour le cas où le roi de Naples se déclarerait contre nous. J'agirai de manière à remplir les intentions de Votre Majesté.
Jusqu'à présent rien d'officiel à cet égard, et, en supposant que les Napolitains se déclarent, cela peut fort bien ne pas encore changer aussitôt ma position, surtout si ces troupes continuent à rester telles qu'elles sont placées en ce moment, échelonnées depuis Modène jusqu'à Ancône et Rome. Tout au plus, pour le moment, pourrais-je prendre la ligne du Mincio, qui me rapprocherait de mes ponts sur le Pô. Une des trois divisions de l'armée de réserve, quoique incomplète, s'est portée sur Plaisance; on travaille à mettre la ville à l'abri d'un coup de main, et, dans toute hypothèse, cette division suffira pour arrêter les Napolitains s'ils s'avançaient trop rapidement sur la droite. D'ailleurs je ne cache pas à Votre Majesté que l'armée serait bien aise de trouver l'occasion de pouvoir donner une leçon à ceux dont la conduite inspire tant de mépris et d'indignation.
« Dans le cas d'un mouvement rétrograde, j'exécuterai les ordres de Votre Majesté quant aux places fortes et aux garnisons à y laisser; mais je ne lui cache pas que l'esprit est tel en Italie que beaucoup d'officiers et surtout la troupe se laissent séduire par le moyen que l'ennemi emploie en ce moment : l'indépendance de l’Italie. II est fâcheux de le dire, et pourtant il le faut, puisque c'est la vérité, que, dès que l'armée de Votre Majesté aura quitté l'Italie, celle-ci sera perdue pour bien longtemps. Je n'envisage pas non plus sans effroi le mouvement rétrograde que je serai obligé de faire. Il est certain que, y compris les 7 000 conscrits que je viens de recevoir dernièrement, sur les 15 000 promis, je n'ai pas 1 200 Français de l'ancienne France. Tous les hommes que j'ai reçus pour commencer la campagne étaient Toscans, Génois, Piémontais. Votre Majesté doit donc s'attendre, même dans nos rangs, à une désertion considérable. »
Le même jour, il écrivait également à Clarke :
« J'ai fait porter une des divisions de l'armée de réserve à Plaisance pour mettre cette ville à l'abri d'un coup de main et couvrir le pont que j'y fais établir. J'ai fait défendre aux troupes napolitaines de dépasser le Taro sous peine de regarder leur démarche comme un acte d'hostilités. D'après cela, j'attends encore dans ma position qu'il y ait une déclaration officielle, ou que des hostilités aient été commises, et j'agirai pour le mieux et suivant les circonstances. »
Trois jours plus tard, les choses devinrent bien plus claires. Ainsi, Eugène lançait à Murat :
« Sire, mon aide de camp me remet à l'instant la réponse que Votre Majesté a bien voulu faire à ma dépêche du 14. Il est donc vrai que Votre Majesté a jugé indispensable aux intérêts de sa couronne, non-seulement de s'allier aux ennemis de l'Empereur, mais même de marcher contre ses troupes !
Sire, je l'avoue, je n'aurais jamais cru un tel événement possible, et j'éprouve le besoin de lui dire que j'en ressens une profonde douleur. Puisse Votre Majesté ne jamais regretter le parti qu'elle prend aujourd'hui, c'est le vœu de mon cœur.
Eugène, cette nouvelle officielle reçue, aurait donc du, en conformité avec la missive impériale du 17 janvier, gagner les Alpes avec toute son armée. Pourtant, le lendemain, 29, il écrivait ceci à Napoléon :
« « Sire, les mauvaises intentions du roi de Naples étant tout à fait déclarées
[…]
Votre Majesté m'a ordonné de me retirer, en cas de besoin, sur les Alpes; j'ose la prier de vouloir bien préciser davantage cette instruction, dans le cas où je devrais repasser ces montagnes ou en défendre les passages.
[…]
Je la supplie donc de me faire connaître, le plus tôt possible, ses ordres très précis, et elle peut être sûre que je les exécuterai ponctuellement. »
Le 6 février, un mouvement sur les Alpes n’était encore en rien d’actualité :
« Je suis sur le Mincio, placé de manière à observer les mouvements de l'un et de l'autre côté du Pô, et je compte, ainsi que vous le penserez bien, m'y arrêter le plus longtemps possible. »
(Eugène à Clarke)
De son côté, Napoléon réitérait ses ordres à Clarke (8 février) :
« J'ai donné ordre au vice-roi, aussitôt que le roi de Naples aurait déclaré la guerre, de se porter sur les Alpes. Réitérez-lui cet ordre par le télégraphe, par estafette et en triplicata par un officier. Vous lui ferez connaître qu'il ne doit laisser aucune garnison dans les places d'Italie, si ce n'est des troupes d'Italie, et qu'avec tout ce qui est français il doit venir sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le mont Cenis; qu'aussitôt qu'il sera en Savoie il sera rejoint par tout ce que nous avons à Lyon. »
Dès le lendemain, le ministre de la guerre transmettait les intentions impériales en ces termes :
« Monseigneur,
L'Empereur me prescrit, par une lettre datée de Nogent-sur-Seine, le 8 de ce mois, de réitérer à Votre Altesse Impériale l'ordre que Sa Majesté lui a donné de se porter sur les Alpes, aussitôt que le roi de Naples aura déclaré la guerre à la France.
D'après les intentions de Sa Majesté, Votre Altesse Impériale ne doit laisser aucune garnison dans les places de l'Italie, si ce n'est des troupes d'Italie, et elle doit de sa personne venir avec tout ce qui est Français sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le mont Cenis. L'Empereur me charge de mander à Votre Altesse Impériale qu'aussitôt qu'elle sera en Savoie, elle sera rejointe par tout ce que nous avons à Lyon. »
La missive ministérielle fut accompagnée d’une lettre de Joséphine écrite le même jour :
« Ne perds pas un instant, mon cher Eugène, quels que soient les obstacles, redouble d'efforts pour remplir l'ordre que l'Empereur t'a donné. Il vient de m'écrire à ce sujet. Son intention est que tu te portes sur les Alpes, en laissant dans Mantoue et les places d'Italie seulement les troupes du royaume d'Italie; sa lettre finit par ces mots: « La France avant tout, la France a besoin de tous ses enfants !»
Viens donc, mon cher fils, accours; jamais ton zèle n'aura mieux servi l'Empereur. Je puis t'assurer que chaque instant est précieux.
[…]
Adieu, mon cher Eugène, je n'ai que le temps de t'embrasser et de te répéter d'arriver bien vite. »
Le ministre poursuivit dans le même sens le 17 février :
« J'espère que ma dépêche du 9 de ce mois, expédiée par triplicata, sera parvenue à Votre Altesse Impériale, et, qu'au moment où j'écris, elle s'occupe de l'exécution des ordres de l'Empereur pour évacuer l'Italie et se porter sur les Alpes. Cette mesure commandée par les circonstances devient de jour en jour d'une nécessité plus urgente, et j'attends avec une vive impatience d'apprendre que Votre Altesse aura commencé son mouvement. Il secondera j'espère bien efficacement les opérations que M. le duc de Castiglione a eu ordre d'entreprendre avec les troupes qui se réunissent à Lyon, et dont les dernières y arriveront le 24. L'Empereur a ordonné que ce maréchal attaquât sans différer le général autrichien Bubna, qui, de Genève, a poussé des colonnes sur Bourg, sur Lyon, sur Chambéry et qui menace Grenoble, du poste des Échelles dont il s'est emparé.
L'arrivée de Votre Altesse Impériale à Chambéry ou à Grenoble déciderait bien vite du succès des opérations du duc de Castiglione, s'il était balancé, et permettra au maréchal de se porter par la Franche-Comté sur les flancs et les derrières de la grande armée autrichienne, dont les têtes de colonne menacent à la fois Paris et Orléans. Votre Altesse Impériale saisira, par cet exposé rapide, toute l'importance des dispositions que son arrivée permettra de faire, et qu'elle sera immédiatement appelée à seconder. Je m'estimerai donc très-heureux d'avoir à transmettre à l'Empereur la nouvelle de son approche sur la frontière de France, et j'espère que cet événement sera pour l'armée d'Italie, comme pour les autres, le signal de nouveaux et de plus grands succès. »
En Italie, d’autres voix se faisaient entendre, Ainsi, le 9, le jour où Clarke écrivait sa première lettre, Fouché confiait à Eugène son espoir d’un retournement de Murat à sa cause et d’un partage de l’Italie entre eux…
Le 16 février, Eugène reçut la lettre du 9. Il y répondit en ces termes :
« Monsieur le duc de Feltre, je reçois à l'instant même votre lettre du 9 de ce mois, dans laquelle vous me faites part des instructions de Sa Majesté à l'égard de l'armée sous mes ordres, dès que le roi de Naples se sera déclaré contre la France. Vos instructions sont entièrement conformes à celles que l'Empereur m'a adressées, il y a environ quinze jours, par une lettre chiffrée. J'agirai ponctuellement en ce sens.
Jusqu'à présent, les Napolitains ne peuvent entrer en opérations, parce que, bien que le roi ait fait un traité avec l'ennemi, il en attend la ratification, et j'ai pris toutes mes mesures pour être prévenu à temps.
Ainsi donc mon mouvement rétrograde, qui n'est d'ailleurs que conditionnel, sera le plus lent possible, à moins que la présence de mon armée, étant jugée nécessaire en France, vous me fassiez parvenir l'ordre positif de m'y porter. »
Murat s’était pourtant bien déclaré… La lettre d’Eugène du 17 février était un écho de celle qu’il avait écrite le 29 janvier.
Vint ensuite, le lendemain 18, la lettre de sa mère. Eugène répondit immédiatement à Napoléon :
« Sire, une lettre que je reçois de l'impératrice Joséphine m'apprend que Votre Majesté me reproche de n'avoir pas mis assez d'empressement à exécuter l'ordre qu'elle m'a donné par sa lettre en chiffres, et qu'elle m'a fait réitérer le 9 de ce mois par le duc de Feltre.
Votre Majesté a semblé croire aussi que j'ai besoin d'être excité à me rapprocher de la France dans les circonstances actuelles, par d'autres motifs que mon dévouement pour sa personne et mon amour pour ma patrie.
Que Votre Majesté me le pardonne, mais je dois lui dire que je n'ai mérité ni ses reproches ni le peu de confiance qu'elle montre dans des sentiments qui seront toujours les plus puissants mobiles de toutes mes actions.
L'ordre de Votre Majesté portait expressément que, dans le cas où le roi de Naples déclarerait la guerre à la France, je devais me retirer sur les Alpes. Cet ordre n'était que conditionnel; j'aurais été coupable si je l'eusse exécuté avant que la condition qui devait en motiver l'exécution eût été remplie. Mais, cependant, je me suis mis aussitôt, par mon mouvement rétrograde sur le Mincio et en m'échelonnant sur Plaisance, en mesure d'exécuter la retraite que Votre Majesté me prescrivait, aussitôt que le roi de Naples, sortant de son indécision, se serait enfin formellement déclaré contre nous. Jusqu'à présent ses troupes n'ont commis aucune hostilité contre celles de Votre Majesté; le roi s'est toujours refusé à coopérer activement au mouvement des Autrichiens, et, il y a deux jours encore, il m'a fait dire que son intention n'était point d'agir contre Votre Majesté, et il m'a donné en même temps à entendre qu'il ne faudrait qu'une circonstance heureuse pour qu'il se déclarât en faveur des drapeaux sous lesquels il a toujours combattu. Votre Majesté voit donc clairement qu'il ne m'a point été permis de croire que le moment d'exécuter son ordre conditionnel fût arrivé.
Mais si Votre Majesté veut supposer un instant que j'eusse interprété ses ordres de manière à me retirer aussitôt que je les aurais reçus, qu'en serait-il résulté?
J'ai une armée de 36 000 hommes, dont 24 000 Français et 12 000 Italiens. Mais de ces 24 000 Français, plus de la moitié sont nés dans les États de Rome et de Gênes, en Toscane et dans le Piémont, et aucun d'eux assurément n'aurait repassé les Alpes. Les hommes qui appartiennent aux départements du Léman et du mont Blanc, qui commencent déjà à déserter, auraient bientôt suivi cet exemple des Italiens, et je me serais trouvé dans les défilés du mont Cenis ou de Fenestrelle, comme je m'y trouverai aussitôt que Votre Majesté m'en aura donné l'ordre positif, avec 10 000 hommes à peine, et attirant à ma suite sur la France 70 000 Autrichiens, et l'armée napolitaine qui alors, privée de la présence de l'armée française qui lui sert encore plus d'appui que de frein, eût été forcée aussitôt d'agir offensivement contre nous. Il est d'ailleurs impossible de douter que l'évacuation entière de l'Italie aurait jeté dans les rangs des ennemis de Votre Majesté un grand nombre de soldats qui sont aujourd'hui ses sujets.
Je suis donc convaincu que le mouvement de retraite prescrit par Votre Majesté aurait été très funeste à ses armes, et qu'il est fort heureux que, jusqu'à présent, je n'aie pas dû l'opérer.
Mais si l'intention de Votre Majesté était que je dusse le plus promptement possible rentrer en France avec ce que j'aurais pu conserver de son armée, que n'a-t-elle daigné me l'ordonner ? Elle doit en être bien persuadée, ses moindres désirs seront toujours des lois suprêmes pour moi; mais Votre Majesté m'a appris que dans le métier des armes il n'est pas permis de deviner les intentions, et qu'on doit se borner à exécuter les ordres.
Quoi qu'il en soit, il est impossible que de pareils doutes soient nés dans le cœur de Votre Majesté. Un dévouement aussi parfait que le mien doit avoir excité la jalousie; puisse-t-elle ne point parvenir à altérer les bontés de Votre Majesté pour moi, elles seront toujours ma plus chère récompense. Le but de toute ma vie sera de la justifier, et je ne cesserai jamais de mettre mon bonheur à vous prouver mon attachement, et ma gloire à vous servir. »
De même, il écrivit à sa mère :
« Ma bonne mère, à mon retour d'une petite expédition que j'ai faite sur Salo, où j'ai battu l'ennemi, je trouve ta lettre du 9 février; elle m'a confondu ! J'en ai écrit à l'Empereur et je t'envoie, avec celle-ci, copie de ma lettre. Je joins aussi les copies de celle que j'ai reçue avant hier du duc de Feltre, et ma réponse.
Je ne croyais pas être arrivé jusqu'à ce moment pour avoir besoin de donner à l'Empereur des preuves de ma fidélité et de mon dévouement! Je ne puis, dans tout cela, voir qu'une chose : c'est que j'ai des ennemis, et qu'ils sont jaloux de la manière, j'ose dire honorable, dont je me suis tiré des circonstances les plus difficiles. A cela, je répondrai par le témoignage de la vérité. La voici tout entière :« Depuis plus de trois mois que je suis resté sans direction ni instruction de l'Empereur, je n'ai reçu de lui, vers le 1er février, qu'une lettre chiffrée, qui me disait que, dans le cas où leroi de Naples déclarerait la guerre à la France, je devais me retirer sur les Alpes. Cet ordre était donc conditionnel, et semblait me dire : « Alors vous ne pourrez plus tenir en Italie; alors il faut couvrir les débouchés de la France, etc. »
Mais je m'étais mis en relation directe avec le roi; je lui envoyai chaque jour, depuis son arrivée à Bologne, un officier qui lui faisait envisager la paix comme prochaine, qui lui confiait l'indignation que l'armée éprouvait, qui lui soutenait qu'il serait à jamais perdu dans l'histoire s'il trempait ses mains dans le sang français; enfin, qu'il était bien évident que l'ennemi se jouait de lui.
Tout cela a produit pour moi l'effet désiré, puisque le roi a arrêté le mouvement de ses troupes, m'a promis de m'avertir avant de m'attaquer, etc. Malgré toutes ses belles promesses, je n'ai pas voulu trop m'y fier, et pour me mettre plus en mesure, j'ai quitté la ligne formidable de l'Adige pour prendre celle du Mincio, beaucoup moins bonne, mais plus en arrière. L'ennemi ayant marché sur moi avec trop de confiance, je l'ai attaqué, et j'ai eu le bonheur de le battre le 8 de ce mois.
Pendant tout ce temps, le roi est resté à Bologne.
Il m'était donc permis d'espérer que la paix me trouverait encore guerroyant en Italie, et faisant tête à deux ennemis, très supérieurs en nombre, il est vrai, mais que la politique empêcherait de marcher d'accord. Et, enfin, je me réservai toujours ma retraite sur Alexandrie et les Alpes, en exécution de mes instructions.
Pourquoi donc aujourd'hui Sa Majesté semble-t-elle se plaindre de moi?
Est-ce parce qu'elle aurait besoin de mon armée?
Mais alors, je demanderai tout simplement: Pourquoi l'Empereur ne m'a-t-il pas écrit deux mots positifs : « J'ai besoin de vous; venez sans perdre de temps en France. » Il aurait vu si mon cœur ne répétait pas, d'accord avec le sien: « La France avant tout! »
Pourquoi ne m'a-t-il pas fait l'honneur de m'envoyer un de ses officiers, s'il n'a pas voulu risquer une lettre?
Non, je le répète, je n'ai reçu d'autres ordres que ceux cités plus haut, et je le demande à toute la terre, veulent-ils dire autre chose que : « Quand le roi de Naples se sera déclaré contre nous, vous n'aurez rien de mieux à faire que de vous retirer sur les Alpes? »
Certes, je ne prétends pas me plaindre de l'Empereur, et je ne choisirais pas d'ailleurs d'aussi douloureuses circonstances. Mais, quand on se voit attaqué, il est permis de se défendre. Ce que je puis te jurer, ma bonne mère, c'est que dans la conduite de ton fils, quoi qu'on puisse dire, il n'y aura jamais le moindre louche. Si tu veux bien jeter les yeux sur ma lettre à l’Empereur, tu verras les raisons qui m'ont porté à agir comme je l'ai fait. Ces raisons sont excellentes; j'en appelle à tous les militaires et à tout ce qui a le sens commun. Elles doivent céder et céderont au premier ordre positif que je recevrai. Mais j'aurai la bonhomie de croire, jusqu'alors, que j'aurai rendu quelque service à la France et à l'Empereur, en empêchant une armée de soixante-dix mille hommes d'entrer et d'envahir encore de nouvelles provinces de notre belle et malheureuse patrie.
Le 22 février, Eugène répondait à la deuxième lettre de Clarke, celle du 17 :
« Monsieur le duc de Feltre, j'ai reçu par l'estafette du 15 le triplicata de votre lettre du 17, contenant le renouvellement des ordres que l'Empereur m'avait donnés à la fin de janvier, pour l'évacuation conditionnelle de l'Italie. Je me réfère à la réponse que je vous ai faite et à la communication que je vous ai donnée de ma lettre à Sa Majesté. J'ai de plus à ajouter aujourd'hui que non-seulement le roi de Naples ne paraît pas disposé à se mettre en état d'agression contre nous; mais qu'après avoir paru un instant à Reggio, il vient de retourner à Modène. Un de ses régiments a même eu l'ordre de rebrousser de Reggio sur Modène: cette contre marche n'est rien moins qu'hostile. Je me suis mis en communication avec le roi; je lui dépêche, sous divers prétextes, le plus d'officiers que je peux; tous me rapportent que son intention ne serait d'agir offensivement contre les troupes que je commande qu'autant qu'il pourrait, ou pour parler plus exactement, qu'il serait forcé d'entrer en communauté d'opérations avec les Autrichiens, dont les démonstrations actuelles n'offrent, depuis la bataille du Mincio et les petits succès qui l'ont suivie sur ma gauche, rien qui paraisse devoir m'inquiéter beaucoup pour le moment. L'indécision dans laquelle le roi de Naples n'a point cessé de flotter me porte à penser que les triomphes de l'Empereur achèveraient de le replacer dans notre système: d'autant qu'il est loin d'avoir à se louer de s'être ainsi jeté dans les bras des Autrichiens.
Aussi longtemps donc que toutes les opérations du roi vers le Pô se réduiront à des allées et venues, je pense que je pourrai attendre tranquillement ici le résultat des heureux événements qui se développent de vos côtés, et ménager ainsi à l'Empereur les avantages attachés pour lui à la conservation de l'Italie. »
En France, de Nangis, quatre jours plus tôt, Napoléon, victorieux, avait finalement changé ses ordres (pourtant renouvelés la veille par Clarke) :
« Mon Fils, j'ai reçu votre lettre du 9 février. J'ai vu avec plaisir les avantages que vous avez obtenus. S'ils avaient été un peu plus décisifs, et que l'ennemi se fût plus compromis, nous aurions pu garder l'Italie. Tascher vous fera connaître la situation des choses‘. J'ai détruit l'armée de Silésie, composée de Russes et de Prussiens. J'ai commencé hier à battre Schwarzenberg.
[…]
Il est donc possible, si la fortune continue à nous servir, que l'ennemi soit rejeté en grand désordre hors de nos frontières, et que nous puissions alors conserver l'Italie. Dans cette supposition, le roi de Naples changerait probablement de parti. »
Le rapport de Tascher était sans équivoque :
« Tu diras à Eugène que je lui donne ordre de garder l'Italie le plus longtemps qu'il pourra et de s’y défendre; qu'il ne s'occupe pas de l'armée napolitaine, composée de mauvais soldats, et du roi de Naples, qui est un fou, un ingrat; en cas qu'il soit obligé de céder du terrain, de ne laisser dans les places fortes qu'il sera obligé d'abandonner que juste le nombre de soldats italiens nécessaire pour en faire le service; de ne perdre du terrain que pied à pied, en le défendant; et qu'enfin, s'il était serré de trop près, de réunir tous ses moyens, de se retirer sous les murs de Milan, d'y livrer bataille; s'il est vaincu, d'opérer sa retraite sur les Alpes comme il pourra, de ne céder le terrain qu'à la dernière extrémité.
Dis à Eugène que je suis content de lui; qu'il témoigne ma satisfaction il l'armée d'Italie. »
Les tergiversations (peut-être intéressées, mais bel et bien en contradiction avec les ordres des 17 janvier, des 9 et 17 février) d’Eugène sont finalement lavées par la lettre impériale du 9 février.
Le 16 avril, Napoléon, confiait à Joséphine :
« Ils m'ont tous trahi, oui, tous ; j'excepte de ce nombre ce bon Eugène , si digne de vous et de moi. »